• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 4 : DES REPRÉSENTATIONS JOURNALISTIQUES

4.1 Les trajectoires musiciennes

Aux premiers abords, pour qu’il ait pratique musicale, les musiciens entrent en contact d’une façon ou d’une autre avec la musique : il y a un déclencheur. Les récits présents dans les portraits font état d’une précocité généralisée.27 Deux trajectoires se distinguent pourtant. Une

première prend comme point d’amorce la socialisation secondaire, c’est-à-dire l’école et plus particulièrement les classes de musique au secondaire. On est alors dans un registre vocationnel, où la matérialité de l’instrument est centrale.

Cet entichement s’est révélé en deuxième du secondaire. « Je suis arrivée dans ma classe et il y avait tous ces instruments. Il faillait en choisir un. Pour moi, à ce moment, c’était le saxophone et rien d’autre. C’était comme un appel. À vrai dire, c’était ça ou je quittais le cours simplement. J’étais une élève docile, mais il n’y avait pas d’alternatives », raconte la rouquine, la voix vibrante. – (Marie- Josée Frigon, saxophone, multi)28

Lorsque les premiers contacts ont lieu au sein de la famille la précocité est accentuée. Le registre du hasard ou des circonstances favorables remplacent invariablement la vocation.

« En plus, à l’époque, on demandait souvent aux pianistes de jouer du vibraphone lorsque c’était nécessaire. C’est pour cela que ma mère en avait acheté un qui est ensuite devenu le mien quand j’ai eu 11 ans. C’est comme ça que c’est devenu mon instrument et que je suis entrée en percussions au

27 Sauf dans le cas de Marchal, mais il semble au regard de l’ensemble du corpus que cette exception est anecdotique.

28 Le nom de la personnalité, l’âge (au moment de la parution du portrait), l’instrument et le style principal sont à titre indicatif. La plupart des musiciens pratiquent plusieurs instruments, styles et types d’emplois différents. Ceux indiqués sont les principaux. Pour situer la date de publication de chacun des portraits et les journalistes les ayant écrits, se référer au Tableau II Liste des portraits de la revue Entracte en page 42 du mémoire.

Conservatoire, alors que la plupart de mes collègues jouaient plutôt de la batterie. » - (Marie-Josée Simard, 61, vibraphone, classique)

Dans cet extrait, on devine de manière implicite que la mère de la vibraphoniste était pianiste professionnelle. Cette mise sous silence manifeste quelque chose d’allant de soi qui contraste fortement aux récits vocationnels qui mettent l’emphase sur un « appel ». C’est d’ailleurs la même façon d’énoncer qui revient lorsque les parents des musiciens ne proviennent pas du milieu professionnel.

Élevé à Saint-Léonard puis, adolescent, à Otterburn Park sur la rive sud de Montréal, il a été initié à la musique par son père ingénieur qui, dans ses temps libres, jouait de l’harmonica. « Puis un jour, en écoutant le disque Breakfast in America de Supertramp, raconte-t-il, j’ai découvert le plaisir de l’improvisation libre. » - (André Leroux, 54, saxophone, jazz)

À partir de ce moment, la plupart des musiciens se dirigent vers les études collégiales et poursuivent ensuite vers l’université ou le conservatoire. Seules deux personnalités sont autodidactes, mais il s’agit en quelque sorte de cas limites dans notre corpus. Les études supérieures se mêlent aux expériences professionnelles puisque la plupart ont déjà des contrats professionnels ou des groupes musicaux pendant la scolarité. Elles semblent fonctionner comme un « tremplin ». Les professeurs, comme tous les musiciens présentés d’ailleurs, sont fortement singularisés et peuvent fonctionner comme des modèles motivants, permettant, comme dans le cas de Joao Catalao, la poursuite d’une pratique en phase d’être abandonnée au profit d’une autre carrière.

Né à Brasilia, au Brésil, en 1977, Joao Catalao est d’abord attiré par le violon, dont il apprend le maniement dès l’âge de sept ans. Par la suite, il se tourne vers les claviers et la musique pop. Enfin, à l’adolescence, c’est le rock qui l’appelle et il se dirige alors vers le conservatoire avec l’ambition d’y apprendre à jouer de la batterie. « Il n’y avait pas de place parce que tout le monde voulait jouer de la batterie… Alors on m’a offert la percussion classique, et c’est là que j’ai connu le marimba et le vibraphone. C’était très motivant ! » Au moment où il songe à des études universitaires en chimie, un cours d’été avec le compositeur et percussionniste Ney Rosauro sera déterminant dans son cheminement : « Il a changé ma vie, explique-t-il. En fait, il m’a appris à apprendre. C’est le premier professeur qui a fait ça, et c’est le plus important. » - (Joao Catalao, 47, vibraphone, classique)

65

Dans quelques cas, ces professeurs-modèles peuvent agir comme des parrains et favoriser « l’envol de la carrière », pour reprendre l’expression commune des journalistes. En ce sens, en tant que musiciens réputés, ils participent aux marquages réputationnels des musiciens en devenir. On pourrait même suggérer que cette réputation se partage et que c’est une modalité de la professionnalisation importante.

Le professeur de Philippe Dunnigan était Raymond Dessaints, un touche-à-tout de génie qui a formé des cohortes de violonistes au Conservatoire ou au Camp musical des Laurentides, qu’il a cofondé en 1985. « Il était aussi engagé en permanence par André Perry pour des enregistrements de disque et pouvait participer à deux émissions de télé par jour tout en étant membre de l’Orchestre Symphonique de Montréal. Il a été l’un des premiers du monde classique à apprécier la musique pop, et lorsqu’il a compris que je partageais cet intérêt, il m’a vite emmené en studio avec lui ! » - (Philippe Dunningan, violon, classique et pop)

L’envol peut être provoqué de multiples manières, mais invariablement, il se produit à la suite de marques réputationnelles, c’est-à-dire des épreuves de reconnaissance par les pairs qui transforment le statut des musiciens non plus comme étudiant ou amateur, mais comme professionnel.