• Aucun résultat trouvé

La présente thèse porte sur le dialecte de Brag-bar, donc un dialecte situ du nord.

L’objectif de cette thèse est double. Premièrement, en se basant sur les travaux de Zhang (2016, etc.), elle proposera une description plus approfon- die sur la phonologie, la morphologie et la morpho-syntaxe du brag-bar.

Deuxièmement, elle se concentrera en particulier sur l’encodage des re- lations spatiales dans ce dialecte, i.e. les systèmes d’orientation et de mou- vement associé, et tentera de proposer une comparaison rgyalronguique sur ces deux aspects.

1.3.1 Systèmes d’orientation

Comme nous l’avons mentionné dans la classification des langues rgyal- rong dans en §1.2.1, une caractéristique partagée par les langues rgyalron- guiques et les langues qianguiques est l’emploi de préfixes verbaux pour exprimer la catégorie de l’orientation. Ces préfixes sont appelés « préfixes directionnels » (LaPolla 2003: 49 ;Shirai 2009,2018) ou « préfixes orienta- tionnels » (Sun 2000a, etc.) dans la littérature, qui sont des marqueurs du « système d’orientation ».

1.3.1.1 Divergence dialectale à l’intérieur du groupe

Les systèmes d’orientation rgyalrongiques se distinguent par leurs valeurs sémantiques particulières, telles que « amont/aval », « vers la montagne/la rivière », qui représentent un type de deixis spatiale non-universelle ancrée dans la topographie locale de montagnes escarpées, de vallées encaissées de fleuves et de torrents. Ces systèmes peuvent être décrits sous le terme de deixis topographique proposé par Post (2011b, 2019, 2020), i.e. un type de deixis spatial non-universel dont la référence est ancrée dans la topographie. Ces systèmes ont attiré l’attention des chercheurs dès que ces langues ont été premièrement étudiées dans la première moitié du 20èmesiècle (Wen

1943; Jin et al. 1957, 1958). Mais après 70 ans déjà, ce sujet est toujours mal compris aux niveaux synchronique et diachronique.

Les études rgyalronguiques des trois dernières décennies ont débattu à propos des valeurs sémantiques des préfixes directionnels. Ceci concerne en particulier le situ où on a une proportion élevée de morphèmes, qui sont apparentés diachroniquement entre les dialectes, mais sont associés avec dif- férentes valeurs sémantiques.

Les premières analyses sont basées sur le situ de So-mang (Jin et al. 1957,1958) et de Cogtse (Lín 1993), et ont tenté de caractériser le système d’orientation avec un modèle de six orientations, qui s’organisent selon les trois dimensions vertical (haut/bas), montagne-rivière (vers la montagne/la rivière) et fluvial (l’amont/l’aval).

Bien que le système tridimensionnel soit considéré typiquement rgyalron- guique, les chercheurs n’arrivent pas à un consensus sur les valeurs séman- tiques exactes de ces trois dimensions. Les données des langues rgyalrong

du nord suggèrent un autre modèle tridimensionnel comprenant trois axes : vertical (haut/bas), fluvial (amont/aval) et solaire (est/ouest), i.e. le mo- dèle pan-rgyalronguique deSun(2000a). Cette analyse a été adoptée parLin

(2002) pour réanalyser le système du cogtse, dans lequelLina argumenté en faveur de l’absence de la dimension montagnge-rivière, et la présence d’une dimension solaire (est/ouest). Or, le modèle pan-rgyalronguique rencontre également des problèmes dans les dialectes du situ décrits plus tard, pour cette raison, Prins (2016) est revenue à l’analyse antérieure de Lín (1993) pour le système d’orientation du kyom-kyo.

Contrairement aux efforts de ces auteurs à chercher un modèle pan- rgyalrongique, les variétés nouvellement documentées de ce groupe indiquent que la diversité dialectale des systèmes d’orientation au sein du groupe est largement sous-estimée, et que le nombre de préfixes et leurs valeurs séman- tiques peuvent tous varier selon les dialectes. En plus des concepts de « vers la montagne/la rivière », « est/ouest », etc. qui ont été beaucoup discutés, on en a découvert d’autres moins connus, tels que « l’adret/l’ubac » en khros- kyabs (Lai 2017), « transversal » en zbu (Gong 2018), etc. D’un autre côté, certaines variétés présentent des systèmes « lacunaires », comme ceux du stau (Jacques et al. 2016) et de certains dialectes du zbu (Gong 2018), avec moins de préfixes directionnels que les systèmes tridimensionnels typiques. 1.3.1.2 Préfixes directionnels et la morphologie verbale rgyalron-

guique

La divergence entre les systèmes d’orientation est loin d’être triviale dans les langues rgyalronguiques, car ces systèmes impliquent deux questions im- portantes, (i) leur relation avec la morphologie verbale des langues rgyalron- guiques et (ii) leur position dans les systèmes de deixis topographique dans la famille sino-tibétaine.

Les préfixes directionnels se présentent d’une manière obligatoire dans la morphologie verbale des langues rgyalronguiques. Chaque verbe est as- socié à une orientation, exprimée par un préfixe à double fonction, codant des informations spatiales transparentes ou conventionnelles, et véhiculant des valeurs de temps-aspect-modalité-évidentialité. En Japhug, la variété la mieux décrite, le préfixe directionnel lɤ- avec le verbe de mouvement ɣe « venir[II]» exprime à la fois l’aoriste et l’orientation vers l’amont, tandis qu’avec le verbe non-mouvement βzi« être ivre », la forme aoriste perfective lɤ-βzi est exprimée par la même structure, sauf que le préfixe directionnel lɤ- véhicule une orientation abstraite lexicalisée au verbe.

(1) Japhug (rgyalrong du nord) a. lɤ-ɣe

aor :upriver-come[2] « Il est venu (vers l’amont)»

b. lɤ-βzi

aor-être.ivre « Il est soûl. »

Les préfixes directionnels sont clairement une partie importante du sys- tème verbal des langues rgyalronguiques. Mais comme nous l’avons mention- né en dessus, la divergence dialectale est drastique au sein de ce groupe : le nombre de préfixes et leurs valeurs sémantiques varient selon les dialectes.

En particulier, ce groupe a un membre remarquable, le tangoute, qui est une langue éteinte avec son propre système d’écriture, autrefois parlée dans l’empire tangoute (1038-1227) dans le nord-ouest de la Chine actuelle, une zone géographiquement éloignée de la zone de langues rgyalronguiques modernes. Les préfixes d’orientation en tangoute sont impliqués dans la morphologie verbale d’une manière très similaire à ceux du rgyalronguique moderne. La forme perfective

𗞞

4342

𗏋

3363 dja2-sji2 en tangoute contient également le préfixe directionnel

𗞞

4342 dja2- exprimant l’orientation lexica- lisée du verbe « mourir ». Cependant, des recherches sur les textes tangoutes montrent que les préfixes directionnels tangoutes ne sont pas associées d’une manière évidente avec les orientations topographiques comme celles connues dans les langues rgyalronguiques modernes (Arakawa 2012).

(2) Tangoute (rgyalronguique occidental) ... ... ...

𗞞

4342 dja2-sji2 dir1-mourir[A]

𗏋

3363

« ... il en est mort » (Jacques 2016b: 45)

D’autre part, Post(2019, 2020) montre la prévalence de la deixis topo- graphique dans la famille sino-tibétaine. Les systèmes basés sur la deixis d’élévation (i.e. haut/bas, niveau horizontal), parmi lesquels les langues ki- ranti sont des exemples connus (Bickel 1997;Michailovsky 2016), sont par- ticulièrement courants dans cette famille. Les systèmes d’orientation rgyal- ronguiques représentent un type particulièrement élaboré de système de ce type.

Cependant, bien que la deixis topographique soit fréquente en sino- tibétain, cette immense famille est caractérisée par une diversité typologique interne : des langues comme le birman et le chinois n’ont pas de morpholo- gie flexionnelle verbale, des langues comme le tibétain ont une morphologie flexionnelle dans le système verbal, mais aucun marquage de deixis topo- graphique comme partie obligatoire de l’inflexion verbale. Dans la grande majorité des langues sino-tibétaines non-écrites, malgré la présence de la morphologie flexionnelle et la deixis topographique, les deux aspects sont liés de diverses manières. Il est en effet très rare de voir les cas similaires

aux langues rgyalronguiques, où la deixis topographique participe dans la flexion verbale d’une manière obligatoire.

Une étude comparative sur les préfixes directionnels rgyalronguiques peux jouer un rôle clé dans l’étude du lien entre deixis topographique et morphologie verbale dans la famille sino-tibétaine. Comme la diversité des systèmes d’orientation rgyalronguiques est insuffisamment investiguée, cette thèse vise à enquêter à la fois sur la diversité synchronique et sur l’évo- lution historique de ces systèmes. Nous commencerons par le système du brag-bar, le seul système d’orientation « lacunaire » en situ. Basé sur la description synchronique du système (§7) et l’élucidation de sa structure sémantique (§8), nous passerons à une étude comparative afin de dévoiler la directionnalité de l’évolution du système brag-bar ainsi qu’une reconstruc- tion préliminaire du système d’orientation du proto-situ (§9), dans l’espoir de servir de modèle pour les futures études sur la deixis topographique dans les langues sino-tibétaines.

1.3.2 Système de mouvement associé

Le mouvement associé est un concept descriptif et comparatif relative- ment nouvellement établi. Il s’agit d’une catégorie verbale dont la function est d’associer un mouvement translational à un événement verbal générale- ment non-mouvement (Guillaume and Koch To appear in 2021). Un exemple en ese ejja est proposé en (3), dans lequel le suffixe de mouvement associéki- ajoute un mouvement translocatif à l’évènement dénoté par le verbe « voir ».

(3) Ese ejje (langue tacanane en Amazonie en Bolivie) Ba-ki-kwe

voir-aller_faire-imp niña fille(esp)

« Va voir, petite » (Vuillermet 2012b: 83)

Ce phénomène est connu dans les langues aborigènes d’Australie (Wil- kins 1991; Koch To appear in 2021) et les langues de l’Amérique du sud (Guillaume 2016), mais est beaucoup moins étudié en sino-tibétain, malgré sa grande distribution et la diversité des systèmes que l’on retrouve dans cette immense famille (Lamarre 2020;Genetti et al. 2020;Jacques et al. To appear in 2021).

La découverte de cette catégorie dans la famille sino-tibétaine commence dans les langues rgyalrong (Jacques 2013b). Ces langues sont aussi l’une des rares langues disposant des marqueurs dédiés du mouvement associé dans cette famille. Le système de mouvement associé ne semble pas être la par- tie la plus compliquée de la morphologie verbale des langues rgyalrong : il ne comporte que deux préfixes dont les origines sont relativement transpa- rentes, liées avec les verbes de mouvement déictique de base « aller » et

« venir ». Cependant, leur position dans le gabarit verbal de ces langues n’est en aucun cas insignifiante : ces deux préfixes interagissent avec les préfixes directionnels, et participent aussi au marquage du tame.

Le mouvement associé montre aussi une grande diversité dialectale au sein du groupe. Tout d’abord, l’expression du mouvement associé par les préfixes verbaux n’existe que dans les langues rgyalrong nucléaires, et ne se trouve pas dans les langues rgyalronguiques occidentales.

Ensuite, la position des préfixes de mouvement associé dans le gabarit varie selon les dialectes (Zhang 2016 : 200 ;Lin 2017a : 74). Dans certains dialectes du situ, les préfixes de mouvement associé montrent même une permutabilité dans la chaîne de préfixale, qui est un phénomène connu dans les langues kiranti (Bickel et al. 2007), mais est une vraie irrégularité dans les langues rgyalrong avec une morphologie gabaritique.

De plus, bien que nous sachions le lien entre les préfixes de mouvement associé et les verbes de mouvement déictiques dans les langues rgyalrong, comme ces verbes sont souvent irréguliers et supplétifs, les dialectes du situ ont grammaticalisé leurs préfixes de mouvement associé à partir de diffé- rentes racines d’un même paradigme supplétif (§11.1).

La question soulevée est liée à la grammaticalisation du mouvement as- socié dans la morphologie verbale des langues rgyalrong et le statut de cette catégorie dans la proto-langue. Puisque ces questions n’ont pas encore été étudiées dans les travaux précédents, la présente thèse les choisit comme l’un des sujets principaux. Nous commencerons par la description synchronique du système de mouvement associé dans le dialecte de Brag-bar (§10), sur la base de laquelle nous effectuerons une comparaison historique des préfixes de mouvement dans les langues rgyalrong (§11), dans le but de trouver des indices sur la grammaticalisation du mouvement associé dans les langues rgyalrong et d’explorer son statut dans la morphologie verbale de la proto- langue.

Documents relatifs