• Aucun résultat trouvé

Sur le principe de différence (versus l’environnement et l’autonomie) 154

Au moment de lancer la consultation pour désigner une équipe de maîtrise d’œuvre urbaine (une équipe de conception composée de compétences en urbanisme, en paysagisme et en ingénierie), l’urbaniste municipal s’interroge sur le contenu à donner au paragraphe le plus important du cahier des charges de la consultation : la définition des objectifs poursuivis par la municipalité. En tant que maître d’ouvrage de l’étude et du projet d’aménagement urbain, les principales res- ponsabilités qui lui incombent, sont en effet la définition du programme (les objectifs, le nombre de logements à créer, les règles de mixité, etc.), et de l’enveloppe financière attribuée au projet. Pour préciser ces objectifs il organise des rencontres avec les principaux acteurs du quartier, notamment avec le chargé des relations citoyennes avec le quartier de Claytown, avec l’élu de quartier, avec les départements thématiques de la municipalité susceptibles de connaître des enjeux propres au quartier relatifs à leurs domaines de compétence (habitat, voirie et espaces verts, transports, commerce, vie associative). Ces échanges lui permettent d’objectiver les han- dicaps du quartier par rapport aux autres quartiers de la ville : des espaces publics dégradés, un

trafic automobile envahissant, un parc de logements obsolète, une situation d’enclavement ca- ractérisée par des temps de déplacements élevés pour accéder au centre-ville et aux zones d’em- ploi, la fragilité des commerces, etc.

Les objectifs du projet seront bien de remédier à ces déséquilibres (1) en améliorant la mobilité des habitants du quartier (en positionnant de manière optimale la nouvelle station de métro no- tamment, en développant les cheminements piétons vers le cœur de quartier, en développant le réseau de pistes cyclables et le mobilier urbain en faveur des vélos) ; (2) en améliorant les con- ditions d’habitabilité des logements du quartier (en précisant la connaissance et le niveau de dégradation de chaque immeuble de logements, et en formulant des préconisations quant à leur traitement (démolition, réhabilitation), et au phasage de ces interventions) ; (3) en introduisant de la mixité sociale par la diversification du parc de logements (en prévoyant la construction de logements en accession à la propriété dans un quartier largement dominé par le logement locatif social) ; (4) en développant des espaces publics de proximité plus qualitatifs (une place plus importante à la nature, une place de cœur de quartier, des rues requalifiées) ; (5) en redynamisant l’offre commerciale de proximité.

A côté de ces objectifs l’urbaniste municipal introduit deux objectifs supplémentaires : (6) un objectif d’innovation en matière de desserte énergétique des bâtiments et de traitement alternatif des eaux pluviales, axé autour de la réduction de l’empreinte écologique du quartier ; (7) un objectif d’implication des habitants dans les choix qui seront effectués. Il demande en particulier aux candidats de mettre en avant leurs références en conduite d’ateliers participatifs.

Analyse : Parmi ces objectifs, les cinq premiers relèvent très clairement d’un objectif général de

rééquilibrage des possibilités offertes aux habitants de ce quartier par rapport aux autres quar- tiers de la ville, et à l’intérieur du quartier aux habitants dont les logements sont particulièrement dégradés, ainsi qu’aux habitants qui n’ont pas les moyens de s’acheter une voiture, par rapport à des habitants moins désavantagés. Ce faisant ils contribuent au principe d’égalité des chances. Manifestement les deux autres objectifs relèvent d’autres principes. Ils constituent aussi des revendications légitimes, car ils sont pleinement légitimés par le principe de préservation de l’environnement naturel (voir section 8.3.8) et ceux de respect de l’autonomie et de renforce-

Les critiques de la théorie rawlsienne de la justice comme équité : L’équité est certainement

l’un des principes majeurs au cœur de la plupart des théories de la participation en urbanisme. Ainsi en revendiquant l’empowerment des groupes les plus démunis (the have-nots), la théorie de la participation citoyenne d’Arnstein, notamment, est manifestement emprunte de cet idéal (Arnstein, 1969).

Bien que la théorie de Rawls ait eu une influence considérable, au point d’être « considérée dans le monde anglo-saxon comme le texte contemporain le plus important de la philosophie morale et politique » (Rawls, 1987 : dernière de couverture), elle a fait l’objet de nombreuses critiques depuis sa parution. La critique communautarienne de Walzer à l’attention des philosophies du contrat (rencontrée dans la section précédente 8.3.2), relative à l’impossibilité d’un intérêt gé- néral universel, vaut aussi pour la théorie de la justice comme équité de Rawls, puisque celle-ci présuppose aussi l’existence d’un système de justice qui serait universellement admis, derrière un voile d’ignorance (système que les deux principes de justice de Rawls tentent d’approcher). Walzer reproche à la théorie rawlsienne, non seulement l’universalité des principes, mais aussi la prétention à croire que l’ensemble des biens sociaux (excepté les libertés fondamentales) puissent être répartis en fonction d’un principe unique (le principe de différence), puisqu’ils appartiennent selon lui à différentes « sphères de justice ». Ainsi la critique faite à l’utilitarisme – qui tend à considérer que l’ensemble des biens puissent être mesurés sur une échelle unique – s’applique aussi à la théorie de la justice comme équité.

La théorie rawlsienne de la justice, de même que l’ensemble des théories de la justice mettant en avant la condition incontournable de l’impartialité (dont l’utilitarisme, l’approche par les capabilités de Sen, et même la théorie de l’égalité complexe de Walzer), a par ailleurs été large- ment critiquée par la théorie du care de Carol Gilligan, chez qui l’impartialité n’est pas une qualité, mais un détachement « moralement problématique, car il nourrit la cécité morale ou l’indifférence » (Laugier & Paperman, 2008). Nous y reviendrons plus loin.

Non sans similitude avec la critique de l’impartialité faite par la théorie du care, Sandel reproche à la théorie rawlsienne, qui met à la base de tout les principes de liberté et d’impartialité, son incapacité à reconnaître certaines obligations morales, telles que la solidarité et la loyauté, le devoir de mémoire (de l’histoire), les convictions religieuses et, de manière générale, l’ensemble

des revendications morales provenant des communautés et des traditions qui façonnent notre identité (Sandel, 2010).

La théorie de la justice comme équité, où le principe d’égalité occupe une place importante, a été aussi critiquée par les libertariens. Ils considèrent tout principe de répartition (que le principe soit d’égalité strict ou d’équité) comme un objectif impossible et contraire à la liberté des indi- vidus. En effet, partant d’une situation d’égalité ou d’équité parfaite, dès qu’un individu entre- prendrait une action (la production d’une richesse nouvelle par exemple), elle aurait pour effet de modifier la répartition équitable et nécessiterait une action coercitive de rétablissement de cet équilibre, contraire au principe de liberté (et de droit de propriété) (Nozick, 1988).

Ce qu’il faut retenir : Malgré les critiques dont elle a fait l’objet, la théorie de la justice comme

équité demeure un repère majeur pour les porteurs de projet d’aménagement urbain. Il ressort de son analyse, et des mises en situation correspondantes, que les revendications de liberté constituent un type d’attentes légitimes, trouvant des applications concrètes dans le contexte des projets d’aménagement urbain, au moins en ce qu’elles ont trait à la liberté d’expression. Au titre des revendications de liberté (ou d’autonomie), nous verrons plus loin que le droit de pro- priété et le renforcement des capabilités constituent deux autres formes de revendications éma- nant du principe de liberté, que les projets urbains sont susceptibles d’affecter, et constituent ainsi des types de revendications légitimes. De même le principe d’équité (en fait le principe de différence contenu dans le principe d’équité) constitue bien un filtre pertinent à travers lequel évaluer la légitimité des revendications des parties prenantes d’un projet urbain, relatives à la répartition des biens sociaux premiers, incluant les avantages socio-économiques et les

chances d’accès aux positions sociales produits par le projet (dont la liberté de se déplacer, de

travailler, d’accéder à une offre de santé performante, etc.).

8.3.4.   Amartya  Sen  :  l’approche  par  les  capabilités  

Présentation : Amartya Sen raffine les concepts de liberté et de biens premiers avancés par

Rawls en introduisant la notion de « capabilité », définie comme la « possibilité réelle » qu’un individu a de choisir le type de vie ou l’action à laquelle il donne de la valeur (Sen, 2010). Pour

un principe à deux dimensions : une dimension de possibilité (d’un résultat final) et une dimen- sion procédurale. Dans la première dimension, une personne a la possibilité d’accomplir ce qu’elle valorise (rester chez elle un dimanche par exemple), quelle que soit la façon dont cela se produit. Dans la deuxième dimension (procédurale), la même personne non seulement a la possibilité d’accomplir ce qu’elle valorise, mais en plus, elle le décide d’elle-même parmi d’autres possibilités (elle choisit de rester chez elle alors qu’elle aurait pu sortir), et non sous la contrainte (si par exemple des voyous postés devant son logement l’agressaient de toute façon agressée en cas de sortie). Sen (2010) note ainsi que « la liberté de déterminer la nature de son existence est une composante précieuse de la vie ».

L’apport significatif de la notion de capabilité par rapport à la notion de biens premiers chez Rawls réside ainsi dans l’idée que la justice ne consiste pas seulement à répondre aux besoins des hommes, mais elle doit aussi prendre en compte leurs valeurs. Pour Sen (2010 : 305), « Certes les gens ont des besoins, mais ils ont aussi des valeurs ; en particulier ils chérissent leur aptitude à raisonner, évaluer, choisir, participer et agir. Les limiter à leurs besoins nous donnerait une vision assez appauvrie de l’humanité ». Au-delà des libertés de base auxquelles Rawls at- tribuent un statut particulier, et des biens premiers sociaux concernés par le principe de diffé- rence, Sen met donc en avant la liberté procédurale comme un avantage comparatif des indivi- dus, que toute théorie de la justice devrait prendre en compte. On remarque ici la différence et la complémentarité entre, d’une part, les libertés formelles (liberté d’expression, de pensée, etc.) prises en compte par Rawls, et d’autre part, l’autonomie individuelle chère à Kant (mais qui ne figure pas dans les principes de justice de Rawls comme un avantage global sujet à répartition). Inversement, des personnes pourraient avoir la capacité ou le potentiel de décider librement (en termes de processus) entre plusieurs projets de vie ou plusieurs actions, mais sans disposer des moyens concrets (possibilités) de les réaliser. Ces capacités seraient alors de pures potentialités, mais resteraient inopérantes, faute de disposer des conditions favorables à leur réalisation : ce ne sont pas des « capabilités ». Une capabilité est une capacité à laquelle on a donné la « possi- bilité réelle » (la liberté) de s'effectuer, c’est-à-dire « l'aptitude réelle des gens à choisir entre différents types de vie qui sont à leur portée » (Sen, 2010 : 290). Les projets d’aménagement urbains sont-ils susceptibles de contribuer au renforcement des capabilités de leurs parties pre-