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1.3 N IVEAU PLURI - SEGMENTAL DU FRANÇAIS ET DU JAPONAIS

1.3.2 Syllabe et more du japonais

Si, comme on l’a vu, le français utilise un découpage syllabique de la parole, le japonais, lui, utilise un découpage appelé moraïque (Labrune, 2012b, p. 115) et présente une situation plus complexe. Les notions de more et de syllabe renvoient toutes les deux à des unités qui se situent entre le mot et le phonème, et qui permettent un découpage naturel de la parole. Ces deux notions partagent donc cette même fonction de découpage et sont ainsi proches, mais elles ne sont pas de parfaits synonymes. En effet, nous verrons en les comparant que certaines mores du japonais ne peuvent pas être considérées de la même manière que les syllabes du français, et vice-versa.

Soulignons pour commencer que cette question de la syllabe et de la more dans le cadre du japonais reste encore vivement débattue, aucun consensus n’ayant pour l’instant été trouvé par les linguistes (Detey, 2005, p. 205). Cette complexité est due, en partie, à la difficulté à identifier la manière dont la parole est segmentée, segmentation qui semble varier selon les langues. Ainsi, une étude d’Otake, Hatano, Cutler et Mehler (1993) démontre que si le français semble segmenter la parole via la syllabe, l’anglais par exemple le fait via le stress, et le japonais, comme nous l’avons dit, via les mores. Les auteurs expliquent que cela semble dépendre du type de rythme de la langue. Suivant la linguistique traditionnelle japonaise, Labrune (2006, 2012b) va jusqu’à postuler – par manque de preuves empiriques – que le japonais est dépourvu de syllabes et que l’analyse de sa phonologie peut et devrait se faire sans y avoir recours. Cette position est cependant contestée, entre autres par Kawahara (2012 et à paraître) qui, suivant plutôt la tradition générative, tente de démontrer la réalité de la syllabe en japonais d’un point de vue phonétique et psycholinguistique.

Nous ne cherchons cependant pas dans cette section à attester ou à réfuter l’existence de la syllabe en japonais, mais à répertorier brièvement ce qui correspond aux mores dans cette

langue (dont l’existence n’est pas débattue) et à les comparer à la syllabe du français36. Cela permettra, certes sommairement, d’offrir une vision interphonologique du français et du japonais en lien avec ces deux notions de découpage de la parole.

La majorité des mores en japonais correspondent aux syllabes simples du français, puisqu’elles sont de type (V) (comme /i/) ou (CV) (comme /ka/). S’ajoutent à cela les mores de type (yV), formées d’une glissante précédant une voyelle37 (comme /jo/), et celles de type (CyV), composées d’une consonne palatalisée suivie d’une glissante et d’une voyelle (comme /kʲo/)38. Il ressort de ces caractéristiques que les mores doivent posséder obligatoirement et se terminer par une voyelle, ce qui interdit la formation de groupes consonantiques tels que (CCV)39, tout comme les structures fermées qui se terminent par une consonne comme (CVC).

Pour compléter l’inventaire moraïque du japonais, il faut encore mentionner ses deux mores

« spéciales », la contoïde nasale (N) et celle indiquant une consonne géminée (Q) 40.

La première, dont « les descriptions des phonéticiens divergent considérablement quant à [s]a nature articulatoire exacte » (Labrune, 2006, p. 133), est indiquée /N/ phonologiquement et ne peut pas apparaître en début de mot (Akamatsu, 1997, p. 161 ; Labrune, 2006, p. 134).

On la trouve par exemple dans le mot /kazaN/ (« volcan »). Cette contoïde nasale (N) est ainsi la seule exception aux règles présentées ci-dessus : il s’agit d’une more qui ne contient pas de voyelle, qui peut terminer un mot et qui peut créer un groupe consonantique à l’intérieur d’un terme lexical, comme dans le mot /teNga/ (« Voie Lactée »).

La seconde more « spéciale », dont le phonème est /Q/, est décrite comme « une obstruante orale générique sans point d’articulation propre, qui, contrairement aux consonnes placées en attaque, constitue à elle seule une more » (Labrune, 2006, p. 135). En outre, « elle

36 Pour une analyse plus en profondeur de ces deux notions dans le cadre du japonais, voir par exemple Akamatsu (1997, 2000) et Labrune (2006, 2012b).

37 Les glissantes (ou semi-voyelles) sont ainsi représentées dans les structures syllabiques/moraïques par un

« y ».

38 On peut noter que chacune de ces articulations moraïques permet la création d’un mot. Ainsi, nos exemples signifient respectivement « estomac », « moustique », « société » et « résidence ».

39 Toutefois, comme le remarquent Detey et Nespoulous (2008, p. 68) : « […] we have to distinguish between phonetic and phonological levels, since surface consonantal clusters do exist in Japanese due to vowel devoicing ». Ainsi, le mot /sɯki/ (« aimer ») pourra être prononcé [ski] ou [sɯ̥ki].

40 La terminologie ici employée est tirée de Labrune (2006), qui ajoute par ailleurs comme troisième more spéciale l’allongement des voyelles /R/. Bien que sa réalité moraïque soit attestée, nous notons à la suite d’Akamatsu (1997) cet allongement selon l’API avec les symboles diacritiques [ː].

n’apparaît qu’avant une autre consonne, sauf dans quelques cas particuliers, notamment celui des interjections, où elle peut être finale, mais sa présence est alors expressive et non distinctive » (id.). Enfin, Akamatsu (1997, p. 161) précise qu’elle ne peut apparaître ni en contexte initial ni en contexte final. Phonologiquement, on notera par exemple /keQsokɯ/ le mot prononcé [kessokɯ] (« union »).

Lorsqu’on compare les mores du japonais aux syllabes du français, on réalise qu’elles se superposent dans de nombreux cas (Detey, 2005, p. 204). Comme nous l’avons vu, la majorité des mores en japonais sont en effet de type (V) et (CV), ce qui correspond aux syllabes simples du français. Le découpage moraïque et syllabique coïncident donc fréquemment : /kɯɾɯma/

(« voiture ») sera par exemple divisé en trois mores et trois syllabes (/kɯ-ɾɯ-ma/) ; /taka/

(« faucon ») en deux mores et deux syllabes (/ta-ka/), etc.

Lorsque des différences apparaissent entre les deux découpages, elles peuvent être dues aux contraintes phonotactiques qui sont plus strictes en japonais qu’en français. Comme vu précédemment, les structures à groupes consonantiques de type (CCV) et les syllabes fermées de type (CVC) ne sont pas admises en japonais – à l’exception de la more /N/ – alors qu’elles sont fréquentes en français. De plus, on peut répertorier trois cas où le découpage syllabique sera décalé par rapport à celui en mores : l’allongement des voyelles, la more nasale /N/ et la more de la géminée /Q/.

Pour illustrer la différence de découpage des mots contenant des voyelles longues entre le français et le japonais, nous pouvons prendre comme exemple le nom de trois villes japonaises : Nagasaki ([nagasaki]), Ōsaka ([oːsaka]) et Tōkyō ([toːkʲoː]). Alors qu’elles seront toutes les trois segmentées en quatre mores en japonais (/na-ga-sa-ki/, /o-o-sa-ka/ et /to-o-kjo-o/), en français le découpage donnera quatre syllabes pour la première ville (/na-ga-sa-ki/), trois syllabes pour la seconde (/o-sa-ka/) et seulement deux syllabes pour la dernière (/to-kyo/). En français, l’allongement n’existe pas – du moins phonologiquement – et est donc en quelque sorte supprimé ou « rattaché » à la voyelle précédente.

Le même phénomène se produit pour les deux mores « spéciales », la more /N/ étant rattachée à la voyelle précédente et le /Q/ étant supprimé dans le découpage syllabique.

Ainsi, notre exemple /kazaN/ (« volcan ») sera découpé en trois mores (/ka-za-N/) et deux

syllabes (/ka-zan/) ; et /keQsokɯ/ (« union ») donnera un découpage en quatre mores (/ke-Q-so-kɯ/) alors qu’en français on obtiendrait trois syllabes (/ke-so-kɯ/).

Au point 1.4.2, nous verrons que la notion de more est plus facilement saisissable grâce à la graphie des kana, puisque dans cette écriture à chaque more correspond une représentation graphique individuelle. Mais avant de nous intéresser à cela, nous revenons au point suivant sur une comparaison interlinguistique du découpage de la parole entre le français et le japonais, afin de faire ressortir d’éventuelles difficultés d’apprentissage et de comprendre ce que cela implique pour notre étude, qui s’intéresse à des segments simples – les consonnes liquides du français /R/ et /l/.

1.3.3 Difficultés interphonologiques au niveau