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Il convient en premier lieu de définir ce qui est entendu par consonnes liquides, celles-ci étant les consonnes testées dans notre étude expérimentale. Il s’agit là d’une appellation qui pourrait être définie, de manière générale, comme un hyperonyme qui englobe les deux hyponymes consonnes latérales et consonnes rhotiques (régulièrement appelées,

24 Il convient de préciser que la phonologie et la phonotactique du japonais sont dépendantes de la strate lexicale à laquelle est rattaché un mot (Itō et Mester, 1995 ; Labrune, 2006). On dénombre quatre strates lexicales : celle des mots Yamato (appellation historique du Japon), soit les termes d’origine purement japonaise ; celle des mots sino-japonais (ou kango), soit les termes qui proviennent de Chine ; celle des mots mimétiques (ou giseigo), soit les onomatopées ; et celle des mots étrangers (ou gairaigo), soit les termes provenant d’une langue étrangère (il s’agit essentiellement de mots empruntés aux langues occidentales, notamment à l’anglais).

25 Pour une description exhaustive de la phonotactique japonaise, voir par exemple Akamatsu (1997) et Labrune (2006 ; 2012a).

respectivement, « l-sounds » et « r-sounds » en anglais). Ces deux notions, consonnes latérales et consonnes rhotiques, renvoient à leur tour à différentes définitions.

Le terme consonne latérale fait référence au mode articulatoire employé :

« […] they are sounds in which the tongue is contracted in such a way as to narrow its profile from side to side so that a greater volume of air flows around one or both sides then over the center of the tongue » (Ladefoged et Maddieson, 1996, p. 182).

Cette définition englobe toutes les réalisations des consonnes latérales, même si la majorité d’entre elles sont également caractérisées par une occlusion centrale, ce qui entraîne un blocage complet de la sortie d’air par le centre de l’appareil phonatoire (id.). Autrement dit, acoustiquement les consonnes latérales se réalisent latéralement, d’où leur appellation. En se basant sur l’API, on peut ainsi répertorier comme consonnes latérales les sons [ɬ, ɮ, l, ɭ, ʎ, ʟ].

Le terme consonne rhotique se rapporte quant à lui plus à une représentation orthographique qu’à une articulation phonétique :

« […] the terms rhotic and r-sound are largely based on the fact that these sounds tend to be written with a particular character in orthographic systems derived from the Greco-Roman tradition, namely the letter "r" or its Greek counterpart rho » (ibid., p. 215).

Les consonnes rhotiques présentes dans l’API sont ainsi des variations stylistiques de cette lettre (inversion, majuscule, etc.), comme [r, ʀ, ɾ, ɽ, ʁ, ɹ, ɻ] (id.). Or, leurs réalisations acoustiques sont très variées, tant sur le point d’articulation (battues, vibrantes, fricatives, approximantes) que sur le lieu d’articulation (alvéolaires, rétroflexes, uvulaires). Bien qu’un certain nombre de langues aient plusieurs types de rhotiques26, la majorité des langues n’en ont qu’un seul (ibid., p. 237).

Trouver ce qui unit les consonnes « liquides » entre elles est donc une tâche difficile.

Phonétiquement, malgré une articulation très hétérogène, on peut toutefois noter qu’elles

26 L’espagnol a par exemple deux rhotiques, /ɾ/ et /r/ (dont on peut attester le statut de phonèmes à l’aide des mots /peɾo/ (« mais ») et /pero/ (« chien ») qui forment une paire minimale).

font partie des consonnes les plus voisées (ibid., p. 182). Cependant, leurs caractéristiques communes semblent se trouver plutôt du côté phonologique :

« […] liquids often form a special class in the phonotactics of a language; for example, segments of this class are often those with the greatest freedom to occur in consonant clusters […]. Furthermore, quite a few languages have a single underlying liquid phoneme which varies between a lateral and rhotic prononciation27 » (id.).

En observant les caractéristiques des consonnes liquides des langues traitées dans cette étude, on peut noter, pour le français :

§ Qu’il est doté d’une seule consonne latérale /l/, dont la réalisation phonétique est normalement [l], soit une consonne approximante latérale apico-dentale (Meunier, 2007).

§ Qu’il n’a qu’un seul phonème rhotique /R/, normalement réalisé phonétiquement [ʁ], soit une consonne fricative sonore uvulaire. Bien que cette réalisation se soit stabilisée (Lyche, 2010, p. 153), on peut noter que des variantes diatopiques et diastratiques existent. Ainsi, on peut par exemple trouver la réalisation [r] (dite « roulée ») au Québec, effectuée avec un ou plusieurs roulements de la pointe de la langue, ou encore le [ʀ] (appelé « grasseyé »), articulé plus légèrement sans frotter le palais, qui est associé à un parler populaire (Léon, 2009, p. 103).

Concernant le japonais, il est communément admis qu’il ne possède qu’une seule liquide au niveau phonologique, notée /ɾ/ (Labrune, 2006 ; Akamatsu, 2000). Toutefois, sa réalisation phonétique peut prendre de nombreuses formes, selon le contexte de production de la liquide. Outre son articulation prototypique [ɾ] (battue alvéolaire) généralement admise (Akamatsu, 1997 et 2000 ; Detey, 2005 ; Kawakami, 2005 ; Labrune, 2006 et 2012a), on trouve également les réalisations [ɹ] et [ɖ] (Jones, 1967 ; Arai, 2013a et 2013b), [d] (Kawakami, 2005 ; Labrune, 2006 et 2012a ; Arai 2013a), [ɻ] (Arai, 2013a), [ɭ], [ɽ] et [ɮ] (Labrune, 2006 et 2012a ;

27 Ce qui est par exemple le cas, comme nous le verrons, du japonais.

Arai, 2013a et 2013b), et, surtout, [l] (Jones, 1967 ; Hattori, 1968 et 1984 ; Akamatsu, 2000 ; Detey, 2005 ; Kawakami, 2005 ; Labrune, 2006, 2012a et 2012b ; Arai 2013a).

Cette variété de réalisation du /ɾ/ en japonais est due à quatre facteurs : la variation individuelle (Jones, 1967), la variation inter-locuteurs, la variation sociolinguistique et la variation linguistique (Labrune, 2006), cette dernière étant celle qui nous intéresse dans le cadre de ce travail. Or, cette variation linguistique, bien que largement attestée, est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes du domaine quant à sa manière d’agir. L’absence de consensus nous empêchant de dégager une logique claire quant à la réalisation du phonème /r/, nous présentons ici plusieurs études afin d’attester de cette pluralité :

§ Akamatsu (1997, p. 114) remarque par exemple que la variante [l] apparaît exclusivement en position intervocalique lorsqu’elle est précédée par un [n] et qu’une voyelle la suit, contexte qui rend de surcroît impossible la réalisation [ɾ]. Il note que cette dernière réalisation se trouve principalement en position intervocalique et que, dans les autres cas, une « variante de [ɾ] »28 prend le relais.

§ De son côté, Labrune (2006, pp. 107-8) note que le [d] a tendance à apparaître en début de mot et la variante [l] devant une palatalisation, et que les deux rétroflexes [ɭ, ɽ] se manifestent en position initiale devant la voyelle /o/ ou en intervocalique pour les autres voyelles.

§ Kawakami (2005, p. 50) observe quant à lui que la liquide japonaise peut être qualifiée de [d] lorsqu’elle est en début de mot. Il ajoute que suivant les locuteurs elle peut également être réalisée comme un [l], surtout lorsqu’elle précède les voyelles /a, e, o/.

§ Pour Arai (2013b, p. 2446), le [ɖ] est fréquent en position initiale alors qu’en contexte intervocalique le [ɾ] et le [ɽ] sont typiques.

§ Hattori (1984, p. 82) observe plus généralement que certains locuteurs de Tōkyō réalisent la liquide comme un [l] en début de mot.

28 Akamatsu développe une approche où il répartit les allophones du /ɾ/ en trois catégories : [ɾ], [l] et ce qu’il appelle « variation de [ɾ] », qui englobe les allophones restants.

§ Shimizu et Dantsuji (1987, cités par Ladefoged et Maddieson, 1996, p. 243) notent que certains Japonais utilisent de façon totalement libre le [l] et le [ɾ], certains utilisant le premier en position initiale et le second en position intervocalique, d’autres utilisant le [l] dans toutes les positions, et d’autres encore utilisant le [ɖ] en plus de ces deux autres variantes.

Bien que nombreuses, les variations de la réalisation de la liquide japonaise dues au contexte linguistique ne sont donc pas attestées identiquement par les différents auteurs. De cette grande variété phonétique il ressort cependant au moins une certitude : comme le soulignent Akamatsu (1997, pp. 107-8) et Kawakami (2005, p. 51), l’idée répandue que les Japonais sont incapables de prononcer le /l/ et que leur langue est dépourvue de ce son est erronée car, comme on l’a vu, de nombreuses études ont attesté sa production. Le « problème » se situe au niveau phonologique et donc fonctionnel : ces idées reçues émanent sans doute de locuteurs dont la L1 est composée d’au moins deux liquides, où la paire /R-l/ constitue une paire minimale29. Or, comme on l’a vu, ces deux sons ne correspondent pas en japonais à deux phonèmes distincts.

Pour décider du statut phonético-phonologique de la liquide en japonais, il est donc nécessaire de savoir à quel niveau on se place. Alors qu’au niveau phonologique il n’y a qu’un seul phonème, ses réalisations au niveau phonétique sont nombreuses, dont les principales sont une consonne latérale [l] et une consonne rhotique [ɾ]. En outre, ces réalisations différentes peuvent être influencées par divers facteurs (notamment linguistiques), et varier librement pour chaque locuteur. Cette grande variété d’allophones (ainsi que d’autres phénomènes – notamment son évolution diachronique – que nous ne présenterons pas ici) conduira même Labrune (2014) à postuler qu’en japonais le /R/ est un segment phonologiquement vide, bien que cette position soit contestée (notamment par Kawahara, 2015).

29 Comme pour le français, où « roi » (/Rwa/) et « loi » (/lwa/) forment une paire minimale.