• Aucun résultat trouvé

3 Le corps illégitime

Cette question du « décalage » n’est pas anodine. C’est même la première préoccupation qui transparaît dans les discours de jeunes FtM ou de FtM en devenir, dès lors qu’est posée la question des usages du genre dans la présentation de soi à autrui. Elle est généralement explicitée en terme de

passing, qui désigne le « fait de “passer” ou d’être perçu(e), aux yeux des

depuis sa naissance » (définition proposée par l’association belge Genres Pluriels).

L’association Support Transgenre Strasbourg, de son côté, estime que

l’importance du passing est généralement très largement surestimée, surtout par les personnes transgenre qui ne vivent pas encore leur vraie nature en public et qui craignent de se faire rabrouer ou agresser en se montrant avec un « mauvais » passing.

Les discours des locuteurs corroborent ce constat, se cristallisant sur le décalage qui peut exister entre leur identité de genre et leur apparence, et plus particulièrement sur l’effet que peut provoquer une nomination de soi au masculin, perçue comme indispensable dans la construction de leur identité, face à une personne qui ne les identifiera pas comme garçon ou comme (jeune) homme. Les locuteurs parlent ainsi d’un « décalage » qui les « dérange » (13), de quelque chose de « discordant » (12), ou encore « un peu bancal » ou « trop artificiel », « qui ne colle pas » entre le genre qu’ils voudraient pouvoir employer et l’image qu’ils renvoient ou pensent renvoyer à leurs interlocuteurs :

(12) J’ai beaucoup de mal a envisager de parler de moi au masculin (bien que je pense « en masculin »)...cela me semble tres discordant avec l’image physique que les gens on de moi.

(13) je ne veux pas parler au masculin tant que cette enveloppe est feminine...ce decalage me derange enormement...

Les désignations et qualifications du corps et de l’apparence sont relati- vement peu nombreuses dans le corpus établi mais méritent que l’on s’y arrête quelques instants. De même que la question du changement de genre « grammatical » est appréhendée en termes d’abandon du féminin et d’adop- tion du masculin, les locuteurs qualifient leur genre tantôt par rapport à un état corporel dont ils ne sont pas encore entièrement défaits (14, 15, 16); tantôt par rapport à un état corporel pas encore atteint (17, 18) :

(14) Que ca soit au boulot, avec les inconnus ou les proches ils voient une enveloppe feminine...

(15) Quelques années avant la transition avec un physique très féminin, j’ai commencé à introduire le masculin en parlant de moi-même.

(16) Mon apparence était encore trop féminine. (17) mon apparence n’est pas franchement masculine

(18) en étant pas des plus masculin (j’ai une voix vraiment très... Aigüe, je suis petit, j’ai un visage très féminin)

Les adjectifs « masculin » et « féminin » qualifient chez certains le corps, le « physique » (12) ou « l’enveloppe » (14), et une distanciation est parfois exprimée à travers les déterminants : « un physique » (15), « cette enveloppe » (13). Le caractère « féminin » du corps est souvent illustré par la mention de ce que la biologie sexuelle appelle les caractères sexuels secondaires : « cheveux longs », « poitrine », « petite voix », « voix vraiment très aiguë », « visage très féminin » (18).

Chez d’autres, « masculin » et « féminin » ne portent pas sur le corps en lui-même mais en tant qu’il est perçu. Les locuteurs parlent alors de leur « apparence » (16, 17), de leur corps perçu par autrui : « l’image physique que les gens ont de moi » (12), « ils voient une enveloppe féminine » (14). « Vu [leur] apparence », « avec [leur] physique », certains locuteurs ne remettent pas en question cette perception de leur corps par autrui, l’admettent comme vraie et légitime, parlant parfois de leur « image réelle ». D’autres mettent en revanche une distance entre leur point de vue et celui d’autrui, parlant plutôt de la manière dont ils savent que les gens les perçoivent, de l’image qu’ils savent qu’ils renvoient.

Ces décalages entre identité et apparence sont perçus par l’ensemble de ces locuteurs comme extrêmement handicapants, au point que certains interrogent leur légitimité à se réaliser dans un genre qui n’est pas celui de leur sexe et à user d’un genre grammatical qui ne coïncide pas avec le genre qu’ils manifestent au regard d’autrui :

(19) Au début, je me rappelle, j’avais beaucoup de mal à parler de moi au masculin, surtout à cause du fait que je me sentais « illégitime » dans mon rôle d’homme.

Or, cette question de la légitimité à changer socialement et linguistique- ment de genre est au centre des discours antagoniques, transphobes, où des locuteurs dénient aux personnes trans le droit de « s’approprier » un genre qui n’est pas le leur. Appréhendant la transidentité comme relevant de l’ordre du mensonge, ils usent à leur égard du genre conforme à leur sexe pré- sumé (et présumé naturel) à des fins de rétablissement de la « vérité ». Ils par- ticipent ainsi non seulement à la négation de l’identité des personnes qu’ils mé-genrent, mais surtout à la dénonciation d’une « usurpation d’identité de genre ».

La convocation du genre « naturel » procède alors à la fois au dévoilement de la supercherie dénoncée et à la sanction de l’usurpateur ou de l’usurpatrice par la publicisation de ce dévoilement. (Coutant, 2016, p. 141)

Pour autant, « pour certains, pour se sentir vraiment à l’aise et “légitime” socialement avec leur identité masculine, il faut que les choses soient enta- mées », même si cela n’empêche pas cette légitimité d’être déniée, comme le souligne d’ailleurs le Support Transgenre Strasbourg :

Sachez que non seulement vous ferez très rarement parfaitement illusion1,

mais que faire illusion est de toutes façons quelque chose de très secondaire : la plupart des gens qui vous verront se ficheront totalement de votre passing et vous traiteront pareil que vous fassiez illusion à leurs yeux ou non.