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De la liberté à la décision dans le monde vidéoludique

Chapitre 2 Théories, cadres et caractéristiques du jeu et de l’activité vidéoludique

2.2 De la liberté à la décision dans le monde vidéoludique

L a liberté nous dit Huizinga (1938, p. 29), est indispensable pour qu’il y ait jeu, toute activité

contrainte ne pouvant être qu’un simulacre de jeu. Il balaye par ailleurs la question des théories

déterministes du jeu – l’enfantn’aurait pas le choix de jouer puisque cette activité serait déterminée

par la biologie, l’instinct – en rappelant qu’elles se basent sur une inconnue ; et donc « […] une

pétition de principe. » (Huizinga, 1938, p. 24). Il finit par donner pour cadre à la liberté du jeu la

prise de plaisir. Colas Duflo souligne une possible difficulté posée par la notion de liberté utilisée

par Huizinga : la question de la liberté réglée prise négativement. Ce qu’explique Duflo c’est la

possible contradiction entre règle du jeu et liberté qui pourrait être opposée à la définition de

Huizinga :

« [...] je ne peux faire autre chose que ce que la règle me donne la liberté de faire. »

(Duflo, 1997, p. 68)

Or « […] il a été dit plus haut, avec l’étude de Huizinga […], que le jeu était une activité

volontaire ; [...] en insistant sur ce point, il était clair qu’on ne songeait pas tant à la liberté qui

s’exerce dans le jeu, de façon interne au système de règle, mais au fait que le joueur doit toujours

être libre de choisir de jouer ou non. C’est le joueur qui décide de jouer et qui prend cette décision

librement. Il y a donc bien dira-t-on, une liberté avantle jeu. » (Duflo, 1997, p. 69). Et Duflo, de

résumer ainsi les éléments de cette argumentation : L’homme est libre par principe métaphysique, il

est donc libre au moment où il choisit ou non de jouer, la légalité du jeu ne crée donc pas la liberté

86 Non sans difficulté. Seule l’injonction : « faites de la clinique ! », de notre directeur de thèse ; a pu progressivement

nous en sortir.

du joueur. Duflo adhère aux deux premiers éléments de cette argumentation, tout en précisant que

par liberté de jouer ou non on entend le fait que « […] l’homme doit avoir au moins l’impression

d’être libre de jouer ou de ne pas jouer. » (Duflo, 1997, p. 70). Par contre, il va contester l’idée que

les règles – la légalité – du jeu ne créent aucune liberté. Pour Duflo, c’est justement parce que le jeu

est une activité réglée qu’il y a possibilité de liberté pour le joueur :

« La légalité ludique invente la liberté ludique. »

(Duflo, 1997, p. 72)

Ce qu’il explique, c’est l’idée que seule la règle permet la décision dans le jeu et que sans

possibilité de décision il n’y a pas de possibilité d’action, donc de liberté. Surtout, Duflo rappelle

qu’il y a probablement un mal entendu dans cette question de la liberté dans le jeu, « […] parce

qu’on n’a pas compris que la liberté de jouer et la liberté du joueur n’étaient pas ici équivalentes. »

(Duflo, 1997, p. 71). Freud, dans le Mot d’esprit cite les propos de Jean Paul :

« La liberté donne l’esprit, et l’esprit la liberté. […] L’esprit, c’est un simple jeu avec les

idées. »

(S. Freud, 1905a, p. 44)

Selon les propos que Freud développe, le mot d’esprit est indissociable de la notion de liberté. Et

s’il ne généralise pas son propos au jeu en général – il n’utilise d’ailleurs pas ce lexique dans son

ouvrage – c’est avant tout parce qu’il s’intéresse à un type de jeu particulier ; il reste que rien ne

semble s’opposer à cette généralisation. Ce débat sur la liberté demeure au cœur de certaines

problématiques qui remettent en cause, ou tout du moins interrogent, la place du jeu vidéo dans le

ludique. Et ceci, nous semble-t-il, sous deux aspects principaux. Le premier tient dans une forme de

représentation diégétique

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que l’on peut rencontrer dans certains STR ou FPS. « Le joueur semble

conditionné à des tâches répétitives, maillons de “la” stratégie gagnante, celle qui conduit à élaborer

“la” chaîne de production la plus efficiente. C’est en fait là que réside l’intérêt du jeu. » (Tony

Fortin, 2004, p. 58). « En ce sens, les produits consommés par les jeux de milieux populaires – en

l’occurrence, les jeux d’action relatifs aux consoles – les conditionneraient à des tâches répétitives

et aliénantes qui les conforteraient dans leur position sociale de “dominés”. » (Tony Fortin, 2004,

p. 48). Il y a dans ce type de discours une première assertion qu’il nous semble important de mettre

en doute : le jeu vidéo en tant qu’objet « pop » serait en fait un moyen d’aliénation et de maintien

dans la domination des milieux populaires. Cette rhétorique prend appui sur l’analyse de Bourdieu à

propos de la « pop culture » ; tout en livrant de celles-ci, nous semble-t-il, une lecture quelque peu

déformée. Bourdieu estime que le fait de parler de « pop culture » est, sous couvert de

reconnaissance de la classe populaire, une forme de mépris de l’ élite envers ladite classe. Ce que

Bourdieu nous semble rejeter, c’est l’idée même d’une culture populaire. Et pour le jeu vidéo, force

est de constater qu’il est délicat de le considérer comme un objet spécifiquement « populaire », mais

au contraire un objet de masse qui transcende quelque peu ces questions de classe. Ces éléments,

étant posés, il nous reste à questionner cette idée d’aliénation du joueur par les règles, et au-delà

même, par le game design :

« Il y a 10 ans, tu pouvais encore trouver des jeux trop linéaires

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qui ne

fonctionnaient pas mal… mais bon… faut arrêter avec cette idée, va falloir se mettre

un peu à la page. Maintenant si tu sors un jeu trop linéaire, où les règles sont trop

visibles bref un truc un peu trop simpliste, tu es sûr de faire un bide complet. En

plus, même il y a 10 ans, c’est abusé de venir dire que les jeux étaient… comment tu

as dit ? Aliénants ? Enfin bref, que le joueur n’était pas libre. »

Un joueur, par ailleurs game designer semi-professionnel.

Ce que décrit ce joueur symbolise, nous semble-t-il, ce qui fait défaut à l’analyse de Fortin. La

linéarité des jeux vidéo tend à décroître voire à devenir nulle depuis l’arrivée des MMO à mondes

persistants. Cette décroissance demeure générale pour la plupart des jeux – même s’il existe de

profondes nuances à ce mouvement selon les différents genres narratifs – ; et reste liée à deux

éléments, à notre avis. Les MMO à monde persistant, offrent aux joueurs des expériences de jeu

riches, variées multiples et foisonnantes, il semble alors difficile pour le reste de l’industrie de se

tenir à l’écart de cela. Et la limitation des actions du joueur n’a jamais été tant une affaire de choix

narratif que de contraintes technologiques, laquelle tend aujourd’hui à permettre de plus en plus de

liberté d’action. De plus, si Fortin n’a pas tout à fait tort si l’on s’en réfère à analyse de la mimésis

du jeu (c’est-à-dire ce qu’il nous montre) ; il semble laisser de côté le fait que les tâches répétitives

dans un STR – quand elles sont présentes – ne sont qu’un prélude et une composante de la stratégie

du joueur pour arriver à son objectif. Cette stratégie demande créativité, liberté de penser, et liberté

88 Ce terme désigne une propriété de la narration et du game design/game play. Un jeu linéaire serait un jeu dans

lequel un joueur serait trop guidé dans sa progression, comme pris par la main invisible des concepteurs du jeu.

d’action. De plus, le caractère répétitif d’un STR est souvent lié au degré de difficulté du jeu. Dans

l e s niveaux les plus simples, la solution et les actions sont simplistes, mais, plus le degré de

difficulté augmente, plus il est nécessaire de devenir créatif, comme en témoigne la question du

E.Sport. C’est également un bon exemple, de ce que Duflo décrit à propos la liberté du joueur : ce

n’est que parce qu’il existe des règles, aboutissant parfois à une perte de liberté, que le joueur peut

se trouver libre de développer sa stratégie. La seconde critique tient dans la question de la

compulsion

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; et remets cette fois en cause non plus la liberté née de la légalité du jeu vidéo, mais

l a liberté du joueur à entrer dans le jeu. Dans l’acception psychanalytique de la compulsion, elle

peut se définir comme une « […] force psychique d’origine interne poussant le sujet à penser, agir

ou réagir selon des modalités précises qui ne cadrent pas avec sa pensée habituelle. » (Bonnet,

2008, p. 340). Or cette force et cette poussée demeurent inconscientes. Même si le sujet agit sous le

primat de la compulsion, c’est là une donnée objective que seule l’élaboration psychique propre au

travail clinique est à même de faire remonter à la conscience du sujet. Dès lors, les propos de Duflo

restent valides, le joueur a au moins l’impression d’être libre de jouer et l’on ne peut résolument pas

affirmer que l’activité vidéoludique n’est pas une activité libre. Gilles Brougère, pour tenter de

sortir la question de la liberté du jeu de ses contraintes philosophiques, va parler non de liberté,

mais de décision :

« Je propose donc de quitter les rivages perturbés de la liberté pour se replier sur une notion

plus concrète et repérable, la décision. Peu importe que, derrière la décision du joueur, le

philosophe découvre un destin à l’œuvre, le médecin une addiction, le biologiste une

contrainte quasi génétique : il n’en reste pas moins que le jeu renvoie à une décision de

jouer, une décision de participer à une activité avec la possibilité au moins virtuelle de ne

pas se livrer à cette décision. » (Brougère, 2005, p. 51)

Ce glissement de la liberté vers la décision nous semble avoir le mérite non seulement d’éviter que

l’on entre dans un débat philosophique probablement insoluble sur la question de la liberté ; mais il

peut également de fournir un possible début d’explication sur le succès du jeu vidéo. Il fournirait,

par les possibilités offertes par l’informatique, un cadre décisionnel jusque là inégalé dans un jeu.

« Face aux contraintes multiples de la vie, le jeu apparaît comme une activité qui rend possible

l’exercice d’une décision et là où l’activité est obligatoire, là où il n’y a pas d’échappatoire, on peut

mettre en doute qu’il s’agisse d’un jeu, ou tout du moins une des caractéristiques essentielles du jeu

semble disparaître. » (Brougère, 2005, p. 51)

« Je dois aller au lycée. Mes parents m’obligent à venir vous voir. Y a des devoirs à

la maison, préparer le bac, faire ceci, faire cela. C’est toujours : tu dois, tu dois, tu

dois, tu dois. Franchement, à un moment, y en à ras le bol ! […] Au moins, quand je

joue, je fais ce que je veux, quand je veux, avec qui je veux. Et c’est ça qui emmerde

tout le monde. »

Vincent, 17 ans.

Ce que Vincent décrit illustre bien les propos de Brougère : la liberté née de la décision. Vincent est

un jeune homme de 17 ans. Il vient consulter parce que ses parents s’inquiètent d’un comportement

qu’ils jugent globalement problématique : sans être mauvais élève ou présenter un comportement

« problématique » selon leurs propres mots, il fume parfois du cannabis, bois de l’alcool ; et joue

« un peu trop », selon eux, aux jeux vidéo.

« Mes parents sont cool, ça va, mais parfois ils sont complètement flippés. Dès qu’on

parle de plus tard, l’avenir, ils deviennent hystéro.. Moi, je veux juste devenir

cuisinier. Mais avec eux faut déjà penser à faire ci, à faire ça ; parce que si je veux

acheter un restaurant... woh ! Moi, je veux juste être cuisinier. […] Le cannabis, j’en

ai fumé une fois... mais je me suis fait dénoncer. Maintenant ils pensent que je suis

un tox. Je comprends pas. Mon père me sort : ouais, moi, aussi j’ai déjà essayé,

même un peu plus fort, tu sais dans les années 80, tout ça, et tout ; et là, ça y est, je

suis un tox parce que j’ai fumé un joint une fois. […] L’alcool… Je bois une ou deux

bières avec mes potes le week-end. Une seule fois j’ai été bourré, ça m’a pas plu, tu

te sens trop mal, tu oublies tout. [...] Moi, j’en ai marre que tout le monde décide

toujours tout à ma place, j’ai l’impression que ma vie, elle est plus à moi. »

Vincent.

Vincent ne présente pas de signe de psychopathologie et ses parents vont peu ou prou confirmer ses

déclarations sur sa consommation d’alcool et de cannabis et finiront par dire « On s’inquiète

peut-être un peu trop ». Au-delà de cette question des relations entre Vincent et ses parents – et la

confirmation de cet adage de psychologue qui veut que bien souvent ce ne soit pas les parents qui

amènent leur enfant en consultation, mais l’inverse – ; c’est la manière dont il perçoit le jeu vidéo :

comme un espace de liberté ; et ce pour quoi il le considère ainsi : parce qu’il s’agit d’un espace de

décision. Ce critère de la décision se trouve également quelque peu présent chez Caillois. Pour lui,

il reste l’un des caractères fondamentaux du jeu : « le fait que le joueur s’y adonne spontanément,

de son plein gré et pour son plaisir, ayant chaque fois entière licence de lui préférer la retraite, le

silence, le recueillement, la solitude oisive ou une activité féconde. » (Caillois, 1958, p. 36). On

retrouve une idée similaire chez Winnicott :

« le jeu doit être un acte spontané, et non l’expression d’une soumission ou d’un

acquiescement

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, s’il doit y avoir psychothérapie. »

(1971, p. 104)

En somme, ce que disent Caillois et Winnicott, c’est que l’entrée dans le jeu procède toujours d’un

choix, fut-il commandé par quelque chose d’inconscient ; et ainsi pour reprendre les mots de

Brougère : « jouer c’est décider ».