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CHAPITRE 4 : DES REPRÉSENTATIONS JOURNALISTIQUES

4.2 Les dimensions transversales de la pratique

Les épreuves de reconnaissances se situent comme point de départ à la professionnalisation. Ces processus de sélections sont nombreux et facilement repérables dans les portraits. On pourrait même dire que lors d’une première lecture cette abondance nous saute aux yeux. Dans la linéarité du discours, c’est le premier élément qui entame les discours. Tout se passe comme si les journalistes nous affirmaient avec vigueur la légitimité de nous parler de tel musicien plutôt qu’un autre. Ces marqueurs textuels sont nombreux : réception d’une œuvre, concours, prix remportés, emplois prestigieux, collaborations, fréquentation d’une école prestigieuse, rayonnement à l’internationale, durée de la carrière, statut de pionnière, précocité, projets impliqués, virtuosité, etc. Pour ne citer qu’on passage, voici un exemple.

Sa carrière prend son envol au début des années 1980 et sera jalonnée d’expériences aussi différentes que nourrissantes : le big band de Vic Vogel, le quatuor de saxophones du Québec, l’ensemble de musique contemporaine Quasar, des tournées avec le Cirque du Soleil au tournant des années 1990, des enregistrements studio avec l’ensemble François Bourassa, le quatuor James Gelfand, le Wild Unit de Michel Cusson, le groupe d’Alain Caron, sans oublier 10 ans à la Petite École du jazz destiné aux enfants durant le Festival international de jazz de Montréal ! – (André Leroux, 54, saxophone, jazz)

Remarquons l’emphase qui est mise sur les personnalités. Elles fonctionnent comme références, et même pourrions-nous suggérer, comme un lexique nécessaire afin que les musiciens s’orientent dans l’univers musical spécialisé dans lequel ils se situent. Rappelons à cet égard, que les destinataires de la revue sont des musiciens et que ces personnalités devraient être connues par ceux-ci. Plusieurs ont souligné cet aspect important des pratiques artistiques, dont Jean-Michel Menger qui parle d’une « économie réputationnelle des artistes » (Menger, 2002).

Si les collaborations peuvent fonctionner comme marqueurs réputationnelles, elles ne s’y réduisent nullement. En fait, il est significatif de souligner que les relations d’emploi sont absentes des portraits29 quand la plupart du reste du contenu de la revue s’y concentre. Peut-

être que ceci peut s’expliquer par la nature des relations d’emploi dans le domaine de la musique. Généralement, lorsqu’on parle des relations entre musiciens nécessaires à la réalisation de projet, on utilise le terme « collaboration », tandis que lorsqu’on parle de relations entre les divers agents ou intervenants du milieu, on parle de « relations d’emploi ». Par ailleurs, le monde musical fonctionne sur le mode du projet, ce qui configure certainement les types de relations qui s’y déroulent. Dans le cadre de la revue, les relations d’emploi telles que définies sont le domaine propre de la Guilde. Ceci permet de différencier les relations entre musiciens qui sont leur domaine en propre. Le mot « collaboration », comme trace empirique peut donc aider à mieux cerner les relations qu’entretiennent les musiciens. Le sens qu’on lui confère est fortement connoté, il fait fréquemment référence au registre de la réciprocité.

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« J’accompagne l’OSM au Mexique, au Festival de Cervantino, au mois d’octobre. Kent Nagano me fait confiance et sait déléguer. C’est la première fois que l’OSM voyage à l’étranger sans son directeur musical. Je suis honoré. Nagano a une grande réputation et sa plus belle qualité, c’est qu’il n’hésite pas à solliciter l’avis des autres, à écouter. Il est à l’affût de ce qui peut améliorer notre entreprise commune. […]. » - (Jean-François Rivest, 61, violon, classique)

À d’autres moments, la collaboration est décrite par le plaisir de se retrouver entre amis. Fin septembre 2011, c’est avec une formation réduite, le Quatuor Dunnigan, que le violoniste se présentait dans une église de Mirabel pour un enregistrement de disque aux côtés du pianiste Alain Lefèvre, avec lequel il n’est pas à sa première collaboration […]. « C’est pour un album d’airs de Noël, simplement pour quatuor et piano, entre amis. Alain est vraiment un chic type et, avec lui, ç’a connecté tout de suite. Ce disque de Noël, c’est un peu un cadeau qu’il se fait et auquel nous participons avec plaisir. » - (Philippe Dunningan, violon, classique et pop)

L’accentuation de l’étroitesse des liens est prévisible lorsqu’on parle des collaborateurs comme une seconde famille, avec une référence à l’attitude protectrice du parrain, à l’amour et la complicité partagée.

Treize ans plus tard, la musicienne affirme avoir développé une solide complicité et une indéniable amitié avec les membres de l’équipe. Bref, le plaisir est toujours au rendez-vous. « En fait, j’ai de plus en plus de fun. Plus ça avance, plus on se connaît et plus on est tissé serré. L’équipe est devenue comme une famille. On s’aime beaucoup. Je pense pas qu’on puisse avoir une meilleure gig au Québec. Et puis Normand [Bratwaithe] me fait beaucoup rire. Quand tu entre dans son cercle de confiance, il est très protecteur, fidèle et attentionné », soutient la pétillante jeune quarantenaire à la chevelure de feu. – (Marie-Josée Frigon, saxophone, multi style)

Les collaborations rassemblent les musiciens dans une « économie réputationnelle » où le jeu des différenciations est incessant. Cette importance accordée à la singularité se passe à plusieurs niveaux : les personnalités, dans le jeu performatif, les styles musicaux, les groupes, les institutions, les répertoires, les instruments, etc. Pour l’instant, montrons par cet extrait à quel point les musiciens sont amenés à se situer par rapport aux autres afin de se distinguer et ainsi d’affirmer leur singularité.

Dans le domaine de la musique traditionnelle, Le Vent du Nord se démarque par son approche plus européenne. « Le choix de nos instruments, explique Boulerice, ça nous ramène un peu en Nouvelle-France. Beaucoup de groupe de notre genre axent davantage sur le répertoire du 19e siècle, très chanson à

répondre mais, nous, on explore un peu plus loin dans les textures sonores. Avant l’arrivée des irlandais, la manière de jouer était différente et, pour nous, c’est amusant de creuser un peu plus. La musique traditionnelle, c’est quelque chose qui est en mouvement et qui doit être influencé par mille choses : on reste ‘trad’ tout en étant contemporain, mais ça brasse en maudit ! Il y a du rock’n roll dans notre musique, mais sans batterie ! » - (Le Vent du Nord, folklorique)

Une observation, qui pour le moment reste en suspens, concerne le qualificatif de pionnière pour deux musiciennes. Si cet adjectif est accordé au féminin, c’est qu’il est utilisé exclusivement pour des musiciennes, même si ce n’est pas toutes les femmes qui sont ainsi qualifiées. En mettant en parallèle le peu de portrait de femmes depuis 2009 (moins du quart), la question de savoir pourquoi aucun homme n’est qualifié de pionnier pourrait renvoyer aux rapports de genre dans le milieu de la musique où les épreuves que les femmes doivent surmonter semblent plus difficiles que celles des hommes.30

Selon les a priori de départ, il est surprenant de retrouver le thème de l’anonymat dans ces portraits. Si l’on y regarde de plus près, à chaque fois que ce thème survient, on évoque la reconnaissance par les pairs. On oppose donc de façon systématique pairs et public. L’anonymat est décrit en référence exclusive au public puisque le choix de présenter tels musiciens plutôt qu’un autre revient à la situation sociale d’énonciation : les principaux destinataires de la revue sont des musiciens.

Gary Schwartz est à la fois respecté par ses pairs et méconnu du public. – (Gary Schwartz, 67, guitare, jazz)

Elle n’est pas connue de tous les amateurs de musique, mais chez les percussionnistes, particulièrement au Québec, Mireille Marchal est presque une figure mythique. – (Mirelle Marchal, percussions, latin)

30 Notons le récent mouvement Femmes En Musique, initié à l’été 2017, suite à la constatation de la faible représentation des femmes au festival Diapason.

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Néanmoins, se dégage une particularité des relations professionnelles chez les musiciens, où finalement le public semble avoir peu d’importance en comparaison des collaborations, des relations d’emploi ou plus simplement du jeu musical performatif.31 L’extrait suivant

exemplifie bien cette idée par un détournement de la question initiale. Leroux ne répond pas à la question du journaliste. C’est comme si au lieu de « public », il aurait compris les pairs.

Quelle sensation éprouve-t-on une fois sur scène, est-ce difficile de donner toute sa mesure devant un public ? « Parfois tu deviens très concentré, dans ‘la zone’, ailleurs, et d’autres fois tu n’as aucune inhibition, comme si t’étais dans ton salon et que tu racontais une blague. J’éprouve souvent cette sensation avec François [Bourassa]. Il me laisse beaucoup improviser. Mais aussi avec Quasar, comme lorsqu’on joue une texture à la Ligeti, puis qu’on entend une mouche voler. C’est métaphysique ! » - (André Leroux, 54, saxophone, jazz)

Cette observation qui pourrait être porteuse reste néanmoins à mettre entre guillemets, puisqu’il faudrait la situer par rapport aux univers musicaux spécifiques et la croiser avec d’autres situations d’énonciation, dont des entrevues avec des musiciens. On peut donc contraster le jazz expérimental d’André Leroux avec la pratique d’auteurs-compositeurs- interprètes de Pierre Lapointe pour qui le public semble très important.

Dans un tel contexte d’intimité avec l’instrument et avec le public, tombe-t-il souvent sur des instruments qui posent problème ? […] « Je fais des petites salles avec ce spectacle, et ces jours-ci, par exemple, je joue sur un piano prêté par le curé de la paroisse. C’est un bel instrument, sans être un piano de concert. Mais je joue quand même avec le sourire, surtout que c’est pour saluer le public qui me suit depuis 10 ans que j’ai imaginé ces concerts intimes. Et il est là le public, alors je ne vais pas commencer à péter des coches sur les pianos ! » - (Pierre Lapointe, 36, chant et piano, pop)

Cette différence pourrait donc s’expliquer en la situant. Considérant que la singularité des auteurs-compositeurs-interprètes est la condition de leur succès, ils sont des « têtes d’affiche », la réception positive d’un public est conditionnelle à la poursuite du projet et de la carrière.

31 Ceci est non sans rappeler l’expression les « square » des musiciens de danse étudié par Becker (Becker, 1985 : 126-144).

Un autre aspect intriguant dans les portraits fut cette emphase sur le thème de la polyvalence (ex. Le titre du portrait de Saint-Laurent, L’indispensable polyvalence !). L’intérêt est très fort pour les journalistes. Le nombre de synonymes, d’expressions ou de figures de style font état d’une imposante polysémie : alterner les couvre-chefs, touche-à-tout de génie, éclatement stylistique, impénitent défricheur, éventail d’intérêts éclaté, sonorités éclectiques, expérience diversifiée, palette de style extrêmement variée, ne connaît pas de frontière, multiples projets musicaux hors norme, varier les textures, horizons sans bornes, etc. Ces qualificatifs concernent plusieurs dimensions de la pratique musicale en même temps : styles, répertoire, lieux, projets, fonctions, etc. Cette emphase quasi centrale et cette polysémie font qu’il est difficile de cerner ce qu’on veut signifier à travers le thème de la polyvalence.

On décrit d’abord ce thème comme une aptitude ou une compétence enviable lié au travail. On signifie dans ces occasions qu’il s’agit d’une nécessité due au « marché de l’emploi » : « la réalité aujourd’hui c’est qu’il faut être polyvalent […] » (Nicolas Bédard, basse, jazz).

La division du travail n’est ici pas conçue dans la symbolique industrielle où un individu remplit une fonction spécifique, mais comme des individus multiples remplissant de multiples tâches spécialisées. Cette aptitude à la polyvalence est relative à un mode d’engagement contractuel ou par projets, c’est-à-dire ponctuelle et incertaine, sauf peut-être pour les salariés des grands orchestres ou des grands ensembles.

À y voir de plus près, cette relative centralité du thème est plutôt due à la relation textuelle de communication. En tant que médiateurs, les journalistes tentent de rendre compte d’un monde dont ils ne participent qu’en qualité d’intervenants. Ils n’arrivent pas à expliciter certaines caractéristiques de ce monde et cette opacité transparait dans la forme morphosyntaxique où l’emphase par l’utilisation de synonymes, expressions et figures de style sur le thème de la polyvalence est significative. Ce qui mène à penser que les marqueurs linguistiques font état d’une qualité relationnelle des univers musicaux. Les journalistes semblent impressionnées par le nombre et la variété des modalités combinatoires entre les différentes dimensions de la pratique musicale.

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Dans d’autres passages, la polyvalence agit comme une singularité ou comme facteur de différenciation.

Mais ce qui distingue notre homme du reste de la faune jazz expérimental montréalaise c’est sa feuille de route marquée par la polyvalence. Quatre décennies de soul, de funk, de blues et même de musique pop dans des groupes aussi éphémères que l’air du temps. – (Gary Schwartz, 67, guitare, jazz)

Ainsi, la polyvalence ne se limite pas à une aptitude enviable. Elle participe à la singularité des musiciens relative aux modalités combinatoires possibles entre les différentes dimensions de la pratique musicale. Qui plus est, ce n’est pas seulement les journalistes qui présentent les musiciens de cette façon. Dans les citations des personnalités, on constate qu’elles revendiquent ce type de singularité en tant que trait identitaire.

« Je peux dire que je suis le seul qui ait occupé les cinq chaises [de solistes] en concert avec lui. » - (André Leroux, 54, saxophone, jazz)

« Je ne veux pas m’enfermer dans une case, et je n’aime pas les étiquettes… » - (Guillaume Saint-Laurent, piano, multi style)

« Je n’appartenais à aucune chapelle. » - (Rémy Malo, 46, basse, multi style) « Je suis à 62 ans, le produit de toutes ces influences. » - (Gary Schwartz, 67, guitare, jazz)

« Ces gens-là [le public à l’étranger] ont découvert La Bottine Souriante dans les années 1980, faut pas l’oublier. Il y a même des admirateurs qui font traduire nos chansons et apprennent suffisamment le français pour comprendre ce qu’on dit et viennent nous voir après les spectacles. C’est très impressionnant. Même chose pour les italiens. Pour eux, on est aussi exotiques que des Indonésiens. Au début d’avril, on va en Espagne. Notre côté latin aide beaucoup aussi. Dans les pays scandinaves qu’on visite, c’est notre côté nordique qui crée des liens. Nous sommes pluriels. » - (Le Vent du Nord32,

folklore)

La singularité musicienne ne se réduit donc pas à une personnalisation, mais semble être revendiquée comme caractère multiple des identités possibles. En d’autres mots, l’identité

32 Remarquons en suivant les travaux de Todorov, qu’il y a un rapport d’altérité ici, qui tiens probablement dans le fait que la singularité est située géographiquement. Le « trad » est plus « exotique » ailleurs, puisque les référents ne sont pas les mêmes.

musicienne est composite, ce qui n’est certainement pas étranger aux modalités combinatoires des pratiques musicales ou à l’intensité des différenciations musicales. Et le seul fait que les musiciens revendiquent ce trait identitaire montre qu’ils n’entendent pas perdre le contrôle de la façon dont ils sont identifiés. Ils s’adressent à des tiers et résistent ainsi au cloisonnement en voulant s’autodéfinir. Ce qui porte à se poser la question de savoir qui est ce tiers ? Ou encore, qui ou quoi voudraient les cloisonner ?