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1 Cadre de la recherche

1.1 Éléments contextuels

Des premiers cours d’alphabétisation aux actuelles certifications en langue, l’apprentissage du français demeure indispensable pour les per- sonnes migrantes souhaitant entrer et/ou s’installer sur le territoire (Leclercq, 2012; Pulinx et al., 2014). L’offre de formation linguistique pour adultes migrant.e.s s’est considérablement développée depuis les années 1970. Ces actions linguistiques ont un objectif double. D’une part, elles visent l’enseignement-apprentissage de la langue française, et d’autre part, elles favorisent l’insertion linguistique et socioprofessionnelle des personnes. La double finalité des dispositifs pour les adultes migrants résulte en grande partie des directives politiques nationales et européennes. Ces recomman- dations, issues des politiques de formation, d’insertion et des politiques linguistiques, ne cessent de modifier le paysage des actions linguistiques. Depuis les années 1990, le renforcement du lien entre la langue et l’insertion, notamment à travers la finalité de l’insertion économique, a engendré une importante structuration du champ de la formation pour migrants (Leclercq, 2012). L’introduction de la logique de marché a conduit les organismes de formation à mettre l’accent sur la dimension économique au détriment des dimensions linguistiques, sociales et culturelles. Dans ce contexte, la langue française apparaît essentiellement comme un instrument de communication facilitant l’insertion des migrants. Par ailleurs, cette structuration a boule- versé les collaborations et les échanges qui s’opéraient entre les différentes structures intervenant auprès des ces adultes. Dans l’agglomération rouen- naise, les organismes reconnus comme prestataires de services pâtissent de la multiplication des actions financées et les structures de quartier peinent à maintenir leurs actions (Lebreton, 2014). Aussi, ce sont désormais les prescripteurs, à savoir la Région, l’OFII1et le Pôle emploi, qui orientent les

migrants vers les actions linguistiques, co-rédigent les cahiers des charges et centralisent les besoins de formation. Aux yeux des professionnel.e.s de la formation, il devient de plus en plus contraignant d’entrer dans les dispo- sitifs car seuls les migrant.e.s inscrit.e.s comme demandeurs/demandeuses d’emploi ont accès aux formations subventionnées par les prescripteurs. Cette directive tend à opérer une distinction entre les personnes migrantes et à complexifier leurs parcours d’insertion. En outre, la mise en place du C.A.I.

(2007), la reconnaissance du français comme compétence professionnelle1

(2004) ou la création du Référentiel F.L.I.2(2011) sont autant d’éléments qui

témoignent de l’influence des politiques tant sur l’accès aux formations que sur les contenus didactiques pris en charge par les formateurs et les forma- trices. Ainsi, le contexte actuel de ces formations semble reléguer au second plan l’examen des pratiques de formation ou des processus d’appropriation de la langue. L’apprentissage du français est subordonné à l’insertion socio- professionnelle et les dispositifs mis en place sont visiblement de plus en plus exigeant envers les acteurs et les actrices des formations, qu’il s’agisse des formatrices et des formateurs ou des adultes migrant.e.s. Dès lors, com- ment le concept de « genre » pourrait-il être un levier didactique dans un tel contexte? Pourquoi le « genre » peut-il être éclairant pour les actions linguistiques destinées aux migrant.e.s?

1.2 Les femmes migrantes dans les actions linguistiques

Les adultes migrant·e·s qui s’engagent dans ces actions de formation sont en majorité des femmes primo-arrivantes dont les origines géographiques et les trajectoires migratoires sont très diverses3. Employer l’expression

« femmes migrantes » vise à rendre compte du dynamisme des expériences migratoires et du parcours d’insertion dans lequel ces femmes sont inscrites (Varro, 2009). S’il est communément admis que la pluralité est inhérente à tous les individus (Lahire, 1998), il semble parfois nécessaire de rappeler que les femmes migrantes sont également différentes les unes des autres comme le souligne fort bien Edmée Ollagnier (2014, p. 138) :

Elles viennent d’horizon très différents, ont des niveaux scolaires très hétéro- gènes, contrairement à une vision stéréotypée trop présente qui considère que les femmes émigrées sont toutes pareilles, avec des nuances de jugement relatives à leur couleur de peau.

En effet, peu importe leurs pays d’origine, leurs répertoires linguistiques ou leurs parcours scolaires, les femmes migrantes ne font pas partie d’un groupe homogène. Elles ont chacune une identité plurielle où l’expérience

1. Loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social (Loi no2004-391). www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000

613810&categorieLien=id, consulté le 02/12/2016.

2. Voir le référentiel F.L.I., Français langue d’intégration. Apparu en 2011, le F.L.I. accom- pagne les décrets relatifs à l’obtention de la nationalité. Il s’agit d’enseigner le français aux personnes migrantes engagées dans des dispositifs linguistiques dont une des finalités est l’in- tégration. www.immigration.interieur.gouv.fr/content/download/38544/292981/file/FLI-Referentiel.pdf, consulté le 02/12/2016.

migratoire, y compris le parcours d’insertion, occupe une place capitale. Ces personnes, âgées de 20 à 60 ans, sont porteuses d’expériences linguistiques, scolaires et culturelles variées. La majorité de ces femmes sont issues de pays plurilingues où les situations sociolinguistiques varient d’une région à l’autre. Si la plupart d’entre elles ont été au contact de multiples langues — officielles, nationales, véhiculaires, vernaculaires, d’enseignement — avant leur venue en France, il s’avère que certaines ont d’ores et déjà une compé- tence avérée en français. De nos jours, les femmes migrantes sont de plus en plus scolarisées, et une grande partie d’entre elles bénéficient d’une scolari- sation longue, à savoir au minimum jusqu’au collège. Toutefois, au sein des formations, les niveaux de scolarisation peuvent aller de l’analphabétisme aux études supérieures.

L’évolution des migrations invite à rompre avec l’image des femmes migrantes des années 1970 (Beauchemin et al., 2013; Wenden, 2013). À cette époque, les travaux sociologiques de Abdelmalek Sayad tendent à occulter la présence des femmes ou du moins permettent de les considérer uniquement à travers l’immigré, et plus précisément le travailleur immigré (Sayad, 2006). Dès lors, les femmes migrantes sont perçues comme étant un membre de la famille, l’épouse ou l’accompagnatrice de l’émigré-immigré. De nos jours, la sociologie des migrations conduit à « repenser les migrations » (Green, 2002) et en particulier l’image et la place des femmes migrantes : « sont- elles toutes mères de familles, inactives et analphabètes? » (Green, 2002, p. 111). Cette question renvoie aux recherches menées en sociologie et en Sciences de l’Éducation où des chercheures (Guillaumin, 1981; Ollagnier, 2010; Morokvasic, 2008, 2011) discutent de la minorisation et de la visibilité des femmes. Ces travaux rendent compte de la persistance de la figure de la femme « opprimée » et « isolée » que l’on retrouve dans l’imaginaire collectif entretenu par les médias1. D’ailleurs, Mirjana Morokvasic (Morokvasic,

2011, p. 28) signale que la visibilité octroyée aux femmes migrantes tend à essentialiser et figer leur image :

Leur visibilité demeure sélective, partielle et partiale : elles sont plus visibles comme dépendantes, souffrantes et victimes, qu’en tant que protagonistes actives et indépendantes des migrations.

Dans cette étude qualitative, il s’agit également de rompre avec l’image de la femme migrante assignée à la passivité. En effet, ce sont les comportements,

1. À ce propos, voir le projet EcrIn et les publications qui en résultent dans la revue

Migrations et Société, « Écran et migration maghrébine en France depuis les années 1960 »,

les réactions et les propos des femmes engagées dans l’apprentissage du français qui sont à l’origine de la création d’un outil didactique permettant d’interroger les pratiques de formation, et plus largement les processus d’appropriation linguistique. Contrairement aux hommes, la majeure partie des femmes1rencontrées expriment un besoin d’explicitation et de compré-

hension de la langue. Elles souhaitent accéder au « bon français2», c’est-à-

dire cette norme qui anime leur imaginaire linguistique. Celle-ci se traduit essentiellement par des questions sur le fonctionnement, la connaissance et l’application des règles qui régissent la langue. Le besoin de correction voire d’évaluation des activités émane le plus souvent des femmes. Sans réponse immédiate de la part de la formatrice ou du formateur, elles n’hésitent pas à recourir aux dictionnaires, aux méthodes de grammaire et aux notes qu’elles ont pu prendre dans leurs cahiers. De surcroît, elles sont à l’origine d’inter- actions où le sens se négocie entre les participants. Ces éléments illustrent la manière dont ces femmes migrantes sont actives et actrices dans leur apprentissage.

1.3 Deux dispositifs de formation : La Fontaine et Senghor

L’approche impliquée et participante adoptée dans cette recherche a conduit à travailler régulièrement avec les acteurs et les actrices des for- mations linguistiques durant trois années. En premier lieu, les observations des pratiques de classe, les entretiens semi-directifs et les biographies langa- gières ont permis de mettre en œuvre un protocole de recherche, présenté en annexe, axé sur la place de la norme dans ces dispositifs destinés aux migrant.e.s. L’engouement pour la norme linguistique est-il lié au « genre », au parcours scolaire ou à la pression sociale?

Cette recherche s’est déroulée dans deux associations de loi 1901 situées dans l’agglomération rouennaise.

L’organisme de formation La Fontaine est installé dans une commune en périphérie de la ville. Homologuée centre de formation et prestataire de services, cette structure propose trois types d’actions linguistiques pres- crites par les financeurs, à savoir : l’action du Conseil régional « Renforcer ses savoirs de base »; celle de Pôle emploi « Renforcer ses savoirs de base. Alpha-Fle »; et celle de l’OFII. Chacun de ces dispositifs vise l’insertion socio- professionnelle par l’apprentissage de la langue française et tous entendent

1. Sur les 46 femmes rencontrées, 31 d’entre elles demandent à bien parler, écrire et apprendre le français. Elles ajoutent vouloir faire de la grammaire et ne pas faire de fautes. Seuls 5 hommes sur les 21 rencontrés expriment le même souhait.

favoriser l’entrée ou le retour à la vie active par l’acquisition et le renforce- ment des savoirs de base1en français écrit, oral, mathématiques, etc. Les

critères de scolarisation et de la langue d’enseignement permettent l’identi- fication des publics et des objectifs de formation. Dans ce cadre, seules les personnes migrantes inscrites comme demandeuses d’emploi ou les bénéfi- ciaires du C.A.I. participent à ces actions. Selon les dispositifs, la durée de la formation peut varier entre 300 heures et 600 heures2à raison de 35 heures

par semaine. En termes de didactique, les formatrices et les formateurs3

proposent des activités qui s’inscrivent dans le CECRL4. Globalement, il

s’agit d’exercices issus de manuels de F.L.E. dont le but est de développer les compétences spécifiées dans le référentiel des langues.

Le centre Senghor est une association de quartier implantée dans un quar- tier de la ville classé en « zone urbaine sensible » (ZUS). À l’heure actuelle, cette structure ne collabore pas avec les prescripteurs de formation pré- cédemment mentionnés. Dans ce contexte, les migrant.e.s sont davantage reconnu.e.s comme des apprenant.e.s, et viennent de leur plein gré partici- per à la formation. Parmi eux, certain.e.s envisagent d’entrer dans un centre de formation tel que La Fontaine. Selon les disponibilités des personnes migrantes, le volume horaire varie entre 2 et 5 heures de cours par semaine. Outre les ateliers linguistiques dont les contenus et les supports didactiques sont similaires à ceux du centre de La Fontaine, un atelier d’écriture heb- domadaire est animé par une des formatrices5avec laquelle j’ai travaillé.

L’absence de partenariat avec les prescripteurs de formation permet une plus grande marge de manœuvre, autant dans la mise en place d’actions favorisant l’appropriation du français que dans l’accueil de migrant.e.s (régularisé.e.s ou non, demandeuses et demandeurs d’emploi ou non).

Cet atelier entend compléter les cours « traditionnels de F.L.E. » par la création de textes de fiction ou d’autofiction propres aux participant.e.s. Plus précisément, il s’agit d’écrire sur des problématiques en lien avec les parcours migratoires. À titre d’exemples, les thématiques peuvent être l’exil, le voyage, la vie « ici et là-bas », les rencontres culturelles... Le plus souvent, les activités individuelles s’associent aux activités collectives. Étant donné la forte présence des femmes, les héros deviennent volontiers des héroïnes.

1. Les savoirs de base ne renvoient pas uniquement à la lecture et à l’écriture, ils incluent les savoirs logico-mathématiques, les savoirs sociaux et professionnels.

2. Dont 105 heures en entreprise dans le cadre du dispositif de la Région.

3. Deux formateurs F.L.E. de ce centre ont accepté de participer à cette étude : Blaise et Sandra.

4. Conseil de L’Europe (2001) Cadre européen commun de références pour les langues : apprendre,

enseigner, évaluer. Paris : Didier.

Récemment, un récit collectif relatant les péripéties de la vie d’une femme venue s’installer dans le quartier s’est construit avec tous les portraits et les anecdotes de chaque participante. Il se dégage de la part de la formatrice une volonté de mettre les femmes sur le devant de la scène et de les valoriser. Pourtant, aux yeux des participantes de cet atelier, le plaisir et l’implication suscités par ces activités ne semble pas suffire, comme me l’explique Eva : « écrire, c’est bien, mais c’est pas comme ça que j’apprends à écrire bien le français1». Effectivement, ces séances sont exclusivement réservées à

l’acte d’écriture, c’est-à-dire que la syntaxe ou l’orthographe ne sont pas corrigées. L’essentiel est d’écrire. Or, visiblement la conception de l’appren- tissage de la langue diffère entre les professionnel.e.s et les participant.e.s des actions linguistiques. Les propos de cette femme constituent un des éléments déclencheurs de l’élaboration d’un outil didactique.