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Sur le renforcement des capabilités (dimension procédurale) 160

Reprenons l’exemple précédent. Si les personnes âgées sont souvent surreprésentées dans les réunions publiques portant sur la présentation de projets urbains par la municipalité, notamment parce qu’elles disposent de plus de temps que les autres catégories de population, elles sont en revanche sous-représentées chez les professionnels et les acteurs économiques concourant à la production du projet (puisqu’elles sont retraitées !). Considérant le fait que les immeubles qu’elles habitent ne sont pas adaptés aux personnes âgées et qu’il n’existe aucune offre alterna- tive de logements accessibles sur le quartier, et le fait que ces habitants ne sont pas représentés parmi les acteurs du projet, quelques personnes âgées du quartier demandent à pouvoir contri- buer au projet en dehors des simples réunions publiques d’information. A leur initiative, soute-

quartier, de représentants de la municipalité (services, élus), de la société Cité Design, et de l’OPH. Le groupe de réflexion travaille à la définition du concept de programme intergénéra- tionnel en intégrant directement les avis des personnes âgées représentées. Celles-ci participent notamment au prototypage du mobilier urbain de la nouvelle place publique. Elles sont invitées à tester par exemple le confort de nouveaux bancs, en fonction de contraintes qu’elles sont les mieux placées pour connaître. Elles proposent aussi que le projet intègre quelques « jardins partagés » à proximité des immeubles reconstruits (dans le cœur d’îlot situé à l’arrière), à desti- nation des personnes âgées et des familles du quartier, dans un objectif de favoriser les ren- contres intergénérationnelles.

Analyse : En répondant à la demande de participation des personnes âgées par la mise en place

d’un groupe de travail, la municipalité contribue dans la Situation 23à renforcer la capacité de ces parties prenantes à décider par elles-mêmes d’actions auxquelles elles accordent de la valeur, et ainsi au renforcement de leurs capabilités, mais d’une autre manière que dans la situation précédente (Situation 22). La Situation 23 donne corps à l’importance de la liberté dans sa di- mension procédurale.

Les notions d’empowerment (chapitre 3) et de renforcement des capabilités, se rejoignent ici. En renforçant les capabilités d’un groupe de la société civile – les populations âgées – tradition- nellement éloigné du processus de décision, le projet urbain contribue à l’empowerment de ces groupes. Autrement dit, les revendications en faveur de l’empowerment des groupes minoritaires les plus démunis dans les processus de production de la ville, en associant ces groupes à la définition du projet et à la prise de décision, trouvent une légitimité à travers la notion de capa- bilités. Le même raisonnement peut être appliqué à des groupes minoritaires, ethniques ou reli- gieux. Les revendications pour une participation active des parties prenantes aux processus de production de la ville sont d’autant plus légitimées par l’approche de Sen qu’il revendique l’im- portance du débat public pour élaborer des solutions face aux injustices. Il dit (Sen, 2010 : 123) :

« Non seulement le dialogue et la communication ont leur place dans la théorie de la justice (nombreuses sont les raisons de douter de la possibilité d’une « justice sans dis- cussion »), mais la nature, la vigueur et la portée des théories proposées dépendent aussi des apports du débat. »

L’approche de Sen plaide ainsi implicitement pour la mise en œuvre de démarches de participa- tion favorisant le débat, et fait ainsi écho à la conception procédurale de l’intérêt général évo- quée précédemment.

Critiques de l’approche par les capabilités : Premièrement, la critique de l’éthique du care

relative à l’impartialité (vue pour Rawls) vaut aussi pour Sen, bien que celui-ci ne revendique pas (ni Rawls d’ailleurs) d’ignorer les circonstances particulières de chaque individu (ses senti- ments notamment) dans l’évaluation de ses attentes. Deuxièmement, la critique relative à la croyance en une universalité des principes, formulée par Walzer, ne peut toutefois pas s’adresser à Sen, dont l’approche par les capabilités stipule clairement qu’elle ne vise pas à décrire des principes de répartition, mais « uniquement » à préciser la nature des avantages globaux soumis à une telle répartition. Ainsi Sen précise que la théorie du choix social, à la base de l’approche par les capabilités, « reconnaît la pluralité incontournable de principes concurrents » (Sen, 2010 : 143). L’approche par les capabilités s’avère toutefois contradictoire avec la théorie de Walzer, pour qui non seulement il existe une pluralité de principes possibles (ce que ne conteste pas Sen), mais aussi une pluralité de biens sociaux appartenant à des sphères autonomes. Une notion unique, comme celle de capabilité, ne saurait tenir compte de cette pluralité.

Troisièmement, Sen reproche à Rawls son manque de pragmatisme du fait qu’il concentre son attention sur les institutions justes et ne tient pas compte des problèmes de justice ou d’injustice dans la vie que les gens peuvent mener. Mais ne pourrait-on pas faire à Sen le reproche qu’il fait à Rawls ? N’est-ce pas l’approche de Sen qui manque elle-même de pragmatisme en ne formulant pas de principes de répartition concrets ? Contrairement à Rawls qui propose, à travers les deux principes de justice comme équité, un mécanisme de répartition des biens premiers (les attentes légitimes selon Rawls), Sen, en revanche, ne s’intéresse pas au mécanisme de répartition ou d’agrégation des capabilités (les attentes légitimes selon Sen). Tout au plus il partage l’im- portance accordée par Rawls au principe d’équité (Sen, 2010 : 84) :

Qu’est-ce que l’équité ? Cette idée fondatrice peut revêtir diverses formes, mais en son cœur on trouvera nécessairement une exigence : évitons d’être partiaux dans nos évalua- tions, tenons compte des intérêts et préoccupations des autres ; et, notamment, ne nous laissons pas influencer par nos propres intérêts ni par nos priorités, excentricités et pré- jugés personnels. On peut à gros traits, concevoir l’équité comme un impératif d’impar- tialité.

Mais pour Sen, concevoir à partir d’un raisonnement hypothétique des institutions idéalement justes ne suffit pas à éclairer les hommes sur la manière de procéder face aux injustices. Au contraire, dans son approche, il met en avant sa théorie du choix social qui consiste, devant une situation concrète d’injustice, à évaluer différents scénarios d’action pour y remédier et à choisir celui qui, jamais parfait, s’avérera toutefois le plus à même de renforcer les capabilités des individus souffrant d’injustice.

Si Sen ne se risque pas sur le terrain de la description d’un mécanisme idéal de répartition des capabilités, préférant privilégier une approche à partir des situations concrètes d’injustice, il n’est toutefois pas impossible de concevoir une nouvelle formulation du principe d’équité à partir de la notion de capabilités. En considérant les capabilités comme les seules attentes légi- times à considérer (sans la distinction rawlsienne entre les libertés fondamentales, les chances d’accès aux positions sociales et les avantages socio-économiques), une action juste (équitable) pourrait être définie comme une action qui renforce les capabilités de tous, en ouvrant aux plus défavorisés (en capabilités) les meilleures perspectives (de renforcement de leurs capabilités). De sorte qu’il faut distinguer, d’un côté des revendications légitimes (les revendications de ca- pabilités) et de l’autre des principes permettant d’évaluer cette légitimité (la liberté essentielle- ment, et l’équité).

Ce qu’il faut retenir : L’approche par les capabilités est donc extrêmement féconde dans la

présente étude appliquée aux projets urbains, car elle intègre en elle deux composantes tout aussi précieuses (légitimes) de la liberté des parties prenantes (que n’intègre pas la notion de biens premiers chez Rawls) : la dimension de possibilité et la dimension procédurale de la liberté. Les projets urbains, à travers les résultats qu’ils visent, d’une part, et leurs processus d’élaboration, d’autre part, impactent directement ces deux dimensions de la liberté. Dans la perspective d’un porteur de projet d’aménagement urbain, parmi les types de revendications légitimes des parties prenantes figureront donc les capabilités (plutôt que les biens premiers) et parmi les principes susceptibles de guider l’action d’un porteur de projet dans l’évaluation de cette légitimité figu- reront la liberté (dans ses dimensions de processus et de possibilité) et l’équité.

De manière analogue à la reformulation que nous proposons ci-dessus du principe d’équité, la notion de capabilités permet à Sen de reformuler la définition du développement durable pro-

englobante et plus féconde), et à celle de développement, celle de liberté (plus fondamentale en tant que finalité selon lui). Sen (2010 : 307), pour qui la préservation des ressources n’est pas une fin en soi, définit ainsi la « liberté durable » comme « le maintien, et si possible l’extension, des libertés et capabilités concrètes dont jouissent les gens aujourd’hui ‘sans compromettre la capabilité des générations futures’ d’avoir une liberté semblable, ou supérieure ». Cette ap- proche sera très utile lorsque nous dirons un mot de la responsabilité environnementale des pro- jets d’aménagement urbain (voir section 8.3.8).

8.3.5.   Nozick  et  les  libertariens  :  le  respect  de  la  liberté,  le  droit  de   propriété    

Présentation : Dans les théories libertariennes, le « point de départ est la dignité fondamentale

de chaque individu humain, qui ne peut être bafouée au nom d'aucun impératif collectif » (Arnsperger & Van Parijs, 2003 : 29). Deux valeurs imbriquées sous-tendent la pensée de Robert Nozick et des libertariens comme Friedrich von Hayek, Milton Friedman et David Friedman : la liberté et la propriété de soi (self-ownership). Au contraire, l’égalité n’est pas une valeur essentielle chez les libertariens, pour qui « tout modèle de distribution ayant une composante égalitaire peut être bouleversé par l’action volontaire de quelques individus » (Nozick, 1988 : 205). En matière d’égalité, seule compte l’égalité des droits. Ainsi les libertariens n’accordent pas une place particulière aux attentes des plus désavantagés.

Une conception libertarienne de la justice acquiescerait donc au principe de liberté. Nous ne nous attarderons pas sur ce principe puisqu’il a déjà été identifié chez les auteurs précédemment évoqués, et déjà retenu dans le cadre de la typologie des principes éthiques en cours d’identifi- cation et puisque ce principe n’est pas fondamentalement différent par nature chez les liberta- riens et chez Rawls. En revanche, il faut nous pencher sur le droit de propriété personnelle, qui découle selon les libertariens du principe de liberté. Même s’il n’a pas la même portée chez Rawls que chez les libertariens, l’étude de la justice comme équité de Rawls a permis de montrer que le droit de propriété personnelle figurait aussi parmi les libertés de base de Rawls. La lecture de Rawls ne nous a pas permis, toutefois, de préciser la notion de droit de propriété et nous avions convenu d’en dire plus au moment d’étudier la théorie libertarienne.

Au nom de la liberté, le droit fondamental de chaque individu est pour les libertariens « le droit de chaque personne à la pleine propriété d’elle-même, des choses qu’elle a créées et de celles dont elle est devenue, par appropriation originelle, par achat ou par don, le légitime proprié- taire » (Arnsperger & Van Parijs, 2003). Dès lors qu’elle y est habilitée, une personne possédant une propriété a un droit inviolable sur celle-ci. Selon la théorie de l’habilitation de Nozick (1988 : 189) :

« Premièrement, une personne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice concernant l’acquisition est habilitée à cette possession. Deuxièmement, une per- sonne qui acquiert une possession en accord avec le principe de justice gouvernant les transferts, de la part de quelqu’un d’autre habilité à cette possession, est habilitée à cette possession. Troisièmement, nul n’est habilité à une possession si ce n’est par application (répétée) des deux premières propositions. »

Et Nozick (1988 : 194) ajoute :

« Contrastant avec les principes de justice ou de résultat en tant que fin [tels les principes égalitaristes et utilitaristes], les principes historiques de justice prétendent que les cir- constances passées ou les actions des gens peuvent créer des habilitations différentielles ou des défections différentielles envers les choses. »

Ainsi les personnes peuvent posséder légitimement des biens et cette légitimité provient de la seule manière dont elles les ont acquis et dont ceux auprès de qui ils les ont acquis, les avaient acquis eux-mêmes auparavant. Que des personnes possèdent plus et d’autres moins, et quelle que soit l’état de la répartition des biens dans une société (égale ou non, équitable ou non), c’est la seule chose qui compte pour qualifier une société de juste.

Puisque les personnes disposent d’un droit inviolable sur la propriété personnelle et sur les pro- priétés acquises légitimement au nom des principes ci-dessus, les libertariens s’opposent donc à toute forme de travail forcé, assimilé à de l’esclavage (Sandel, 2010 : 58-74). Ils condamnent toute forme de taxation, assimilée à du travail forcé. Nozick (1988 : 53) ajoute qu’un gouverne- ment se doit d’être « scrupuleusement neutre face à ses citoyens ». Au nom des valeurs de liberté et de respect du droit de propriété personnelle, Nozick (1988 : 9) défend la thèse suivante :

« un État minimal, qui se limite à des fonctions étroites de protection contre la force, le vol, la fraude, à l’application des contrats, et ainsi de suite, est justifié ; tout État un tant soit peu plus étendu enfreindra les droits des personnes libres de refuser d’accomplir certaines choses, et il n’est donc pas justifié ; enfin, l’État minimal est aussi vivifiant que

Dans la fabrique des villes, la notion de propriété est centrale puisqu’un projet urbain suppose des processus d’acquisition et de vente de foncier « non aménagé » puis de foncier « aménagé » (quand les travaux de viabilisation sont réalisés), de droits à construire, puis de surfaces cons- truites, de logements, de cellules commerciales ou tertiaire : en bref de propriétés foncières et immobilières. Parmi ces modalités d’acquisition figure parfois le cas ultime de « l’expropriation pour cause d’utilité publique ». La Situation 24 y est consacrée.