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3 Subsomption du travail et soumission de la femme

Qui plus est, tout cela trouve aujourd’hui une confirmation ultérieure dans les travaux de la féministe Silvia Federici (2012; 2014). Elle a étudié la condition des femmes dans le cadre capitaliste de la reproduction sociale et a montré aussi la relation consubstantielle entre la domination patriarcale et l’accumulation primitive aux origines du capitalisme. Cette accumulation monétaire qui a été rendue possible par une exploitation non-monétaire confirme que, sur le plan de cette homologie tout autre qu’« immatérielle », une plus-value idéologique est à même de contribuer à une plus-value monétaire.

Cela se voit surtout dans le cas des institutions qui emploient de la main d’œuvre « volontaire » — c’est-à-dire non-rétribuée — assurant ainsi leur maintien et dont la valeur produite est partagée par d’autres. Au-delà de la famille, songeons aussi à l’université ayant « employé » des enseignant.e.s à titre gratuit, qui non seulement ont assuré le fonctionnement de l’institution et la production d’une valeur non directement quantifiable en termes moné- taires (éducation, culture, savoir), mais encore l’obtention d’une plus-value réelle, d’autant que l’argent qui devrait leur revenir a été destiné à d’autres et que les étudiant.e.s ont payé leurs droits d’inscription. C’est dire que ces formes plus ou moins nouvelles d’« esclavage » ne sauraient aujourd’hui être séparées de la plus-value typique du système capitaliste. D’où l’actualité étonnante du propos de Marx faisant appel à un exemple tiré précisément du monde de l’instruction :

[Dans le système capitaliste] le but déterminant de la production, c’est la plus-value. [...] Un maître d’école, par exemple, est un travailleur productif, non parce qu’il forme l’esprit de ses élèves, mais parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron. (Marx, 1954, p. 184)

Pour ramener à de plus justes proportions les réserves qui quelquefois s’expriment hyperboliquement contre Marx et Engels, rappelons aussi que l’ouverture de leurs intuitions vers la condition des femmes a permis le déve- loppement des recherches féministes qui restent encore à parachever. Nous renvoyons aux pages engelsiennes qui ne laissent aucun doute sur l’origine de la question féministe et de ses plus récentes théorisations matérialistes :

L’inégalité de droits entre les deux parties [hommes et femmes], que nous avons héritée de conditions sociales antérieures, n’est point la cause, mais l’effet de l’oppression économique de la femme. [...] La famille conjugale moderne est fondée sur l’esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme

[...]. Dans la famille, l’homme est le bourgeois; la femme joue le rôle du

Prolétariat. (Engels, 1952, p. 51)

Ces lignes de sa première préface indiquent un dédoublement décisif du « facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire » — ou ce que Rossi-Landi (1992, p. 233) appelle « le principe de toute chose » —, à savoir « la production et la reproduction de la vie immédiate » (Engels 1952, p. 5) :

D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nour- riture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce.

(idem, p. 6)

Il y a donc tout lieu d’affirmer qu’à côté des rapports de production il y a aussi des rapports de reproduction, qui concernent particulièrement les théo- ries féministes, bien qu’elles préfèrent parler de rapports de genre, de sexe ou de parenté. Mais ces passages engelsiens n’ont pas été mis suffisamment en relation avec ceux de Marx (1971) dans le chapitre VI « inédit » du Capital sur la « subsomption (ou soumission) formelle et réelle ». Cette analyse des « deux phases historiques du développement économique de la production capitaliste » se pose aux côtés et diffère de celle sur l’accumulation primi- tive reprise par Silvia Federici et explique comment le capitalisme a pu s’approprier des formes préexistantes de travail, typiques de la production précapitaliste, et les réduire enfin à sa logique proprement capitaliste pour produire la plus-value (absolue et relative), de l’artisanat à la manufacture et à l’industrie. Elle permet de concevoir de la même façon la soumission de la famille moderne et notamment de la femme au foyer, productrice de la force de travail, aux exigences du capital, en d’autres termes : la subsomption des rapports de reproduction aux rapports de production. Ce qui est arrivé dans le monde de l’enseignement universitaire, de la production langagière et de la reproduction sociale met d’accord les féministes et les marxistes, sans risquer par trop l’hérésie pour les un.e.s et les autres. Pour le but de notre propos, soulignons que le fait que la subsomption chez Marx se rattache à la production de la plus-value n’est pas sans portée.

La construction d’une prétendue orthodoxie marxiste bâtie sur la réduc- tion de la plus-value à sa forme purement monétaire et quantitative a d’ailleurs permis de creuser les divergences des deux côtés. Si d’une part, elle justifie et encourage les reproches adressés au marxisme par les fémi- nistes, de l’autre, c’est encore en son nom que des féministes usant, il est vrai, de quelques légèretés terminologiques et historiques ne sont pas considérées comme marxistes (Artous, 2014). À notre avis, le chaînon manquant que

vient combler un prolongement de l’homologie rossi-landienne permet de dépasser dialectiquement ces litiges et de saisir également la dimension idéologique et qualitative de la plus-value, c’est-à-dire son apport au main- tien d’un projet de société (patriarcal-capitaliste-raciste-etc.), qui passe aussi par le langage considéré au sens large.

À la fin de cette contribution, chacun·e peut donc reconsidérer la contrepar- tie pratique et projetante des mots de « démocratie », « guerre humanitaire », « plan de sauvegarde de l’emploi »; ou encore de « morts blanches », que nous trouvons hautement insultants et que nous avons à maintes reprises suggéré de remplacer par « morts rouges » pour rappeler au moins la vraie couleur de sang de ces tragédies et réunir les exploité.e.s dans la lutte commune sous un signe autre que celui des dominants.

Car pour un féminisme et une sémiotique matérialistes convergent.e.s, il ne s’agit pas de différencier comment parlent les hommes et les femmes, mais de comprendre pourquoi nous toutes et tous parlons comme l’on parle et de nous réapproprier des mots collectifs, une idéologie révolutionnaire et une pratique sociale projetante, contre l’accumulation privée d’une plus-value (monétaire et idéologique) visant à entretenir une société d’exploitation aux frais des travailleuses et travailleurs, linguistiques ou non.

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