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CHAPITRE 2 : LA PERSÉVÉRANCE MUSICIENNE

2.1 L’épreuve comme opérateur analytique

Dans le sens commun, l’épreuve renvoie à au moins trois usages différents. On entend par « surmonter une épreuve » une difficulté que l’on doit traverser à certaines étapes de la vie dont leur issue influencera telle carrière ou telle destinée. Une compétition sportive ou des examens scolaires sont des épreuves de sélection qui désigneront des perdants et des gagnants par le concours des forces qui éprouvera les qualités de chacun. Certaines épreuves permettent aussi de mesurer la valeur d’un objet (« à l’épreuve du feu ») ou d’une personne (« être mis à l’épreuve »). Dans ces premiers usages sociaux du terme, on reconnait déjà une distinction entre l’affrontement personnel de l’épreuve, ses effets sur les trajectoires individuelles ou collectives, et la construction sociale de l’épreuve comme un processus de sélection auquel tous le membre d’un collectif sont soumis, mais répondent de façon diverse (ex. la scolarité).

Une notion problématisée

Cette première définition de l’épreuve est néanmoins insuffisante afin de construire un opérateur analytique. On retrace la notion d’épreuve conceptualisée sociologiquement principalement chez cinq auteurs. Latour la conçoit comme « un rapport de force » dans Les microbes guerre et paix (Singly et Martuccelli, 2012 : 76). Luc Boltanski et Laurent Thévenot conçoivent la notion comme « un rapport de justice » dans De la justification : les économies de la grandeur (Idem.). Les épreuves de grandeurs fonctionnent dans le troisième usage social du terme. Elles permettent de légitimer les positions sociales (Juhem, 1994 : 85) en éprouvant la valeur et la conception de la justice de tels acteur, objet ou dispositif en renvoyant à une des six cités (Moulin, 2016 : 70). Ces épreuves son tributaire de la critique et de la justification dans la mesure où elles mettent en jeu « la capacité de chacun à évaluer une situation » (Bédard, 2014 : 231). Danilo Martuccelli critique d’ailleurs l’utilisation de l’épreuve par les deux auteurs de De la justification, dans la mesure où la notion est « subordonnée intellectuellement » au projet d’étude de la critique et de modélisation théorique de la justice.

Elle est davantage rapportée aux institutions et aux politiques ce qui ne laisse peu ou pas de place aux dimensions existentielles et leur manifestation intime (Martuccelli, 2006a : 16-17). De son côté, François Dubet conceptualise une seule épreuve transversale et omniprésente qui renvoie aux ruptures et clivages constitutifs de l’expérience de la modernité et se manifeste dans la désagrégation de l’idée de société. Dans Sociologie de l’expérience, il identifie trois logiques d’actions sociales qui étaient alors constitutives de l’ensemble social qu’était la société française : l’intégration assurait la communauté, les intérêts stratégiques celle du marché et la subjectivation la culture et la critique (Dubet, 1994). Or, il affirme que ces trois logiques se sont séparées et que l’expérience sociale se définit comme étant le processus par lequel les personnes les combinent ou tentent de les concilier « en fonction de situations définies comme autant d’épreuves leur permettant de construire, plus ou moins aisément, une identité et une action maîtrisée » (Dubet, 2005 : 496). L’épreuve ultime serait alors d’arriver à se construire une expérience sociale limpide et cohérente permettant de se définir et de s’affirmer en tant que sujet (Singly et Martuccelli, 2012 : 76-79).

La place de la notion d’épreuve chez ces auteurs est secondaire puisqu’elle vient soutenir une conceptualisation théorique plus vaste. Les recherches du sociologue Danilo Martuccelli mettent davantage à l’avant-plan la notion d’épreuve en l’introduisant comme opérateur analytique central, principalement dans l’ouvrage Forgé par l’épreuve, une enquête sur l’individu dans la France contemporaine. Cet auteur accorde la paternité de la construction théorique du social par laquelle il opérationnalise la notion à Charles Wright Mills dans The sociological imagination (Martuccelli, 2006a : 9).

Perhaps the most fruitful distinction with which the sociological imagination works is between ‘the personal troubles of milieu’ and ‘the public issues of social structure’. This distinction is an essential tool of the sociological imagination and feature of all classic work in social science (Mills, 1959 : 8).

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Les deux niveaux d’analyse sont traduits par « les ‘épreuves personnelles de milieu’ » et « les ‘enjeux collectifs de structure sociale’ » (Mills, 1983 : 10). La traduction de « troubles »7 par

« épreuve » pourrait être jugée plus ou moins exacte dans la mesure où ce mot pourrait tout autant signifier d’inquiétants problèmes personnels, ce qui renverrait par analogie au premier usage du sens commun de l’épreuve. Néanmoins, au-delà des usages sociaux du terme, c’est l’idée d’interaction réciproque entre l’individu et la structure dans une perspective montante qui fonde cette conception de l’individu et du social.8 Martuccelli la renforce et l’explicite : la

structure ne conditionne pas unilatéralement les personnalités, mais elles sont façonnées par celles-ci (notamment par les institutions sociales comme la famille, l’école ou le travail). C’est dans cette optique qu’il qualifie les mondes sociaux modernes comme étant élastique : « la vie sociale est, sur tous les plans, simultanément habilitante et contraignante » (Martuccelli, 2006b : 28).

L’opération scientifique consiste alors à prendre comme unité d’analyse l’individu, son ressenti et son expérience, à partir duquel on peut dégager les contingences des structures sociales, leur effet, mais aussi la réactivité des individus. Cette perspective sociologique montante s’oppose à celle de la position sociale (Martuccelli, 2006a : 14 ; Singly et Martuccelli, 2012 : chap. 1) qui peut être synthétisée par la notion de personnage social.

Chaque individu occupe une position, et cette position fait de lui un exemplaire à la fois unique et typique des différentes couches sociales. Il se trouve immergé dans des espaces sociaux qui « génèrent», à travers un ensemble de forces sociales, ses conduites et expériences au travers de la logique de systèmes (Parson, 1951), de champs (Bourdieu, 1979) ou de configurations (Élias, 1991) » (Martuccelli, 2009 : 16).

Martuccelli revendique ensuite une sociologie de l’individu, c’est-à-dire qui fait de l’individu son unité d’analyse centrale. Le sociologue identifie trois principales stratégies de recherche

7 Le cinquième sens y étant accordé : « [worries] (also toubles [plurial]) worries, problems in your life wich you are worries about. He poured out all his troubles to me (= told me all about his problems) » (Longman dictionary, 2009 : 1890).

8 Mills ne pousse pas aussi loin la notion. Son utilisation est plutôt épistémologique au sens où il relève l'importance et la valeur scientifique de l'expérience individuelle afin de s'opposer à l'école fonctionnaliste ou aux méthodologismes quantitatifs a stricto sensu.

de l’individu s’inscrivant dans l’horizon sociologique. La socialisation entend rendre compte des dispositions ou incorporations individuelles telles que représentées notamment par Jean- Claude Kaufmann et Bernard Lahire. La subjectivation s’intéresse aux dynamiques de domination entre assujettissement et émancipation dont Dominique Memmi et Alain Ehrenberg sont des figures phares. La stratégie dans laquelle s’ancre la notion d’épreuve est l’individuation qui consiste à cerner la fabrication structurelle des individus en dégageant le différentiel des modes de réactivités face à différents enjeux (Martuccelli, 2005).

Ailleurs, on classifie ces différentes stratégies sous deux grandes démarches analytiques : « les processus multiformes d’incorporation du social […] et autrement le travail sur soi de l’individu » (Singly et Martuccelli, 2012 : 55). La première regroupe les stratégies de la socialisation et de la subjectivation, tandis que la seconde se rapporte à celle de l’individuation. Celle-ci peut être aussi traduite par l’étude du travail individuel sur soi dont deux approches diffèrent : la fabrique des épreuves se distingue de la construction identitaire à travers le regard d’autrui. Cette deuxième approche de l’individuation est notamment représentée par le travail de François de Singly ayant étudié la construction de ces processus identitaires avec les relations amoureuses et familiales (Singly, 1996).

L’individuation est tributaire d’une perspective historique qui s’accorde aux diagnostics de seconde modernité de Ulrich Beck ou d’une modernité avancé Anthony Giddens (Singly et Martuccelli, 2012 : 53). Plus précisément, Martuccelli postule la formation d’une « singularité sociétale » qui consiste en un processus généralisé « de singularisation à l’œuvre au niveau des structures économiques, de l’organisation politique ou du droit, sur le plan des relations aux autres ou à l’histoire, des aspirations personnelles ou des contraintes urbaines » (Martuccelli, 2006a : 429). Cette expérience moderne, qui n’est pas sans rappeler la conception de l’épreuve de François Dubet, s’appuie notamment sur trois constats. On observe d’abord une disjonction entre les places sociales et les trajectoires effectives des individus. En d’autres mots, l’ordre social ne détermine pas les individus, mais ceux-ci sont fabriqués de diverses façons par divers états sociaux. Ce qui mène au constat que les trajectoires et les différentes intelligibilités sociales qui en rendent compte se multiplient et se singularisent. Ensuite, les ordres moraux transcendants se sont progressivement dissouts (par exemple, Dieux, classes, Société, Race,

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Nation, Droit de l’homme). Le référent social central s’est retranché sur l’individu comme unité de compréhension et de construction de soi. Enfin, la constitution d’un « sentiment d’indifférence » qui renvoit à une « sécurité ontologique » construite dans un rapport au monde dépourvu de prise permet un resserrement supplémentaire sur l’individu comme unité référentiel (Ibid. : 430-435).

La définition opératoire

Voici l’horizon épistémologique, sociologique et théorique dans lequel situe et se construit la notion d’épreuve. Afin de mobiliser cette dernière dans toute sa force heuristique, il convient maintenant de la définir plus finement à partir du cadre conceptuel proposé par Danilo Martuccelli.9 Les épreuves se définissent par quatre dimensions : elles « sont des défis

historiques [4], socialement produits [1], inégalement distribués [3], que les individus sont contraints d’affronter [2] » (Ibid. : 12).

[1] Les épreuves sont « socialement produit[e]s ». Elles relèvent de tensions et d’ambivalences irréductibles entre l’individu et le monde qui s’élabore dans un processus de singularisation. C’est pourquoi une dialectique entre deux niveaux d’analyse est nécessaire. Il s’agit de contrôler le différentiel des réactivités personnelles des épreuves dans l’expérience individuelle, en le rapportant au niveau des phénomènes sociaux à proprement parler. Dans cette optique, l’épreuve est un opérateur analytique qui permet de dégager une macrosociologie par un regard synchronique à partir d’observations microsociologiques qui s’élabore dans une diachronie biographique. La notion permet d’opérer une dialectique d’échelle des unités d’analyses entre l’expérience individuelle et la position des acteurs dans une relation soi-monde. En ce sens, l’épreuve ne se limite pas à une temporalité linéaire qui concevrait par exemple la persévérance comme l’aptitude à passer au travers une série d’épreuves ponctuées dans des étapes de la vie (Singly et Martuccelli, 2012 : 80). Cette volonté de comprendre comment les individus sont façonnés socialement et leur réactivité

9 Cette définition détaillée se réfère à trois documents : Singly et Martuccelli, 2012 : 79 à 82 ; Martuccelli, 2009 : 23-25 et Martuccelli, 2006a : introduction.

pourrait permettre ultimement d’insérer les singularités dans un espace de « résonance interindividuel » et ainsi développer une retombée de l’étude (Martuccelli, 2006a : 19 et 448). [2] Les épreuves affectent les personnes d’un point de vue émotionnel ou sentimental puisqu’ils sont « contraints [de les] affronter ». Les individus se mesurent à des épreuves et cet exercice affecte profondément leur ressenti personnel dans une relation soi-soi. Cette dimension peut potentiellement glisser vers une psychologisation, ce qui doit conséquemment mener à aborder les expériences en étroite relation avec le ou les phénomènes sociaux étudiés. Le ressenti est particulièrement significatif dans la mesure où cette dimension psychologique peut amener les personnes à imputer la faute d’un échec ou d’une réussite aux seules responsabilités personnelles, ce qui rend potentiellement plus opaques les ressorts de la vie sociale. Un deuxième potentiel de transformation social de la notion peut ainsi découler de cette dimension. (Ibid. : 435).

[3] Les épreuves sont « inégalement distribuées » ce qui leur donne un rôle opérant de sélection sociale. Elles portent les personnes à s’adapter aux contraintes des situations sociales dans lesquelles ils interagissent. Il s’agit de comprendre non seulement l’effet d’une contingence, par exemple le jeu différentiel des ressources, mais aussi ses multiples réactivités. Si les individus peuvent subir certaines épreuves, ils réagissent en adoptant diverses stratégies, construisant des arrangements ou évaluant les possibles compromis. De plus, la disjonction entre les places sociales et les trajectoires rend d’autant plus pertinente l’importance de dégager dans les analyses la diversité de ces réactivités.

[4] L’expérience individuelle associée aux épreuves désigne des « défis historiques » propres à telles période historique ou espace-temps que cible l’objet d’étude. Il s’agit d’enjeux qui se traduisent dans un système d’épreuves-types que le chercheur doit définir, limiter et cibler dans ses analyses à des fins heuristiques puisque la démarche scientifique est constitutive d’opération de réduction.10 Dans Forgé par l’épreuve où l’objectif était de cerner le processus

10 Houle définit l’opération de réduction ainsi : « le découpage provisoire qui est opéré dans une expérience vécue et donnant lieu à une connaissance par exclusion de toutes les caractéristiques non pertinentes en regard d’un objet de recherche » (Houle, 1987 : 8)

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d’individuation dans la France contemporaine, Danilo Martuccelli réduit son objet d’étude dans une perspective institutionnelle et des liens sociaux. D’une part, il cerne les grandes institutions françaises identifiées comme des domaines : école, travail, ville et famille. D’autre part, les dimensions du lien social en soi : rapport à l’histoire, aux collectifs, aux autres et à soi-même. Chacun de ces domaines et dimensions se structurent par une épreuve-type qui repose sur une tension entre deux principes [1]. L’ensemble de ces épreuves-types forme un système standardisé d’épreuve qui renvoie et structure lui-même dans son ensemble l’expérience de la modernité : un type particulier d’individuation que Danilo Martuccelli identifie comme la singularité sociétale (Martuccelli, 2010 et 2006a : conclusion).