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2 Expérimentation d’un outil didactique

2.1 Origines et enjeux

Dans l’optique de saisir des pratiques de formation, et plus largement des processus d’appropriation linguistique, un protocole de recherche a été mis en place dans les deux dispositifs de formation qui forment le terrain de cette étude. Dans la mesure où il était possible de proposer des activités, l’idée d’élaborer un outil didactique qui regrouperait des exercices permettant d’approfondir la réflexion sur la place de la langue normée a été soumise aux formatrices et formateurs. La fonction de cet outil est double dans la mesure où il permet de construire des observables et vise à transformer, ou du moins à interroger, les pratiques de formation. Il s’agit de conserver le format des activités habituelles et d’introduire deux exercices qui offrent la possibilité de rendre compte des rapports à la norme, et plus largement des rapports à l’apprentissage de la langue dans ce contexte. Cet outil, autant destiné aux migrant.e.s qu’aux professionnel.e.s, s’appuie à la fois sur les précédents documents utilisés par les formatrices et les formateurs ainsi que sur les productions des participant.e.s. Présenté sous forme d’un livret, l’outil se compose de quatre exercices dont deux sont familiers aux stagiaires (compréhension écrite et construction de phrases). Les deux autres sont inédits.

1. Ce bref échange avec cette participante ne résulte pas d’un entretien mais d’une conver- sation informelle lors de l’observation de cet atelier le 19 mars 2013.

Le premier exercice « test » s’inspire de la cacographie puisqu’il consiste à retrouver des erreurs1(lexicales, grammaticales) dans un court texte. Ces

erreurs correspondent à celles rencontrées dans les productions écrites de l’ensemble des stagiaires. Ici, l’objectif est double. Du point de vue de la per- sonne migrante, il s’agit de lui donner la possibilité d’être dans une posture d’expert dans la mesure où il va repérer et corriger les mots incorrects. En ce qui concerne les formateurs et les formatrices, cet exercice vise à montrer la manière dont les écarts à la norme peuvent être travaillés et discutés pendant le cours. En effet, ce type d’activité invite à expliciter les règles du français, et par conséquent à se saisir du fonctionnement de la langue.

Le second exercice repose sur de l’expression écrite où il est question de faire part de son point de vue sur l’apprentissage du français ou sur la culture du pays d’accueil. L’idée est également d’observer la manière dont les formatrices et les formateurs appréhendent l’expression écrite, c’est-à-dire de voir s’il y aura des relectures, des corrections ou non. Autrement dit, si pour eux l’essentiel est la pratique — la compétence en usage — ou l’accès à une norme linguistique légitime.

En somme, cet outil permet d’observer les comportements des adultes migrant.e.s et ceux des formatrices et des formateurs face à de nouveaux exercices où la langue normée écrite est manifeste.

2.2 Un défi attendu par les adultes migrant.e.s ?

L’outil a été bien accueilli par les participant.e.s, même si pour la majo- rité cela a occasionné une grande appréhension. Qu’il s’agisse des femmes ou des hommes, le plus souvent, ce livret d’exercices est apparu comme un véritable défi dans la mesure où il s’agit de se confronter à ses propres connaissances. Cette activité s’est révélée indispensable et positive car elle représente la manière dont on « doit », selon les adultes migrant.e.s rencon- tré.e.s, apprendre le français. La perception de cet outil se retrouve dans l’ambiance studieuse de cette séance d’expérimentation qui n’est pas sans rappeler les épreuves d’examen. Il s’avère que les deux exercices inédits ont été appréciés.

D’après la majorité des participant.e.s des deux structures confondues, l’expression écrite s’est révélée être l’exercice le plus pertinent et le plus facile. Le fait d’écrire avec des idées et des mots qui leur appartiennent leur paraît moins contraignant, c’est-à-dire qu’ils osent écrire même s’ils

1. Je préfère employer le terme « erreur », présenté comme plus neutre et comme moyen de compréhension des écarts à la norme (Martine Marquillo-Larruy, 2003).

savent qu’il y aura des fautes. L’entretien mené avec Elena, qui est inscrite au centre La Fontaine, est révélateur de ce que ressentent et expriment d’autres participante.s sur cet exercice :

l’expression// + j’ai eu des, des fautes// des :, mêmes si c’est des petites fautes c’est :, en tout cas ça me fait plaisir d’écrire/ parce que comme ça je peux :, voir où j’ai :, mes problèmes de// à écrire/ donc + ce que j’ai écris sur la feuille le dialogue la +/ oui + tout ce que j’avais dans ma tête tout ce que je connais dans la langue française// français et : :, je n ai (j’en) des fautes mais :, /ça me fait plaisir de l’écrire parce que là je connais que j’ai fait des erreurs là ce texte-là et j’écris donc + pour moi ça va mieux que :, avant/comme ça si j’écris si me demande de faire un, d’écrire tout ce que j’ai dans ma tête ou quelque chose c’est pour la langue français + ça me fait du bien parce que :, après, après je vais avoir plus des fautes.

(Elena. La Fontaine, janvier 2015)

Écrire avec ses mots revient à se rendre compte de ses progrès et à se fixer de nouveaux objectifs dans son apprentissage. Aussi, écrire au sens de rédiger et d’exposer ses idées, permet de (ré-)introduire la notion de plaisir. La valorisation ne passe plus uniquement par la prise en compte de ses connaissances, mais par l’expression de soi et de ses expériences. Il ne s’agit plus d’écrire mécaniquement dans la perspective de savoir si oui ou non il y a des erreurs, mais d’écrire pour se raconter, pour parler des cultures, des langues... Cette dimension de l’écrit a tendance à être effacée dans les organismes de formation, excepté lorsque des ateliers d’écriture se mettent en place à l’initiative des formatrices et des formateurs. Les propos de Samira, participante aux actions du centre Senghor, semble compléter ceux d’Elena :

ça m’aide d’écrire ce que je fais/ ce que j’aime/ pour apprendre/ même si y’a des fautes j’écris/ ça me réveille d’apprendre les mots/ par contre il faut quelqu’un qui me corrige/ sinon je sais pas.

(Samira. Senghor, novembre 2014)

Ici, Samira rappelle la nécessité de corriger les productions de chacun des participant.e.s afin de pouvoir progresser dans l’apprentissage de la langue et notamment de la langue normée, sans erreur.

En revanche, l’exercice inspiré de la cacographie s’est révélé être le plus déstabilisant car il semblait à la fois ludique et exigeant. Par exemple, Sonia, qui assiste aux actions du centre Senghor, souligne la dimension réflexive induite par cet exercice :

c’est un exercice très intéressant/ parce que comme ça tu peux réfléchir bien pour/ pour les erreurs/parce que des fois je connais pas encore bien les erreurs/il y a le plus et le pluriel/ j’ai encore des soucis ou des petites choses mais c’est intéressant alors je cherche. (Sonia. Senghor, novembre 2014)

Manifestement, donner le temps et l’occasion d’observer l’orthographe et la syntaxe se révèle pertinent dans l’apprentissage de la langue, y compris du point de vue du développement des compétences métalinguistiques. En outre, ces types d’exercices donnent également satisfaction aux hommes, même si ces derniers sont moins en demande d’explicitation de la langue pendant les cours. À titre d’exemple, Amir explique de manière détaillée ce qu’il a pensé de cet exercice :

c’est très bien c’est/ très bien/ j’aime cet exercice/ euh parce que + parce que/I dont’know how say in english// (rires) my mind is blank but c’est très bien yeah/ par exemple « les deux disparaissent » oui/ avant je lis cette phrase je n’ai pas compris pourquoi d-e-u-x mais maintenant je sais d-e-u-x est pluriel/donc il doit met + mettre [...] il doit mettre « s » parce que pluriel so comme ça/ aussi par exemple « il est amoureux de + Djanan »/ « il est » je sais le verbe être c’est maintenant c’est pas and c’est être [...]/yeah so I can tell the

difference [...]/I can see the difference [...]. (Amir. La Fontaine, janvier 2015)

Les propos de ce participant se retrouvent dans de nombreux discours qui déclarent que c’est de cette manière qu’on apprend le « français bien ». D’ailleurs, il s’est avéré que lors d’une pause, avant de démarrer la séance avec les participants du centre La Fontaine, j’ai pu assister à un jeu de rôle où les stagiaires étaient en train de refaire l’exercice avec leurs propres phrases tout en affirmant que « c’est comme ça qu’on apprend le français correct1».

D’une manière générale, ces deux activités inédites permettent de : — valoriser les savoirs des stagiaires dans le sens où il y a une conscienti-

sation des connaissances déjà-là;

— souligner leur progression dans l’apprentissage de la langue puisque la grande majorité parvient à relever des fautes et corriger un texte; — prendre le temps d’observer les fautes et de développer des compé-

tences métalinguistiques.

Au regard des entretiens d’explicitation, la différence « genrée » sur la demande d’explicitation et l’accès à langue normée a manifestement dis- paru. Si la mobilisation du concept « genre » a permis la mise en place de

1. Plus précisément, ce jeu de rôle est survenu le surlendemain de l’expérimentation de l’outil (22/01/2015).

ce protocole de recherche, il s’avère que cela ne permet pas de se saisir totalement de l’engouement envers la langue normée.

2.3 Lever les appréhensions des formatrices et des formateurs

Au début de l’enquête de terrain, avant l’expérimentation didactique, les formatrices et les formateurs des deux dispositifs ont émis quelques réserves quant à la place de la langue normée dans l’apprentissage du français. D’après un premier entretien avec Blaise, il n’était pas utile d’approfondir les connaissances de la langue normée :

‘y a des personnes qui vont avoir aussi/ qui ont été relativement scolari- sées/scolarisées assez longtemps/ qui ont cette idée de norme//‘fin le fran- çais effectivement/ ils ont cette idée du bon français du beau français et ils vont demander ça// ces personnes qui demandent ça du coup bah effecti- vement on va travailler des notions de grammaire masculin féminin pluriel singulier/ tout ce qui est conjugaison mais jamais je leur ferai /.

(Blaise. La Fontaine, novembre 2012)

Il ajoutait alors que le volume horaire et l’hétérogénéité des participants ne permettaient pas de répondre aux attentes de chacun et c’est pourquoi il jugeait préférable de se limiter à enseigner des savoirs basiques, mais indispensables à ses yeux. Pour Claudia, formatrice à Senghor, l’objectif des actions linguistiques n’était pas celui de la norme :

[...] mais la plupart je te cache pas qu’ils cherchent cet enseignement là un peu académique quelque part que moi je// j’essaie de mettre de côté mais de toute façon nous on n’est pas dans cette démarche d’enseignement académique nous on est une association comment dire d’éducation populaire.

(Claudia. Senghor, mai 2014)

S’ils sont conscients de l’importance que revêt la norme aux yeux de certains migrant.e.s, en particulier pour les femmes, les formateurs et for- matrices font souvent le choix de l’aborder avec parcimonie. La relation à la norme, largement étudiée en sociolinguistique (Gadet, 2003; Biichlé, 2011), tend à être écartée par les formateurs et formatrices. C’est pourquoi, une certaine appréhension est apparue lorsqu’il a fallu utiliser l’outil didactique. Chacun a redouté les réactions des participant.e.s. Par exemple, Sandra a cru que le livret induirait une impression d’épreuve, qui troublerait la concentration de certaines personnes tandis que Blaise a pensé qu’il y aurait des blocages vis-à-vis de l’expression écrite, qui seraient dus à un manque

de vocabulaire. Quant à Claudia, l’aspect scolaire de la cacographie risquait de dévaloriser et de mettre en difficulté les participant.e.s.

Face à l’implication et aux productions des stagiaires, les formatrices et les formateurs ont été agréablement surpris. Dans la mesure où les entretiens d’auto-confrontation ont eu lieu un mois après l’expérimentation, tous ont eu le temps de repenser aux exercices et il s’avère qu’ils les ont repropo- sés aux participants. À leurs yeux, l’introduction de ce type d’exercices se présente comme l’occasion de partir des productions écrites des adultes migrant.e.s, et par conséquent d’essayer d’individualiser la formation pour mieux répondre aux besoins et attentes des personnes. En effet, il ne s’agit pas uniquement de partir de leur production pour relever les erreurs mais pour prendre en compte leurs travaux, le « déjà-là », ainsi que pour mettre en évidence les progrès réalisés. L’approche choisie par les formatrices et les formateurs semble relever davantage de la valorisation, c’est-à-dire que la langue normée n’est plus une sanction ou une prescription, mais un moyen de se situer dans son apprentissage. Dès lors, tous les trois ont décidé de travailler à la création d’une grille ou d’un cadre qui permettrait à l’adulte migrant.e engagé.e en formation de constater sa progression. Manifestement, cet outil a permis d’amorcer de nouvelles réflexions sur les pratiques de formation et sur la place de la norme, laquelle illustre d’une certaine façon les attentes et les représentations des adultes migrants.