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Sur les conceptions substantialiste et procédurale de l’intérêt général 143

Au sein du projet de Claytown, une réunion de consultation publique est organisée en début de projet par la municipalité, afin de présenter la démarche aux résidents et usagers du quartier, et d’entendre leurs attentes sur le quartier, en vue d’alimenter le diagnostic de la municipalité et de définir les objectifs du projet. Les attentes suivantes sont exprimées en cours de réunion : - Des craintes relatives à la disparition de certains commerces à proximité de leur habitation ;

- Des attentes des usagers et résidents actuels sur la préservation ou l’amélioration du cadre de vie du quartier : par exemple la création de nouveaux espaces verts, la requalification d’espaces dégradés et peu sécuritaires ;

- Des attentes relatives à la mise en valeur du bâtiment Wellington dont le caractère patrimonial constitue un facteur d’identité du quartier ;

- Des craintes que le projet génère des nuisances (acoustiques, visuelles) auprès de leur habita- tion, à cause du chantier dans un premier temps, puis à cause des nouvelles constructions sur le long terme.

L’urbaniste municipal note qu’au cours de cette première réunion, comme au cours des réunions publiques qui suivront, ce sont souvent les parties prenantes dont les intérêts particuliers sont les plus directement touchés par le projet qui se déplacent et s’expriment. Aucun participant ne s’est par exemple manifesté pour défendre l’enjeu de produire de nouveaux logements à l’échelle de la ville pour accueillir de nouvelles populations, l’enjeu de réduire l’usage de la voiture (et la pollution associée) en créant le métro et en réduisant le nombre de places de sta- tionnement automobile dans le quartier, l’enjeu de limiter l’étalement urbain en favorisant la densification. De manière générale l’urbaniste municipal constate que les parties prenantes por- teuses de ces enjeux sont rarement celles qui s’expriment en réunion publique.

Plusieurs fois au cours de la réunion, certains participants font toutefois valoir aux élus leur devoir de protéger l’intérêt général, face aux intérêts particuliers d’acteurs économiques notam- ment. L’intervention du président du comité de quartier est en un exemple, lorsqu’il rappelle à l’élu municipal son rôle de garant de l’intérêt général face à l’intérêt particulier de la société Ter’Pat, candidate au rachat de l’immeuble patrimonial pour le réhabiliter.

Analyse : Même si elles concernent des collectifs de parties prenantes (les riverains de telle rue,

les usagers de tels espaces, les habitants de tel immeuble, voire les habitants et usagers du quar- tier dans son ensemble) les attentes exprimées n’en demeurent pas moins des attentes particu- lières et ne relèvent pas nécessairement toutes de l’intérêt général. Par exemple les attentes re- latives à la mise en valeur du bâtiment patrimonial éludent l’enjeu du coût exorbitant d’une telle réhabilitation pour la municipalité, dont cette dernière juge qu’il est pourtant à prendre en compte dans la détermination de l’intérêt général.

Dans cette situation, le constat selon lequel les attentes qui s’expriment sont des attentes parti- culières (même si elles concernent des collectifs de parties prenantes) plaiderait a priori pour une approche substantialiste de l’intérêt général, considérant qu’il est bien du ressort des élus,

in fine, de prononcer l’intérêt général. Cette affirmation est corroborée par les interventions

ponctuelles de citoyens vigilants, exigeant des élus qu’ils assument leur responsabilité en ne favorisant pas les intérêts particuliers d’un groupe spécifique de la société civile, mais en opérant des choix en vue d’un intérêt général ou d’un bien commun à assurer, et qu’il en va du respect des citoyens dans leur ensemble que de tenir cet engagement. Toutefois cette l’approche subs- tantialiste présuppose que les hommes dans le quotidien sont capables de construire ou découvrir l’intérêt général, ce que nient des philosophes comme Rawls ou Habermas. Pour Rawls, il fau- drait que les gens parviennent à se placer derrière un « voile d’ignorance », faisant abstraction de leurs conditions matérielles et sociales, ce qui n’est pas facile.

Est-ce que les attentes particulières (individuelles ou collectives) exprimées par les participants à la réunion publique sont illégitimes ? Elles contribuent pourtant à la détermination de l’intérêt général, en faisant par exemple prendre conscience à la municipalité d’un enjeu d’insécurité qu’elle aurait sous-estimé, d’un attachement des habitants à un espace public ou à un bâtiment... Ignorer ces attentes constituerait une forme de négligence vis-à-vis des résidents, une négation de leur capacité d’autodétermination, tout aussi contraire à l’intérêt général que si l’on avait considéré comme seules légitimes les attentes des participants à la réunion publique s’étant ex- primés, au détriment de ceux restés silencieux et au détriment des absents. Schématiquement dans le premier cas on néglige la liberté des participants qui se sont exprimés, tandis que dans le deuxième on néglige la liberté des parties prenantes absentes à la réunion publique (dont les autres citoyens de la ville) ou silencieuses pendant celle-ci.

Un juste milieu entre une approche substantialiste poussée à l’extrême, qui donnerait les pleins pouvoirs à l’autorité publique, et une approche procédurale poussée à l’extrême, qui déléguerait l’ensemble des décisions à des personnes ou des groupes particuliers de la société civile, pourrait être recherché. Sans nous aventurer dans la détermination d’un juste milieu, nous suggérons qu’à partir de la mise en situation ci-dessus il ressort :

ou collectives) exprimées par des participants non-élus demeurent des revendications parti- culières ;

-   de l’approche procédurale, le principe que l’échange et le débat contribuent à la détermina- tion de cet intérêt général.

Les deux approches (substantialiste et procédurale) se rejoignent, d’une part, sur l’idée qu’il faille poursuivre un intérêt général qui dépasse les intérêts particuliers et, d’autre part, sur l’idée que l’intérêt général impose une action publique volontariste, qu’elle soit substantialiste ou pro- cédurale. En tant qu’intervention, de portage souvent public, ayant pour effet de transformer un morceau de ville au bénéfice de la société dans son ensemble, le projet urbain peut être qualifié d’archétype d’une action publique visant à promouvoir l’intérêt général, même s’il est pourtant en prise avec de multiples intérêts particuliers.

Suivant une telle conception de la justice, qui a largement influencé l’organisation socio-écono- mique des pays occidentaux, il n’est pas surprenant que les pouvoirs publics, garants supposés de la volonté générale, disposent dans les pays d’Europe et d’Amérique du nord de prérogatives en matière d’aménagement des villes : généralement au niveau des municipalités, avec un con- trôle plus ou moins important des échelons gouvernementaux supérieurs, selon que le pays est plus ou moins centralisé. Les villes ont par exemple la faculté en France et au Québec d’établir des plans d’urbanisme aux niveaux municipal ou d’arrondissement selon les contextes (plans locaux d’urbanisme en France, plans d’urbanisme et plans de zonage au Québec) et de mobiliser des outils tels que les zones d’aménagement concerté (ZAC) en France ou les programmes par- ticuliers d’urbanisme (PPU) au Québec, ainsi que les outils juridiques et fonciers associés (voir section 1.1).

Les critiques des philosophes du contrat : Sans remettre en question le bienfondé de l’intérêt

général, cette section a montré que la façon de le mettre en œuvre faisait débat, entre une ap- proche substantialiste de celui-ci, ou une approche procédurale, basée sur la communication rationnelle entre les individus (Padioleau, 2000). Les philosophes du contrat du siècle des Lu- mières ont largement inspiré des philosophes contemporains de la justice, au premier rang des- quels John Rawls, qui s’en présente lui-même comme un héritier. Sa théorie de la justice comme

équité est une théorie du contrat, dont le mérite est selon lui de transmettre l’idée que les prin-

cipes de la justice peuvent être conçus comme des principes que des personnes rationnelles choisiraient universellement derrière ce qu’il appelle un voile d’ignorance (Rawls, 1987). Cette approche est toutefois contredite par d’autres approches comme celle de Michael Walzer, parfois qualifiée de communautariennes, pour qui « le problème véritable est celui du particu- larisme de l’histoire, de la culture et de l’appartenance à une communauté », de sorte que la question que se posent des individus ordinaires « n’est pas : que choisiraient des individus ra- tionnels dans telle ou telle condition propre à garantir l’universalité de leur choix ? mais : que choisiraient des individus comme nous, dans la situation qui est la nôtre, partageant une culture et déterminés à continuer à la partager ? » (Walzer, 1997 : 26).

Ce qu’il faut retenir : Quelle que soit la conception retenue (substantialiste ou procédurale), il

n’en demeure pas moins que l’intérêt général constitue bien un filtre pertinent au travers duquel évaluer la légitimité des attentes des parties prenantes d’un projet urbain, en tant qu’il est l’ex- pression de la volonté générale (ou de la prééminence des collectifs pour reprendre le terme utilisé dans le modèle des cités), définie comme une volonté universelle transcendant les intérêts particuliers. Nous reviendrons dans la discussion sur les raisons qui nous ont poussés à toutefois ne pas retenir cette forme de revendications comme l’un des types de revendication légitime au sein de la typologie en cours de construction. Enfin, il faut noter qu’à travers l’intérêt général, c’est fondamentalement le principe de respect de la liberté de l’autre qui est mis en avant par les philosophes du contrat, comme principe au travers duquel évaluer la légitimité des attentes. Nous reviendrons plus loin sur les principes d’autonomie et de liberté, dans la discussion autour des théories libérales de Rawls, Nozick et surtout Sen, de sorte que nous ne l’approfondissons pas ici.

8.3.3.   La  conception  rawlsienne  de  la  justice  :  le  respect  des  liber-­ tés  et  l’équité    

Présentation : A partir de la théorie éthique de Kant, le principe de respect de l’autonomie in-

prenantes d’un projet urbain, mais nous n’avons pas confronté ce principe à une mise en situa- tion concrète dans le projet de Claytown (nous avons préféré nous concentrer sur le principe de la volonté générale). Le principe de liberté ressort en fait de plusieurs des théories à l’étude : les théories libérales de Rawls et de Sen et la théorie libertarienne de Nozick. Nous testerons ce principe à travers ses déclinaisons possibles (respect des libertés de base, respect du droit de propriété, renforcement des capabilités), dans des mises en situations concrètes, à mesure que nous parcourrons ces théories. Dans sa conception de la justice, Rawls s’attache à définir des principes en vue d’une juste répartition des biens premiers sociaux. Les biens premiers sociaux (les droits, les libertés, les possibilités offertes aux individus, les richesses, les revenus) et les biens premiers naturels (la santé, la vigueur, l’intelligence, l’imagination) sont les deux formes de biens premiers, qu’il définit comme les biens « que tout homme rationnel est supposé dési- rer » (Rawls, 1987 : 93) (voir Tableau XVI).

Tableau XVI Les biens premiers selon Rawls

(adapté de Rawls (1987), Arnsperger (2003))

Les biens premiers naturels Les biens premiers sociaux

Les talents -­   L’intelligence -­   La vigueur -­   L’imagination

La santé

Les libertés fondamentales

-­   Les libertés politiques (droit de vote et d’éligibilité) -­   Liberté d’expression et de réunion

-­   Liberté de conscience et de pensée

-­   Liberté de détenir de la propriété personnelle

-­   Protection contre l’arrestation et l’emprisonnement arbitraires

Avantages socio-économiques -­   Revenus et richesses -­   Pouvoirs et prérogatives -­   Bases sociales du respect de soi -­   Loisir

Chances d’accès aux positions sociales

Dans la conception libérale – égalitariste de Rawls (où les deux principes fondamentaux sont ceux de liberté et d’égalité), la justice (ou la « justice comme équité »), doit satisfaire deux principes, dont le premier est prioritaire sur le second (Rawls, 1987 : 91-96). Le 1er principe porte sur la première catégorie de biens premiers sociaux compris dans le tableau (les libertés

fondamentales, ou libertés de base) et le 2ème principe porte sur les deux autres catégories de biens premiers sociaux (les chances d’accès aux positions sociales et les avantages socio-éco- nomiques).

D’abord, (1) le principe de la plus grande liberté égale pour tous stipule (Rawls, 1987 : 91) :

« chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres ».

On retrouve ici le principe de l’autonomie (liberté) central chez Kant et les philosophes du con- trat, pour qui l’objet du contrat social est d’harmoniser les libertés individuelles avec celles des autres. Ensuite, (2) le principe de différence stipule que (Rawls, 1987 : 115):

« les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) [l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de cha- cun et qu’] elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives et (b) elles soient attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, conformément à la juste (fair) égalité des chances. »

La définition de Rawls (1987 : 93) des biens premiers n’est pas sans rappeler la définition de Mitchell, Agle et Wood (1997 : 869) de la légitimité (« une perception généralisée selon laquelle les actions d’une entité sont désirables ou appropriées dans un système socialement construit de normes, de valeurs, de croyances »). Conformément à la distinction faite au chapitre 6 entre l’approche sociologique et l’approche philosophique de la notion de légitimité, la formule de Rawls « que tout homme rationnel est supposé désirer » est en philosophie proche de ce que la définition de Mitchell, Agle et Wood est en sociologie : la définition même de la légitimité. Pour les sociologues il s’agit de la conformité à une norme sociale et pour les philosophes la confor- mité à une norme de raison. Les biens premiers ne sont donc rien d’autre que les revendications

légitimes selon Rawls. Les revendications légitimes des parties prenantes des projets urbains ne

seraient-elles donc pas à rechercher parmi les biens premiers sociaux de Rawls ?

Il faudrait pour ce faire repérer des biens premiers que les projets urbains sont susceptibles d’af- fecter. Les autres biens premiers étant « hors sujet » dans la recherche qui nous occupe. Analy- sons d’abord la première catégorie de biens sociaux premiers, concernés par le premier principe de Rawls. Les « libertés fondamentales » (ou « libertés de base ») sont avant tout garanties au niveau des institutions et des lois. Aussi un projet d’aménagement urbain est sans influence sur

les libertés politiques, la liberté de conscience et de pensée, la protection contre l’arrestation et l’emprisonnement arbitraire. Mais un projet d’aménagement urbain n’est pourtant pas sans in- cidence sur toutes les libertés de base, notamment la liberté d’expression et le droit de propriété. La Situation 19 confirme que la conduite des projets d’aménagement urbain peut impacter la liberté d’expression.