Chapitre 3 Du symbolique dans l’activité vidéoludique
3.4 Jeu, symboles, langage et développement de l’enfant
« L’adaptation qui a permis la production de la parole articulée est tout à fait particulière à
l’espèce humaine. À l’exception de quelques oiseaux, perroquets et mainates, capables de
reproduire de façon peu harmonieuse certains aspects des sons qui constituent la parole,
seuls les êtres humains peuvent articuler la gamme des sons qu’utilisent les langues parlées.
Pour parler, il est nécessaire de maîtriser un appareil vocal aux caractéristiques particulières.
Il faut contrôler et coordonner les mouvements du larynx, de la glotte, du voile du palais, de
la mâchoire, des lèvres, de la langue. Il faut en outre que les activités respiratoires et les
activités des cordes vocales soient combinées et synchronisées. La coordination des muscles
en jeu dans l’articulation est extrêmement complexe. […] Or l’évolution n’a pas favorisé,
dans l’espèce humaine, la rapidité du développement moteur. »
Les questions liées au développement psychomoteur de l’enfant montrent à quel point les « bornes »
du développement sont variables d’un individu à l’autre et qu’un écart à la moyenne — dans
certaines limites — ne constitue que l’expression de la complexité et la subjectivité du
développement humain. De Boisson-Bardies indique que les expériences menées depuis le milieu
du XXe siècle tendent à démontrer la capacité du nourrisson à discriminer les sons, les variations
phoniques des langues, les différences acoustiques, tout comme il est capable de discriminer la voix
de sa mère et celle des étrangers. (De Boisson-Bardies, 1996, pp. 25–49). Mais le nourrisson — en
tant qu’êtreinfans — n’en est pas pour autant dans le langage tant qu’il n’a pas accès au
symbolique, car « [pour] reconnaître un mot, il faut qu’existe une représentation mentale
correspondant à ce mot. Chez les adultes, l’ensemble des informations qui le caractérisent : l’aspect
acoustique, le sens, la catégorie syntaxique, les connotations particulières qui y sont attachés par
chaque locuteur, sont toutes représentées et peuvent toutes servir pour accéder au mot dans le
lexique mental des individus. » (De Boisson-Bardies, 1996, p. 137). Tomatis pose le postulat de
trois phases d’acquisition du langage : phonique, syllabique et linguistique, cette dernière étant la
phase d’acquisition à partir de laquelle il est permit selon lui de parler d’usage du langage. (1972,
pp. 56–69). Dans sa description de l’observation du Fort-da, Freud précise que son petit fils âgé de
18 mois n’était pas particulièrement précoce quant à la question de son développement — nous
savons aussi aujourd’hui, compte tenu de la carrière de W. Ernst Freud, qu’il ne présentait
probablement pas de retard pathologique — ; et « […] le plus souvent, les premiers mots des
enfants sont “entendus” par les adultes entre le onzième et le quatorzième mois. » (De
Boisson-Bardies, 1996, p. 159). Or, nous ne sommes pas là dans l’usage de « mots » mêmes imparfaitement
prononcés, mais bien d’onomatopées ce qui correspond, nous semble-t-il, à ce que Tomatis nomme
phase syllabique :
« Nous voilà donc parvenus au stade où les premières vocalises commencent à être
soutenues par un semblant d’intention : le geste phonique qui les produit se prend à
s’éduquer, à devenir précis, mieux exercé, assurément plus habile »
(1972, p. 58)
Ainsi, le petit fils de Freud ne serait pas dans la phase linguistique — liée à la capacité de la pensée
dans l’élaboration de concept —, mais dans la phase précédente. Si cet enfant était dans la parole, il
ne serait pas encore tout à fait dans le langage. Mais pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y ait
pas de sens à ses paroles, car « [chez] les jeunes enfants qui commencent à comprendre des mots,
les informations qui spécifient ces mots sont sans doute très incomplètes, mais impliquent que le
sens (ou un sens) et/ou une connotation particulière soient attachés à une forme acoustique. » (De
Boisson-Bardies, 1996, p. 137). Cependant, leur donner un caractère symbolique nous paraît
prématuré. Alors, la phase syllabique de Tomatis serait une sorte de phase présymbolique, signe
d’une pré-performation spéculaire ou d’une expérience du miroir en cours d’élaboration psychique.
Ainsi, faire de l’expérience du Fort-da un jeu symbolique
136comme le font Brigaudiot et
Danon-Boileau (2002, pp. 83–84) semble discutable. Si, comme ils le rappellent, Piaget a décrit des enfants
« jouant » à boire, à manger en vocalisant miam-miam la question de savoir s’il s’agit d’activités
d’imitations préfigurant le jeu ou de jeux « comme si » (c’est-à-dire demimicry selon la
terminologie de Caillois) reste posée. Et nous serions tentés de ne pas les considérer comme des
jeux. D’ailleurs, Danon-Boileau et Brigaudiot soulèvent un certain paradoxe dans leurs propos :
« La capacité métaphorique mise en œuvre dans les jeux de “comme si” est évidemment
décisive dans le déploiement
137de l’usage du langage. »
(2002, p. 84)
Si nous ne pouvons qu’être d’accord avec l’idée que les jeux de mimicry convoquent la question de
la métaphore, notre désaccord porte sur leur caractère précurseur du langage : pour nous, c’est le
langage qui seul, par sa portée symbolique, soutient la métaphore et dès lors le jeu. Rappelons
également que Piaget plaçait la question de la pensée symbolique vers 24 mois et qu’il accordait
une place importante à l’imitation entre la naissance et 24 mois. Seulement, l’imitation n’est pas le
« comme si », nous semble-t-il, faute de processus d’identification et de rapport différencié entre Je
et l’autre.Ce que note d’ailleurs Piaget en plaçant le jeu symbolique du « comme si » du point de
vue du stade préopératoire (ou symbolique) (1945), et non avant comme le soutiennent
Danon-Boileau et Brigaudiot. Cette inversion quant au rôle du jeu dans le développement de l’enfant, nous
paraît être un effet, de la première rhétorique du jeu soulevée par Brian Sutton-Smith :
« [la] rhétorique du jeu comme évolution
138, habituellement appliquée aux jeux d’enfants,
est la défense de l’idée selon laquelle les animaux et les enfants, mais pas les adultes,
s’adaptent et se développent au travers de leurs jeux. Cette croyance dans le jeu comme
évolution est une idée que la plupart des Occidentaux chérissent, mais son implication dans
le jeu a été plus souvent supposée que démontrée. »
139(1997, p. 9)
136 Nous rappelons notre position constante selon laquelle tout jeu est symbolique.
137 Souligné par nous.
138 En italique dans le texte. Les termes anglais sont : The rhetoric of play as progress. Brougère traduit le mot
progress parprogrès. Terme connoté en français (moins en anglais selon les contextes). Pour notre part, nous avons
choisi le termeévolution, issu du langage physiologique. Plus à même, selon nous, de traduire en français l’idée que
le jeu servirait au développement (psychique, physiologique, moteur, etc.) de l’enfant.
Piaget distingue en outre clairement : intelligence, jeu et conduites ludiques dans un cadre
sensori-moteur (1945, p. 110) du jeu symbolique se développant à partir de l’apparition du langage (1945,
pp. 110-153). Là où nous ne suivrons ni Piaget
140ni Danon-Boileau et Brigaudiot, c’est sur l’idée de
l’existence du jeu chez l’enfant avant le symbolique et donc le langage. Dès lors, l’inscription de
l’observation d u Fort-da dans le champ du ludique nous paraît incorrecte. D’un autre côté, il
apparaît douteux de ne considérer cette activité que comme une simple expérience motrice ou
d’entraînement phonologique. Mais l’observation du Fort-da ne serait alors pas tant une
symbolisation de l’absence qu’une imitation basée sur les questions d’apparition/disparition. Wallon
notamment, décrivait chez les enfants confrontés à l’épreuve spéculaire un comportement
d’imitation basé sur ces mêmes apparitions/disparitions. Comme l’image du miroir peut
apparaître/disparaître/réapparaître, l’enfant s’active à s’accroupir pour disparaître du miroir, se
relève pour réapparaître, se cache sous un drap ou derrière un rideau pour apparaître ensuite aux
yeux de tous. Cependant, Wallon le précise bien, nous sommes ici dans le registre de l’imitation et
dans un rapport purement imaginaire à la surface plan du miroir qui évoluera justement par le biais
d u symbolique. Freud parle, par ailleurs, d’activité de disparition et retour dans le cadre de
l’observation du fort-da (1920, p. 53). Mais il ne nous paraît pas correct de voir dans cette activité,
une symbolisation de l’absence, tant que la question spéculaire n’a pas encore trouvé sa réponse
pour le sujet. Cette considération théorique apporte un éclairage quant à la question de l’accès au
jeu du sujet psychotique : si le jeu en tant qu’activité ludique n’est rendu possible qu’à partir des
opérations de transformation psychiques sur le sujet résultantes du stade du miroir ; il paraît peu
probable, voire impossible, que le sujet psychotique, confronté à une défaillance de la question
spéculaire, puisse avoir accès au ludique. Quel que soit le point de vue théorique quant à
l’apparition du jeu avant ou après l’épreuve spéculaire, il semble y avoir consensus sur le fait que le
caractère symbolique du jeu ne puisse apparaître qu’une fois celle-ci résolue. Nous ne pouvons dans
ces conditions considérer l’observation du fort-da comme un jeu symbolique, mais, pour autant, ce
n’est que l’idée d’un au-delà du principe de plaisir démontré par le fort-da que nous venons de
remettre en question et non la possibilité elle-même de cet au-delà du principe de plaisir applicable
au jeu en théorie. Rien, néanmoins dans le matériel clinique que nous proposons ici, ni même dans
ce que nous avons pu lire ou observer, ne vient à ce stade étayer cette hypothèse de Freud. Par suite,
précisons-nous encore un peu plus les caractéristiques que nous donnons au jeu vidéo : une activité
soumise au principe de plaisir, libre et sérieuse qui s’inscrit dans un espace potentiel soumis aux
140 Il nous semble que chez Piaget, l’usage du termejeudurant la phase sensori-motrice relève de la rhétorique
soulevée par Sutton-Smith et non d’une véritable conception théorique.
phénomènes transitionnels ; cadrée par des limites spatio-temporelles et des règles ; propre à
s’inscrire dans un certain second degré ; incertaine et frivole ; dans laquelle, au moyen d’avatars
idéalisés auxquels le joueur s’identifie et qui lui confèrent une certaine maîtrise ; il interagit avec
des images dans un processus d’extériorisation cybernétique appelé cybernalisation.
Dans le document
Le jeu vidéo dans ses rapports à la psychologie clinique
(Page 137-141)