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Des pratiques de formation aux processus d’appropriation linguistique

3 Interroger les pratiques de formation

3.2 Des pratiques de formation aux processus d’appropriation linguistique

hommes et les femmes. Certes, dans un premier temps, le corpus démontre que ce sont essentiellement les femmes qui expriment un intérêt pour la norme linguistique. De cette manière cette observation rejoint les propos de Claudine Moise lorsqu’elle explique que les femmes « manifestent une plus forte conscience de la norme que les hommes et sont donc particulièrement sensibles et préoccupées par sa maîtrise » (Moïse, 2002, p. 54).

Cependant, il convient de nuancer ces propos puisque la suite de notre recherche démontre que les hommes sont intéressés par les exercices propo- sés dans le livret. Au regard de ces travaux, il convient de s’interroger sur le risque de réification des femmes migrantes. Ne serait-il pas plus approprié d’envisager cette demande d’accès à la langue normée comme une attente partagée par les adultes migrant.e.s rencontré.e.s?

3.2 Des pratiques de formation aux processus d’appropriation linguistique

La question de la norme, introduite par les femmes migrantes, s’est pré- sentée comme une occasion d’intervenir auprès et avec les formatrices et les formateurs. Les observations filmiques de l’expérimentation de l’outil didactique et les entretiens d’auto-confrontation qui s’en sont suivis ont également permis de répondre à une des attentes que chacun d’entre eux avait exprimée au début de ma recherche doctorale, à savoir analyser ses pratiques.

Ainsi, discuter de la place et des enjeux de la langue normée s’est révélé bénéfique à plusieurs titres. Dans un premier temps, la dimension linguis- tique de l’apprentissage s’est placée au cœur de la réflexion. Les contraintes inhérentes au contexte des formations, la précarité des situations de certaines personnes migrantes et la prégnance de l’insertion sont passées au second plan. Explorer la question de la norme linguistique permet aux formatrices et aux formateurs de prendre acte de son importance dans la progression des adultes migrants dans l’appropriation de la langue. Selon Bernard Py, la norme en tant qu’ensemble de pressions linguistiques et sociales intervient

dans la construction des connaissances linguistiques du stagiaire, c’est-à- dire dans l’interlangue (Py, 1993). Toujours selon cet auteur, l’acquisition d’une langue nécessite la mise en relation de trois pôles dont la norme. C’est pourquoi elle ne peut être niée ou réduite.

Dans un deuxième temps, les représentations concernant le public migrant se sont quelque peu transformées. Les remarques ou les réactions des par- ticipant.e.s vis-à-vis de la norme ont pris un autre sens, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de se contenter de porter un jugement sur la formation. En effet, ces comportements témoignent à la fois des expériences linguistiques, scolaires et des imaginaires linguistiques (Houdebine, 1998) des adultes migrant.e.s. Aux yeux des formatrices et des formateurs, la prise en compte des remarques formulées par les participant.e.s pourrait être pertinente pour favoriser la motivation dans l’apprentissage.

Dans un troisième temps, une réflexion sur le décloisonnement des acti- vités a émergé. Régulièrement, une pratique spécifique est associée à un dispositif de formation. Par exemple, l’expression écrite ne doit pas être réservée à un atelier d’écriture, et la cacographie, ou tout type d’exercice se référant aux règles de la langue, ne doit pas se faire uniquement dans une structure homologuée centre de formation. Le fait de proposer de nou- velles activités invite à réfléchir sur la nécessité et les possibilités de varier et d’adapter les pratiques.

Ainsi, la norme se présente comme une entrée qui interroge le processus d’appropriation linguistique des migrants, les pratiques de formation, et plus largement le rapport à l’Autre.

Conclusion

Interroger les processus d’appropriation linguistique dans une perspec- tive « genrée » a permis d’étudier la place et les enjeux de l’enseignement de la langue normée dans les actions linguistiques destinées aux adultes migrants. La prise en compte des discours et des comportements des femmes vis-à-vis de la norme linguistique a donné lieu à plusieurs éclairages, tant sur les profils du public accueilli dans les dispositifs que sur les pratiques de formation dispensées dans deux structures associatives. De plus en plus, les parcours des femmes migrantes sont traversés d’expériences linguis- tique, scolaire et migratoire qui participent à la déconstruction de l’image véhiculée dans les années 1970, à savoir celle des femmes migrantes invi- sibles et silencieuses (Morokvasic, 2011). Il est vrai que les femmes sont souvent plus nombreuses que les hommes dans les formations linguistiques,

mais leur présence ne peut se réduire aux obstacles rencontrés dans les parcours d’insertion dès lors qu’il s’agit de travailler ou d’accéder à des formations professionnelles qualifiantes. Ce sont les femmes qui interrogent, bousculent les pratiques de formation, et par conséquent les font avancer. En outre, prendre en compte la dimension « genrée » dans l’appropriation lin- guistique, c’est avoir la possibilité de donner la parole aux femmes migrantes. Cet exercice se révèle doublement fructueux puisqu’il permet de se saisir des attentes et des besoins des participant.e.s, et d’y apporter une première réponse à travers la création d’un outil didactique. Ici, le « genre » n’est pas simplement un concept, il apparaît comme un levier de réflexion et d’action. En effet, la demande d’explicitation de la langue et l’accès à la norme per- mettent d’examiner les pratiques de formation, et plus largement de se saisir des processus d’appropriation linguistique.

À la lumière des entretiens menés avec l’ensemble des acteurs et des actrices, il apparaît nécessaire de décloisonner les activités c’est-à-dire d’allier des exercices de type scolaire, où la norme linguistique est impor- tante, à des activités telles que l’écriture de récits. Dans tous les cas, il semble indispensable de prendre le temps de mettre en question les pratiques de formation, ne serait-ce que pour éviter de penser les besoins de ces adultes sans les consulter, et à terme, de manière paradoxale, de définir la place, l’image et le rôle de l’Autre au risque de le réifier (Morokvasic, 2011).

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