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2 La collection d’éloges funèbres des Ursulines

Cette collection d’éloges est unique pour plusieurs raisons. En premier lieu, cet acte d’écriture est posé par des femmes. Nous savons qu’à cette époque, les femmes n’investissent que le lieu privé, le lieu de l’intime. En effet, les documents publics à cette époque sont essentiellement une œuvre masculine. Contrairement à ceux écrits par des religieux, les éloges funèbres des religieuses montrent une grande sensibilité envers l’étape ultime qu’est la mort. Selon Dominique Dinet (2011, p. 30-45), leurs éloges ont une visée pédagogique; ils fournissent des modèles de conduite pour se présenter

1. Il comprend aussi le récit de la vie exemplaire de Madame de Sainte Beuve, fondatrice du couvent de Paris Saint-Jacques (25 pages).

2. La seconde partie contient un supplément qui résume l’histoire dite exemplaire de plusieurs couvents moins connus (pages 463 à 479).

3. Le titre de cette partie est le suivant : Les Vies des plus considérables religieuses, qui y ont

devant Dieu. Ainsi, la fonction d’édification est au cœur de l’écriture des religieuses. Les Ursulines (tout comme les Visitandines d’ailleurs1) décrivent

le trépas avec minutie, qu’il soit vécu dans la félicité ou la frayeur. Elles n’hésitent pas à donner des indications sur les symptômes de la maladie et les causes du décès. Elles exposent la préparation mentale de la mourante face à la mort et dissertent sur sa foi inébranlable en Dieu malgré les souffrances physiques. Elles soulignent l’émotion que suscite sa disparition au sein du couvent.

Ensuite, l’originalité de la collection tient au statut de ces femmes à tra- vers leurs institutions. L’espace social au xviiesiècle est monopolisé par les

hommes. Ils occuperont l’espace religieux plus longtemps encore. Les mères supérieures occupent un lieu public, comme administratrices et représen- tantes de leur congrégation. Leur statut leur permet ainsi de produire une littérature originale : non seulement des documents publics écrits par des femmes mais des documents publics portant sur des personnes inconnues de l’ensemble de la société.

Nous préférons qualifier les auteures des éloges de personnes « éduquées » plutôt que de les ranger sous le terme global d’élite. Le terme élite fait référence à des solidarités de classes qui existent, certes, mais dont rien ne prouve à ce stade de notre réflexion qu’elles sont pertinentes sur le plan sociolinguistique. La plupart des mères supérieures sont d’origine française. On ne verra surgir qu’à partir du début du dix-huitième siècle de véritables auteures québécoises et on devra attendre le dix-neuvième siècle pour voir apparaître la production de véritables auteures louisianaises. Néanmoins, l’origine variable des éloges, à la fois géographique et temporelle, permettra d’obtenir une vision d’ensemble de leur évolution et de mettre en lumière plus d’un siècle et demi de conventions orthographiques et discursives, de 1670 à 1835.

Trois corpus d’éloges funèbres ont été rassemblés. Le corpus des éloges funéraires de la Nouvelle Orléans et du Québec nous permettra d’analyser l’évolution de l’éloge comme genre discursif et l’adoption des conventions orthographiques en Nouvelle France. Le corpus d’éloges de couvents fran- çais (140 monastères 1670-1690) nous fournira un point d’ancrage concer- nant leur origine et leur fonction. Il servira aussi à contextualiser d’un point de vue social et culturel les multiples dimensions de l’éloge et les règles orthographiques qui régissent leur écriture.

1. Philippe Bonnet (1989, p. 433-5) décrit les billets mortuaires des Visitandines. Selon lui, ils permettent d’éclairer la place des religieuses dans la société.

Les éloges de ces trois collections se distinguent par leur forme. Ils sont extraits de plusieurs types de registres servant à préserver ce que Jean- Claude Schmitt appelle « l’encyclopédisme » de la communauté locale (Schmitt, 2005, p. 15). Trois formats d’éloges ont été répertoriés : les annales, les mortuaires, et les lettres circulaires. Le nombre de pages de chaque éloge varie. En général, les plus anciens éloges sont plus longs que les plus récents; les lettres circulaires ont un plus important nombre de pages, allant quelque- fois jusqu’à sept pages, et s’apparentent plutôt à une biographie spirituelle; les éloges réservés aux sœurs converses sont plus succincts que ceux des professes et mériteraient le nom de billet mortuaire1(Dinet, 1999). La cal-

ligraphie aussi est variable. Certaines mères supérieures ont une qualité calligraphique qui fait honneur à leur vocation, d’autres ont une écriture qui demande une attention soutenue. Chose certaine, la rédaction des registres, selon la Constitution du monastère de Paris, devait être confiée à une sœur sachant bien écrire, ce qui limitait le nombre de candidates, surtout au début, au xviiesiècle.

Nos éloges funèbres, pour un quart d’entre eux environ, sont des lettres envoyées aux différents monastères en France. Nous avons ici distingué deux catégories de lettres. La première catégorie est celle de l’éloge manuscrit envoyé à la maison-mère des Ursulines de Paris. Notre collection compte 50 éloges manuscrits, la plupart provenant de couvents situés dans le centre- sud de la France. Les 110 éloges imprimés en feuillet volant représentent la deuxième catégorie de format. Celle-ci est plus complexe à définir. Ce type d’éloges, provenant de plus d’une centaine de couvents, varie selon plusieurs aspects typographiques : 1- le format des feuilles de tirage (in-8, in-12, in-16); 2- l’emploi et le type d’estampe et de bandeau ornemental s’étalant sur toute la largeur de la feuille au dessus du texte; 3- la présence de la signature chiffrée de l’imprimeur (Ai, Aii, etc); 4- le modèle de carac- tères; 5- la forme des salutations initiales et finales. La variété typographique est d’une telle ampleur que toutes nos tentatives visant à catégoriser ces éloges se sont avérées vaines. Sauf quelques rares exceptions, chaque éloge imprimé revêt un aspect typographique spécifique, ce qui donne l’impres- sion, probablement erronée, que chaque éloge a été imprimé par une officine

1. Selon Dominique Dinet (2011), seules les biographies spirituelles font l’objet d’études, la plupart sont écrites par des hommes. Jacques LeBrun (1983) révèle la parenté du genre avec les oraisons funèbres dans La conversion au xviiesiècle. Bernard Vogler (1981) apparente

ces biographies aux sermons funèbres du monde luthérien germanique. Les éloges funèbres des Carmélites ont été signalés par Bernard Hours (2001). Ceux des Visitandines sont men- tionnés par Bernard Dompnier (2001). Agnès Cousson (2012) signale celles de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs dans son étude sur les récits de la captivité des religieuses.

différente. Nous pouvons toutefois affirmer que la plupart de ces éloges étaient des « feuillets volants ». Ils ont conservé le pli témoignant du fait qu’ils étaient à l’origine des lettres. Ils portent le cachet du destinataire et la marque d’un sceau de cire. Nombre d’entre eux sont numérotés (rarement plus de 3 pages) et incluent une note manuscrite de la mère supérieure située sous son texte de salutations à l’endroit du destinataire1.