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CHAPITRE 3 : LA MÉTHODOLOGIE

3.1 La réflexivité

On peut se demander pourquoi choisir comme sujet d’étude les musiciens. Bien sûr, on peut penser que le chercheur, lorsqu’il choisit ce sur quoi il travaillera, ne le fait pas par pur désintéressement. Pour ma part, l’intérêt que je porte aux milieux artistiques provient de mes expériences passées. Mon propre parcours ne suit pas une ligne habituellement prescrite.13 J’ai

d’abord eu une vie artistique avant d’étudier le domaine de la sociologie. Du Cégep à l’Université, j’ai étudié pendant huit ans la peinture et la sculpture. Suite à cette scolarité, j’ai entretenu une pratique picturale dans des ateliers collectifs pendant quatre ans. Ces expériences furent tout autant gratifiantes et dérangeantes. Elles m’ont doté d’un réseau d’amitié constitué principalement d’artistes. En quelque sorte, les questionnements de cette recherche font écho à des préoccupations personnelles et partagées. L’univers des arts et des artistes m’apparaît riche de découvertes et de connaissances sur notre monde contemporain, mais il est malheureusement trop souvent enclavé. Il m’a semblé que la sociologie apporte des outils afin d’ouvrir et de partager les connaissances que les arts et les artistes peuvent nous apporter.

13 Ce qui n’a rien d’extraordinaire, dans la mesure où « la singularisation croissante des parcours de vie » normaliserait en quelque sorte l’atypique (Martuccelli, 2009 : 27).

Néanmoins, je n’ai aucune expérience de travail artistique à proprement parler, si ce n’est le récit que m’en ont fait mes proches, puisque les fruits de ma pratique ne sont finalement jamais sortis de l’Atelier ou de l’Université. L’intérêt de cette recherche est donc de dépasser ce niveau expérientiel afin de construire des connaissances sociologiques sur le phénomène du travail artistique. Il s’agit d’une opération d’objectivation que les outils conceptuels et méthodologiques de la sociologie permettent.14 Pour paraphraser Nathalie Heinich, il s’agit de

passer « d’un rapport à l’objet » à « un rapport sur l’objet » (Heinich, 1998 : 84).

La raison pour laquelle j’ai choisi comme population d’étude les musiciens et les musiciennes plutôt que les artistes visuels, tien justement à cette volonté de sortir d’un milieu qui m’est trop familier et avec lequel j’entretiens des jugements implicites et des a priori dont il m’est difficile de me défaire. Par contre, je tenais à aborder les arts par une sociologie du travail, dans la mesure où le travail artistique est difficile à saisir de manière frontale puisqu’il est effectivement vécu comme « plutôt inconnu et abstrait » (TFO, 2014 : À propos). Cette opacité, je l’ai ressentie de façon personnelle et je l’observe chez mes confrères artistes qui ont souvent de la difficulté à comprendre la nature des activités artistiques : les frontières du travail artistiques sont floues et l’art s’invite partout et tout le temps sans qu’il soit nécessairement invité. Où commence et quand se termine cet étrange travail ? Comment établir la valeur artistique ? Comment la légitimer ? Quels sont ses points de rupture et ses faiblesses ? A priori, il y a quelque chose de total dans l’art qui ne permet pas de bien le comprendre, d’où ce sentiment de manquer de repère ou de vaquer dans l’obscurité.

Cette implication personnelle dans les milieux artistiques et ce ressenti demandent de clarifier la relation avec les participants de l’étude, la démarche de celle-ci et sa problématisation. La démarche sociologique permet la construction d’une relation « d’étranger ». Les réflexions d’Alvaro Pires au sujet des « digressions sur l’étranger » de Georg Simmel peuvent être ici

14 La problématisation est un processus d’objectivation des éléments empiriques, théoriques et opérationnels : [La] problématique dans le discours scientifique [est un] processus de mise en rapport de la connaissance à l’expérience. Celle-ci procède de plusieurs types d’objets : objet théorique, objet opératoire et objet empirique, qui sont mis en relation et qui génèrent, par leur compatibilité et leur incompatibilité, la problématisation du rapport au réel. (Sabourin, 1997 : 153)

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intéressantes. Pour cet auteur, la posture exemplaire et idéale typique du sociologue se voudrait comme une « combinaison entre proximité et distance » face à son objet d’étude (Pires, 1997 : 63). Il s’agirait pour le chercheur de ne pas être neutre, si neutralité ou même pur désintéressement peut réellement exister. L’étranger de Simmel « est celui qui est arrivé aujourd’hui et qui restera demain » (Ibid. : 61). En ce sens, il partage un point de vue et les préoccupations « de l’intérieur » tout en ayant des points de références « extérieurs » au groupe et une plus grande mobilité pour sortir de celui-ci et y revenir.

Cette réflexion met en évidence qu’un point de vue intérieur pour comprendre l’implicite d’un milieu peut servir l’apprenti sociologue, mais qu’il est aussi nécessaire d’entretenir un point de vue extérieur afin de parvenir à expliciter cet implicite. Elle souligne aussi l’impossible parfaite neutralité et les bienfaits de la subjectivité lorsqu’elle est balisée théoriquement. Ce qui fait écho à l’expression de notre professeur Paul Sabourin, qui nous martelait dans le cours d’épistémologie que « beaucoup d’abstractions nous rapprochent de la réalité, peu nous en éloigne ». Enfin, au terme de cette note réflexive, je suggère que mon affinité avertie, puisque consciente et explicitée, avec le milieu artistique m’a aidé dans ma recherche puisque j’ai pris garde à ne pas ignorer les filtres et les acquis issus de mon expérience. Cette affinité de par ma pratique et mon entourage a fait que mon entrée sur le terrain fut facilitée. Bien entendu, la forme et le milieu artistique ne sont pas le même, mais il y a tout de même des correspondances ou des préoccupations semblables qui relient d’une façon ou d’une autre les différents univers artistiques.