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Du symbole à l’affect : une question de plaisir

Chapitre 3 Du symbolique dans l’activité vidéoludique

3.2 Du symbole à l’affect : une question de plaisir

Au sujet du symbolique justement, André Leroi-Gourhan s’inscrit dans la pensée d’Émile Durkheim

et Marcel Mauss en développant une théorie du symbole situé dans l’affect. Le symbole constituant

ainsi une mise en ordre du monde — qui ne doit être comprise comme la nature même de

l’efficacité symbolique —, mais bien comme « […] justiciable d’une genèse, historique et logique

[…]. Que le symbolisme engage la dimension de l’affect, de l’esthétique, n’implique pas que la

pensée doive se limiter à en décrire la cohérence interne en s’arrêtant au seuil de la genèse et de son

efficience. Cela exige au contraire qu’elle réintègre la dimension de l’affect pour se faire pensée du

sensible, pensée sensible. » (Bidet, 2007) Dans la pensée lacanienne, l’ordre du symbolique —

Lacan parle de matrice symbolique — se manifeste dans la question du stade du miroir :

« L’assomption jubilatoire

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de son image spéculaire par l’êtreinfans

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manifeste la matrice

symbolique, où le Je se précipite en une forme primordiale. »

(Lacan, 1966, p. 94)

Le termejubilatoire qu’utilise Lacan, et qu’il avait déjà consacré à propos du stade du miroir dés

l’introduction du concept dans sa réflexion théorique (1949), renvoie, nous dit Littré, àune joie

expansive et se manifestant par des signes extérieurs. En d’autres termes, l’entrée dans le

symbolique se trouve à la base d’une joie expansive pour l’être infans, c’est-à-dire à la base d’une

source d’un affect particulier

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. De même, Lacan l’explique fort bien, tous les effets du stade du

miroir sur l’être infans — résumés dans la question de lagestalt — tendent à mettre fin au vécu d’un

corps morcelé devenu dès lors unifié et à résoudre l’angoisse qui l’accompagne. A contrario, mais

toujours dans le registre de l’affect, il parle du stade du miroir comme d’un drame pour l’individu

(Lacan, 1949). L’affect est alors au cœur de la question du symbolique. Mais Leroi-Gourhan va plus

loin que Lacan en faisant participer l’affect à la genèse du symbolisme. Dans sa communication au

congrès de Zürich, Lacan dit finalement peu de choses sur le pourquoi du stade du miroir ; sur ce

pour quoi le petit d’homme se trouve amené à éprouver cette expérience spéculaire singulière ? La

réponse nous semble pouvoir être apportée par la psychopathologie. « Pour le schizophrène, tout le

symbolique est réel. » (Lacan, 1966, p. 392). Lacan a introduit la notion de forclusion,Verwerfung

une abolition symbolique (Lacan, 1966, p. 386) — à propos de la psychose.

130 En italique dans le texte.

131 En italique dans le texte.

132 Françoise Dolto réfutera l’idée d’une jubilation devant le miroir et parlera de castration symbolique passant par

l’image inconsciente du corps. Si Lacan et Dolto semblent avoir des positions opposées, il n’en reste pas moins nous

semble-t-il que la question de l’affect reste convoquée dans les deux visions.

L a forclusion en jeu est celle du Nom-du-Père, ce dernier servant de support à la fonction

symbolique (Lacan, 1966, p. 278). Ainsi pourrions-nous dire qu’une défaillance du symbolique est

en jeu dans la psychose. « La psychose se caractérise par une transformation radicale du rapport du

sujet à la réalité » (Ferrant, 2007, p. 492) or « la fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès

lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago, qui est d’établir une relation de l’organisme

à sa réalité — ou, comme on dit, de l’Innenwelt à l’Unwelt. » (Lacan, 1949). Ainsi la défaillance

spéculaire est au cœur de la psychose et lorsque l’on observe cliniquement l’éprouvé parfois si

terrifiant, si déplaisant du vécu psychotique — notamment du morcellement — ; peut-être

pouvons-nous en conclure effectivement que le stade du miroir, l’unification de l’image corporelle,

interviennent pour protéger l’être infans de l’éprouvé affectif déplaisant d’un corps morcelé du

point de vue psychique. Éprouvé devenu incompatible avec son développement en tant qu’être

psychiquement intègre. Dès lors, la vision de Leroi-Gourhan se justifie : l’affect est à la genèse du

symbolique. Si l’affect demeure la genèse du symbole, quel affect est constituant du ludique ? Il

nous semble là que c’est la question du plaisir. Finalement, toutes questions d’affect, que ce soit le

plaisir ou le déplaisir, l’amour, la passion, la joie, peuvent se réduire à la seule question du plaisir :

« Le titre que j’ai choisi s’inspire d’un autre de nous tous connu Les pulsions et leur destin : si,

comme l’écrit Freud, la pulsion ne connaît qu’un seul but – sa satisfaction – ce but n’est investi,

aussi intensément qu’aveuglément, que parce que l’atteindre permet de retrouver cet état de plaisir

visé par la psyché, quelle que soit l’instance, ou le processus, qu’on considère. État de plaisir et/ou

état de quiescence, de non-besoin de silence du corps : ce sont là les deux seuls buts que connaît

l’activité psychique, les deux visées antinomiques qu’elle poursuit. » (Aulagnier, 1979, p. 11).

« Nous recevons en consultation un enfant de 3 ans avec sa mère. Il est au début

renfermé, quand il parle, il fait “sa petite voix” comme le dit sa mère et l’on ne le

comprend pas. Un jour, nous le voyons regarder une boite colorée qui attire son

attention, il s’en approche, n’ose pas l’ouvrir, l’observe. Nous lui disons : “Tu peux

l’ouvrir”. Il s’exécute et y découvre des cubes en bois. Il sort la boite de l’endroit où

elle se trouve, la porte difficilement compte tenu de sa taille et son poids et vient la

poser sur le bureau. Là, il commence, dans un silence quasi religieux à les sortir

méthodiquement de la boite, puis commence à les empiler, à la ranger, les ordonner.

Cette première phase de découverte de ce qu’il appellera par la suite “les cubes”

s’arrête là. La séance suivante, comme à chaque séance, après nous être dit

“bonjour”, il se dirigera systématiquement vers “les cubes” pour y jouer, avec,

toujours, le même rituel (prendre la boite et la poser sur le bureau) ; mais cette fois

accompagnée d’une variante : il renverse la boite sur le bureau pour avoir accès

directement à tous les cubes et se met à les empiler, à construire. Il construit surtout

des “tours” c’est-à-dire des empilements de cubes plus ou moins stables qui ne

manquent pas de régulièrement s’écrouler dans un grand fracas qui le laisse dans

un profond désarroi. Chaque fois qu’il voit la tour s’écrouler, il secoue les bras, et il

produit une grimace comme pour dire “ho non, ho non !” puis se jette dans le

fauteuil pour bouder, avant de reprendre son activité. Nous n’intervenons jamais

dans cette activité, ni ne lui adressons aucun commentaire, parfois nous discutons

avec sa mère, il semble ne pas entendre, être totalement absorbé par son activité que

nous pouvons qualifier de ludique. Lorsqu’il arrive enfin à “ranger” tous les cubes

selon son bon vouloir, sans qu’aucune de ses tours se soit écroulée ; il nous regarde

avec sa mère, un large sourire aux lèvres, visiblement très fier de lui et dit “tu as vu,

tu as vu !”. »

La forte charge affective du jeu nous apparaît clairement dans l’observation de l’activité de ce petit

garçon. Malgré les difficultés, malgré les ratés (souvent liés à des gestes maladroits) et quelques

déplaisirs à voir ses efforts réduits à néant d’un coup de coude, il persévère, jusqu’à atteindre son

objectif. Il nous semble d’ailleurs que c’est dans cet effort, dans la difficulté surmontée qu’il trouve

le plus de plaisir

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. On reproche souvent à Lacan d’avoir évacué la question de l’ affect – qu’il

qualifiait de « découverte de Freud amputée d’une moitié » – au profit du seul langage, de la seule

parole. Ce serait oublier que « […] l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte,

équivalent grâce auquel l’affect peut-être “abréagit” à peu près de la même manière. » (Freud &

Breuer, 1895, pp. 5–6). En d’autres termes, le langage peut, dans la pensée freudienne, constituer un

équivalent symbolique à l’acte qui convoque tout autant que ce dernier la question de l’affect. Et il y

a là bien entendu un lien à faire avec l’acte symbolique qu’est le jeu. Celui-ci se trouvant à même,

selon nous, de provoquer cette abréaction affective dont parlait Freud et Brauer dans leursÉtudes

sur l’Hystérie. Un phénomène que l’on voit à l’œuvre, nous semble-t-il, dans l’activité ludique de

cet enfant. Effectivement, l’acte, la satisfaction d’accomplir physiquement quelque chose demeurent

une source de plaisir ; mais ici, l’activité renferme également quelque chose de plus symbolique :

le « tu as vu, tu as vu ! » s’accompagne parfois d’un « ma maison que j’ai faite. » Ou toute autre

construction. Cet ajout n’a lieu que lorsque sa mère – ou son père lorsque les rendez-vous ont lieu

avec lui – parle des propres travaux qu’elle est en train d’envisager dans sa maison ; afin de donner

plus d’espace à chacun des membres de la famille (la question des espaces subjectifs étant à

l’origine des consultations). Nous voyons quelque chose de très symbolique dans ce : « tu as vu, tu

as vu ! » et c’est tout ce symbolique qui prend corps dans le jeu qui semble source de plaisir.