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Introduction aux théories de l’éthique retenues (2 ème cadre conceptuel) 128

Cette section s’intéresse au rapport entre un porteur de projet et les parties prenantes de ce projet, les droits qu’ont ces dernières vis-à-vis du premier et les devoirs du premier vis-à-vis des der- nières. Il ne s’agit donc pas d’étudier les devoirs du porteur de projet vis-à-vis de lui-même (éthique individuelle) ou vis-à-vis de la profession (déontologie professionnelle). Il s’agit d’étu- dier les devoirs du porteur de projet envers d’autres parties prenantes, ce qui nous amène sur le terrain de la justice. Il s’agit aussi d’étudier les devoirs du porteur de projet vis-à-vis de la nature (au sens de l’environnement naturel), les revendications de ce dernier ordre étant aussi présentes dans les projets urbains.

8.2.1.   Le  rapport  entre  éthique  et  justice    

« L’éthique est en philosophie l’étude de ce qui est right [juste, bien] ou wrong dans les con- duites humaines et des règles et principes qui devraient les gouverner11 » (Moodley et al., 2008 : 625, notre traduction). Dans le domaine de la vie en société, selon Rawls (1987 : 50), « les deux concepts principaux de l’éthique sont ceux du juste et du bien ». La justice est le champ de l’éthique appliqué aux relations entre les hommes. Pour lui, la question de la justice est même prioritaire par rapport à celle du bien. Avant de se demander ce qui fait un bon projet urbain, il serait donc plus approprié de s’interroger sur son caractère juste. Cette relation forte entre éthique et justice est illustrée par le titre de l’ouvrage du philosophe Michael Sandel (2010), intitulé Justice : What’s the right thing to do ? qui marque bien, parmi les « choses à faire », c’est-à-dire au sein de l’éthique, la place éminente de la justice. Elle est confirmée par l’ap- proche de Paul Ricoeur (2012 : 3, 6), auteur de l’article Ethique de l’Encyclopaedia Universalis : après avoir relié la notion d’éthique à celle de liberté en considérant que « Toute l'éthique naît donc de […] faire advenir la liberté de l'autre comme semblable à la mienne », il indique plus

loin que « La justice correspond à ceci : que ta liberté vaille autant que la mienne ». Il y aurait donc une forme d’équivalence entre éthique et justice.

Rawls (1987 : 71) pose que « chaque personne au-delà d'un certain âge [...] développe un sens de la justice dans des circonstances sociales normales ». D’Aristote à Rawls, la justice a toujours été un thème central de la philosophie (Sandel, 2010). Bien que différents courants (dont l’uti- litarisme, le libertarianisme, la justice comme équité) proposent différentes conceptions de la justice, tous s’accorderaient toutefois selon Rawls sur une définition générale du concept de justice qui pourrait être défini comme « un équilibre adéquat entre des revendications concur-

rentes » (Rawls, 1987 : 31, 36). En adoptant cette définition, un projet urbain, un dispositif de

participation ou de collaboration justes seraient donc ceux qui assurent un équilibre adéquat entre des revendications concurrentes. La notion de revendications (claims) concurrentes ne doit pas être entendue comme une compétition ouverte qu’il y aurait entre des intérêts person- nels et divergents revendiqués haut et fort par des parties prenantes en conflit. Dans l’approche de Rawls, cette notion fait plutôt référence aux attentes légitimes des hommes à l’égard des avantages de la vie sociale (Rawls, 1987 : 31, 32). Le porteur d’un projet d’aménagement urbain est-il susceptible d’influencer un équilibre entre des revendications concurrentes qu’auraient les parties prenantes ? Si oui, c’est qu’il y a bien un enjeu éthique de justice dans la conduite d’un projet.

Il est opportun à ce stade de faire un rappel sur le modèle de la saillance décrit plus tôt (section 3.2). La saillance des parties prenantes est définie par les auteurs du modèle comme le « degré de priorité que les porteurs de projet attribuent aux revendications concurrentes des parties pre- nantes » (Mitchell et al., 1997 : 854, notre traduction). Le modèle de Mitchell et al. (1997) suggère donc que le porteur d’un projet a bien une influence sur cet équilibre en priorisant les revendications. Il y aurait donc bien un enjeu éthique (de justice) associé à la participation et à la collaboration des parties prenantes au sein des projets d’aménagement urbain. Si par ailleurs les tenants de l’urbanisme délibératif (évoqués à la section 3.1)défendent le principe selon le- quel le planner se doit d’être impartial, cela ne signifie pas que son attitude est dénuée d’éthique : c’est au contraire reconnaître qu’il y a un enjeu éthique dans son intervention (l’exi- gence éthique d’impartialité est celle rendue possible derrière le voile d’ignorance requis par

Bien que la conception rawlsienne de la justice ne soit pas partagée par tous, la place centrale du concept de justice en éthique ne fait pas débat (sauf dans l’éthique du care, sur laquelle nous reviendrons plus loin). De même ce n’est pas la définition de la justice comme « équilibre adé- quat entre des revendications concurrentes » qui fait souvent l’objet de débat entre les philo- sophes, mais plutôt la définition de cet équilibre, et de la nature des revendications légitimes selon les diverses conceptions de la justice.

Cette définition de la justice peut laisser penser, puisqu’elle considère l’ensemble des revendi- cations concurrentes, que toute revendication dispose d’une certaine légitimité. En effet, au sein de la littérature sur les stakeholders, beaucoup d’auteurs tendent à considérer qu’une partie pre- nante est légitime du seul fait qu’elle est potentiellement affectée par un projet (Donaldson & Preston, 1995 : 67; Girard & Sobczak, 2010). Toute partie prenante susceptible d’avoir une revendication vis-à-vis du projet disposerait de facto d’une certaine légitimité. Mais nous avons vu que les attentes n’ont pas toutes la même légitimité (la légitimité opère sur un continuum) et que la légitimité n’est pas une notion binaire du type « on l’a » ou « on ne l’a pas ». Par exemple, dans le quartier de Claytown, dont nous avons vu qu’il était plutôt bien pourvu en équipements sportifs, mais dénué de tout espace public de rencontre, la revendication d’un groupe de rési- dents (ou d’élus) en faveur d’une nouvelle place en cœur du quartier peut paraître intuitivement plus légitime que la revendication en faveur d’un nouveau terrain de sport, quand bien même cette dernière revendication ne serait pas complètement dénuée de légitimité.

Notons que le dernier exemple traduit le fait que l’intuition suffit souvent à résoudre des pro- blèmes de justice. Effectivement il ne s’agit pas, dans cette thèse, de disqualifier les jugements à partir de l’intuition. Comme le notent Beauchamp et Childress (2009 : 397), dans le domaine de la bioéthique, « nous [dans le cas qui les intéresse : les professionnels de santé] avons souvent raison de faire confiance à nos réactions immédiates […] nous avons aussi raison de faire con- fiance à la morale commune plutôt qu’aux normes trouvées dans des théories générales ». Ainsi le recours à l’intuition est bienfondé en l’absence de situations conflictuelles. Le recours que Beauchamp et Childress font aux théories de la justice dans leur ouvrage sur la bioéthique vient d’ailleurs conforter – et non révéler – des principes qu’ils ont déjà identifiés dans la morale commune. Mais le recours à l’éthique s’impose pour éclairer les situations moralement conflic-

que nous cherchons une orientation auprès de la philosophie politique », là où l’intuition n’ap- porte plus de réponse (Kymlicka, 1999 : 63).

Pour Kymlicka (1999 : 301), « Les revendications de justice sont déterminées par les attentes légitimes des individus, et non par leurs attentes effectives ». Le corollaire de cette affirmation est le suivant : les attentes légitimes des individus sont celles qui peuvent être justifiées du point de vue de la justice. Ce chapitre est justement consacré à préciser ces attentes légitimes à partir des théories de la justice.

8.2.2.   Les  théories  éthiques  du  2ème  cadre  conceptuel  

D’emblée, nous postulons, à la suite de Beauchamp et Childress, qu’il est impossible de donner une règle unique et absolue de hiérarchisation des principes de justice entre eux. L’éthique et la justice sont parmi les sujets faisant débat au sein de la philosophie depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, et sur lesquels il n’existe pas une théorie dominante unique qui ferait consensus au- jourd’hui. En effet, il existe un certain nombre d’approches concurrentes. Selon la conception éthique dont un individu est porteur – l’utilitarisme, le libertarisme, une conception communau- tarienne ou la conception rawlsienne de la justice, l’éthique du care, etc. – l’équilibre adéquat entre des revendications concurrentes ne sera pas le même. Sen (2010 : 41) va jusqu’à dire : « peut-être n’existe-t-il pas, en fait, de dispositif social parfaitement juste et identifiable suscep- tible de faire émerger un consensus impartial ».

L’objectif ici est donc d’identifier, sans les hiérarchiser, les grands principes éthiques (occiden- taux) constituant les principaux filtres au travers desquels évaluer la légitimité des attentes au sein d’un projet urbain, et de constituer ainsi une typologie des revendications légitimes à partir de ces principes. Une liste des principales théories de la justice qui ont marqué l’histoire de la philosophie en occident, et qui demeurent pertinentes aujourd’hui, a pu être élaborée. A chaque théorie, nous avons fait correspondre les grands principes éthiques qui la caractérisent, ana- logues aux principes supérieurs communs des cités de Boltanski et Thévenot, et équivalents aux

principes normatifs fondamentaux mentionnés par Donaldson et Preston (1995) (voir Tableau

Tableau XV Principes éthiques issus des théories de la justice (2ème cadre conceptuel) Théorie Principes éthiques asso-

ciés Ouvrage de philosophie associé Auteurs

L’utilitarisme La maximisation de l’uti-lité globale

Introduction to the Principles of Moral

and Legislation J. Bentham Utilitarianism J-S. Mill Les théories contractualistes des Lumières L’intérêt général La liberté

Du contrat social J-J. Rousseau

Métaphysique des mœurs E. Kant

La Justice comme

équité Les libertés L’équité A Theory of Justice J. Rawls

Le libertarianisme (ou libertarisme)

La liberté

Le droit de propriété Anarchy, state, and utopia R. Nozick

L’approche par les

capabilités La liberté L’équité The Idea of Justice A. Sen

Le communauta- risme / le multicul- turalisme

La solidarité La tolérance

After virtue A. MacIntyre

Spheres of justice M. Walzer

Justice: What's the right thing to do? M. Sandel

L’éthique du care La sollicitude (care) In a Different Voice : Psychological theory and Women’s Development C. Gilligan

L’éthique environ-

nementale La responsabilité environ-nementale

Walden : Or, Life in the Woods A sand county almanac In defense of the land ethic Le contrat naturel

H.D. Thoreau A. Leopold J.B. Callicott M. Serres

L’ensemble de ces théories appartiennent au champ de l’éthique normative (par opposition à la méta-éthique, aux éthiques descriptives, aux éthiques appliquées), c’est-à-dire la branche de l’éthique s’intéressant aux règles morales qui doivent commander les actions. Au sein de l’éthique normative, ces théories appartiennent principalement à l’éthique sociale (par contraste avec l’éthique professionnelle et l’éthique individuelle) et aux éthiques de la nature.

Parmi ces théories éthiques, figure une approche conséquentialiste, c’est-à-dire une approche qui prescrit des comportements en fonction des conséquences et des buts recherchés : l’utilita- risme (largement développé par Jeremy Bentham et John Stuart Mill). A l’opposé de celles-ci figurent des éthiques déontologiques, c’est-à-dire des théories portant sur les devoirs moraux des personnes. C’est le cas de l’éthique d’Emmanuel Kant. L’objet de cette théorie n’est pas spécifiquement le thème de la justice, mais il est une source d’inspiration pour des philosophes

de la justice qui se réclament d’une approche déontologique et procédurale de la justice (Boyer, 1993): la théorie libertarienne de Robert Nozick et la théorie de la justice comme équité de Rawls. Notons que si Rawls revendique son approche procédurale de la justice (considérant que la méthode et les principes d’action sont aussi importants que le résultat final), sa théorie a aussi été qualifié de substantielle (considérant plutôt les résultats de l’action) par Jürgen Habermas, lui-même défendant une éthique radicalement procédurale basée sur le débat rationnel. Rawls lui répond :

« ces deux types de justice exemplifient certaines valeurs, respectivement celles de la pro- cédure et celle du résultat ; et les deux types de valeurs vont ensemble, dans le sens où la justice d’une procédure dépend toujours (sauf dans le cas particulier de l’intervention du hasard) soit de la justice de son résultat probable, soit de la justice substantielle ». (Habermas et al., 1997)

Les approches de Rousseau, Kant et Rawls sont qualifiées par Amartya Sen d’ « institutionna- lisme transcendantal » car elles s’intéressent à des institutions et des règles parfaites (Sen, 2010). Au contraire, Sen revendique plutôt une approche comparative, héritée de philosophes comme Smith, Bentham, Marx ou Mill, qui se préoccupe des réalisations sociales concrètes, c’est-à- dire qu’elles s’intéressent à des situations d’injustices particulières et non à l’établissement d’institutions justes pour la société dans son ensemble. Dans cette approche, il essaie de faire coexister déontologisme et conséquentialisme : « une définition complète des réalisations doit faire place aux processus précis par lesquels apparaissent les états de choses finaux » (Sen, 2010 : 48). Figurent aussi des éthiques de la vertu, en particulier l’éthique communautarienne d’Alasdair MacInTyre, et l’éthique du care de Carol Gilligan. Contrairement aux précédentes, les éthiques de la vertu s’intéressent moins aux principes susceptibles de guider l’action, qu’au caractère moral des personnes. Les éthiques de la vertu puisent leur origine dans l’antiquité : « Aristotle (384-322 BC) does not think justice can be neutral […]. He believes that debates

about justice are, anavoidably, debates about honor, virtue, and the nature of the good life »

(Sandel, 2010 : 187). Bréhier (1991 : 214) indique que selon Aristote, « [la] fonction propre et distinctive [de l’homme] est l’activité conforme à la raison [et] la vertu humaine consiste […] dans la perfection ou l’excellence de cette activité ». Bien qu’elles ne mettent pas la même emphase sur la raison, les éthiques de la vertu contemporaines s’inscrivent dans la continuité

à partir de principes, que certaines d’entre elles qualifient de trop abstraits (Gilligan & Laugier, 2008). Figurent enfin des éthiques environnementales, parmi lesquelles certaines – dont celles de Callicott (1989) et Serres (1990) – pourraient être qualifiées de plutôt déontologiques (la protection de la nature y est une fin en soi), d’autres de plutôt conséquentialistes (la protection de la nature n’a de sens qu’en rapport avec ce qu’elle apporte à l’homme).

Même si l’exercice consiste ici à faire ressortir, pour chaque théorie, un ou deux principes par- ticuliers qui la caractérisent, par contraste avec ceux d’une autre théorie, il convient de préciser que la plupart des théories analysées dans ce chapitre ne rejettent pas les principes des autres. Comme le notent Beauchamp et Childress lorsqu’ils analysent les grandes approches de l’éthique, la plupart d’entre elles partagent les mêmes principes et valeurs, dont le respect de l’autonomie notamment, ce qui les amène à parler d’une certaine « convergence des théories » (Beauchamp & Childress, 2009). Dans leur approche ils vont jusqu’à mettre au second plan ces théories au bénéfice d’une « théorie de la morale commune comme moralité universelle », dé- finie comme l’ensemble des principes partagés par les personnes morales, applicable à toutes les personnes en tous lieux (Beauchamp & Childress, 2009 : 3). Ils tirent de cette morale com-

mune les quatre grands principes au fondement de leur travail : le respect de l’autonomie, la

non-malfaisance, la bienfaisance et la justice. Pourtant ils n’expliquent pas vraiment d’où ils tirent ces principes – sinon de leur présence répétée au sein de diverses théories de l’éthique de la médecine – ni pourquoi ils retiennent ces principes plutôt que d’autres. C’est le travail d’ana- lyse des situations concrètes à partir de cette grille de principes postulés au départ qui viendra les conforter à mesure que leur réflexion se développe. Dans le domaine de l’aménagement, nous ne disposons pas d’emblée de principes d’une morale commune qui auraient été explicités dans une théorie de l’éthique de l’aménagement. Certes certains principes sous-jacents sous- tendent les théories de la participation évoquées au chapitre 3 (l’équité, le respect de l’autonomie par exemple), mais la seule lecture de ces théories ne suffit pas pour saisir la nature précise et la diversité de ces principes d’action.

Beauchamp et Childress précisent, dans leur domaine, que leur postulat de départ est qu’il n’existe aucun principe ou valeur morale, qui n’ait été pris en compte dans les quatre ensembles de principes qu’ils développent (Beauchamp & Childress, 2009 : 387). Ils parviennent à ce pos-

peuvent s’appuyer sur l’histoire de ces développements. Mais en aménagement peut-on déve- lopper avec autant d’assurance une liste exhaustive des principes éthiques de la morale com- mune à la base de la conduite des projets urbains ? A priori non. Il nous faut pourtant partir d’une liste que l’on présume exhaustive. C’est pourquoi il est nécessaire de s’appuyer sur une analyse préalable des grandes théories dans une approche globale, afin d’en extraire une typo- logie des grands principes éthiques à la base des actions humaines. Ceux-ci seront alors testés dans des situations réelles au sein de projets urbains, afin de tester leur pertinence pour l’éva- luation de la légitimité des parties prenantes dans les projets urbains.

Alors que le travail de Beauchamp et Childress consiste, dans le domaine de la bioéthique, à partir de normes générales de la morale commune connues, à évaluer et critiquer des points de vue moraux particuliers dans des situations concrètes, le travail de la présente recherche consiste plutôt à identifier quel pourrait être l’ensemble de normes générales communes pertinentes dans le domaine de l’aménagement urbain. Ainsi si l’on constate sans surprise que le principe de non-

malfaisance occupe une place déterminante dans le domaine de la médecine, on conviendra

qu’en aménagement sa place est sans doute moins centrale puisque en général les projets urbains ne mettent pas en jeu l’intégrité physique ou la vie de personnes. Ceci étant dit, l’universalité du principe de non-malfaisance n’est pas remise en cause, ni même le risque inhérent à tout projet urbain de générer des nuisances (sonores, visuelles, olfactives, de confort, de circulation) pour certaines parties prenantes du projet. Le principe de non-malfaisance n’a simplement pas la même prépondérance dans le domaine de l’aménagement que dans celui de la médecine. Il convient maintenant de confronter les principes issus des théories de la justice à l’analyse em- pirique.

8.3.     Confrontation  du  2

ème

 cadre  conceptuel  à  l’obser-­