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PARTIE 1 : LE TEXTE DES INSCRIPTIONS

1.3. Une structure formulaire

La présence des mêmes éléments – le jour de la dédicace et le nom du saint – et l'ordre dans lequel ils apparaissent conduisent à s'interroger plus en profondeur sur la forme du texte. S'agit-il d'un formulaire ? Peut-on parler d'une formule ? C’est ce que nous essayerons de déterminer par un rapide détour historiographique suivi des éléments en faveur de l’une des deux formes et pour finir sur les traces d'une grande question : « pouvait-il y avoir un modèle préexistant ? ».

Formule ou formulaire ?

Cette grande question concernant l'existence d'un formulaire, comme ceux qui pouvaient être utilisés pour les actes56, est posée pour les graveurs de l'époque romaine par Edmond Le Blant dans un article de la Revue de l'Art chrétien publié en 185957. À

défaut de sources pour prouver son hypothèse, il démontre à partir du texte épigraphique qu'il est tout à fait envisageable que les graveurs, comme ceux qui rédigeaient les actes de la pratique, aient eu leurs formulaires. Jean Michaud, dans sa thèse de doctorat, parle à son tour des « formulaires des inscriptions de consécration » pour démontrer son évolution58. Cependant, par « formulaire », il ne reprend pas nécessairement l'idée qu'il existe une sorte de recueil de formules épigraphiques, il se réfère surtout à l'organisation des éléments du texte et à leur récurrence d'un document à l'autre. La question du formulaire n'a pas été reprise comme telle par les épigraphistes français. En revanche, depuis ces deux publications, les linguistes ont creusé la question, non pas du formulaire, mais de la formule au Moyen Âge, travaux qui ont inspiré Estelle Ingrand-Varenne qui, dans sa thèse de doctorat, a proposé la définition suivante :

Une formule est une expression récurrente, reconnaissable, figée dans sa forme tout en restant souple, structurante pour le texte auquel elle confère du poids. La formule est un phénomène observable à plusieurs échelles. Elle

56 Nous rappelons la définition d’Arnaud FOSSIER, publiée dans « De l'usage du formulaire en Histoire médiévale », Ménestrel http://www.menestrel.fr/?De-l-usage-du-formulaire-en-Histoire-medievale : « "recueil de formules", entendu comme des actes ou des extraits d'actes à teneur juridique, voués à être recopiés par les praticiens du droit » et nous renvoyons pour une synthèse des recherches actuelles à l’article de Josiane BARBIER, « Formulaires du Moyen Âge. Éléments d’un bilan », Éditions en ligne de l’École des

chartes (Élec), URL : http://elec.enc.sorbonne.fr/cid2012/synthese, consulté le 23 avril 2019.

57 Edmond LE BLANT, « Sur les graveurs des inscriptions antiques », Revue de l’Art chrétien, 3, 1859, p. 367‑379.

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prend sens par l’inscription dans laquelle elle se trouve et dans le réseau textuel qu’elle crée et tisse par écho59.

La forme des éléments textuels de l'inscription brève de dédicace semble correspondre à cette définition. Il s'agit en effet d'une expression récurrente, reconnaissable qui fonctionne à l'intérieur d'un réseau textuel, mais est-elle vraiment figée dans sa forme ? Est-ce que le changement de vocable contribue à l'éloigner de cette définition ? Pourtant, elle précise que la forme figée de la formule est aussi souple et structurante, qualités qui s'appliquent aux inscriptions brèves de dédicace. La dernière partie de la définition suscite aussi plusieurs interrogations « elle prend sens dans l'inscription dans laquelle elle se trouve », car jusqu'à maintenant les éléments structurels repérés s'étendaient la majorité du temps à l'ensemble du texte de l'inscription. Selon les définitions des deux, il s'agirait donc davantage d'un formulaire que d'une formule ou encore d'une structure formulaire. Reprenons les éléments en faveur de cette dernière définition.

Les éléments en faveur d'une structure formulaire

L'inscription brève de dédicace composée du jour, de la mention de la dédicace au nominatif et du nom du saint revient dans 60 inscriptions sur un corpus de 63. Ce phénomène, même s'il s'observe ailleurs, concerne plus précisément une zone géographique : la France méridionale du Xe au XIIe siècle (carte 2 : Les inscriptions brèves de dédicace IXe-XIIe s.). Le texte composé des principaux éléments est donc récurrent sur un espace-temps cohérent.

L’ordre des principaux éléments est le même dans 80 % des cas. Celles qui ne respectent pas cet ordre commencent par la mention de la dédicace, suivie ensuite de la date. Lorsque des éléments ont été ajoutés, ils sont insérés entre le mot dedicacio et avant ou après le vocable, sans changer la structure globale. Tous les éléments supplémentaires ne sont pas contraires à la fixité de la formule ou du formulaire, au contraire, ils sont la preuve qu’elle reste intacte malgré ces ajouts.

L'inscription brève de dédicace se définit aussi par ses qualités structurantes. Cette forme qu'elle reproduit presque systématiquement impose un ordre aux autres éléments qui viennent s'adjoindre et qui doivent s'adapter à elle60. Lorsque le nom de l'évêque ou

59 E. INGRAND-VARENNE, Langues de bois, de pierre et de verre, t. 1 : Étude, op. cit., p. 146. 60 Ibid., p. 151.

Chapitre 1 : La forme textuelle

une citation liturgique est ajoutée, ils ne forment qu'un seul texte au sens d'unité cohérente, mais ils sont grammaticalement indépendants. Les qualités structurantes des inscriptions brèves de dédicace agissent donc à l'intérieur de leur propre texte, mais aussi sur les autres, de sorte qu'elle reste autonome.

Parce qu'il est récurrent, qu'il contient toujours les mêmes informations, dans le même ordre sans jamais être dilué par des précisions ou des informations supplémentaires, le texte des inscriptions brèves de dédicace est similaire à la formule. Toutefois, parce que dans la majorité des cas ce sont tous les éléments du texte qui participent à la formule, et que certains d'entre eux, sans changer de fonction, changent de valeur (le nombre, le jour de référence et le nom du saint), cette formule est plutôt un formulaire. Il convient donc de parler du texte de ces inscriptions en termes de structure formulaire.

Des indices pour l'usage d'un modèle

Cette structure formulaire induit l'idée qu'il existe un modèle préexistant, qu'il soit épigraphique ou manuscrit. Dans l'état actuel des connaissances61, les indices sont insuffisants pour remonter une à une les étapes de la réalisation. Il est néanmoins possible de proposer des hypothèses à partir de quelques cas spécifiques qui ont posé des problèmes de lecture. Ceux-ci renvoient à deux jours de référence comme si le lapicide n'avait pas su choisir au moment d'inscrire la date (carte n° WW).

Commençons par l’inscription de la chapelle Saint-Jean-du-Grès de Fontvieille62 où le terme dedicatio est précédé de la date, qui compte un élément de trop :

II . NN KL . IVNII . DEDI CA CIONE EECL AE SCI IOHIS BAPTISTA VL EVVANGLISTAE .

61 Nous nous appuyons sur les travaux suivants : Robert FAVREAU, « Commanditaire, auteur, artiste dans les inscriptions médiévales », dans Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture

médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 14-16 juin 1999,

éd. M. ZIMMERMANN, Paris, École des chartes, 2001, p. 37‑59 (Mémoires et documents de l’École des chartes) ; E. MINEO, L’artiste, l’écrit et le monument, op. cit. ; pour l'épigraphie italienne, Armando Petrucci s'est lui aussi intéressé à la question : Armando PETRUCCI, Public Lettering : Script, Power and

Culture, trad. Linda LAPPIN [1re éd. University of Chicago], Chicago, 1993.

TEXTE

L’inscription débute par le quantième 2 suivi d’un point, ensuite de deux N d’un KL et d’un autre point juste avant le mot junii après lequel on peut lire un dernier point. Selon les inscriptions examinées plus tôt, ces lettres correspondent aux abréviations des nones et des calendes. Ces éléments correspondent donc au jour selon le calendrier romain, ce que confirme la ponctuation intercalaire. Toutefois, les deux jours de référence ne sont pas séparés par la ponctuation, ils comptent pour un seul élément. Si cette lecture semble la seule plausible, elle n’a aucun sens. Il s’agit probablement d’une erreur de la part du graveur, mais celle-ci se reproduit, ce qui lui donne une autre portée.

Effectivement, l’inscription de l'église de Vernègues63 est en tout point similaire

si ce n’est qu’elle ne mentionne pas explicitement la dédicace et qu’il ne s’agit pas du même mois :

II NNS KL OCTVB

Ici, l’inscription débute par le 2, le même quantième que dans l’inscription de Fontvieille, qui est suivi par un double N, avec un S supplémentaire, et ensuite d'un K et d'un L et du mois d’octobre. Il s'agit vraisemblablement des abréviations des nones et des calendes, ce qui donnerait la phrase suivante : le 2 des nones des calendes d’octobre. Ces éléments ne permettent toujours pas d’identifier clairement la date. Que l'erreur se répète pourrait être une simple coïncidence, mais les deux églises dans lesquelles se trouvent ces inscriptions sont situées à quelques kilomètres l'une de l'autre. Deux solutions sont envisagées : soit elles ont été copiées l’une sur l’autre, soit un même modèle a servi à les réaliser, modèle qui donnait à choisir entre les nones et les calendes, ce que le lapicide ou le commanditaire n’a pas su faire. Cette dernière hypothèse tend à se confirmer par l’une des dates possibles de l’inscription de dédicace de Vernègues. En ne prenant en compte qu’un des deux quantièmes, deux dates apparaissent possibles : le 2 des nones d’octobre (6 octobre) ou le 2 des calendes d’octobre (30 septembre). Or, il se trouve que le 2 des nones d’octobre correspond à la date dans une autre inscription de dédicace, celle de Brue-Auriac64, située à quelques kilomètres de Vernègues. Puisque cette inscription ne présente aucune difficulté de lecture, elle pourrait être à l’origine des deux autres.

63 Vernègues (Bouches-du-Rhône), chapelle Saint-Césaire, XIe s., CIFM, t. 14, n° 87, p. 150-151. 64 Brue-Auriac (Var), chapelle Notre-Dame, XIIe s., Annexe B, n° 17, p. 337.

Chapitre 1 : La forme textuelle

Les dates d'une autre inscription de dédicace difficile à déchiffrer, celle de Fontaine-de-Vaucluse65 concorde avec d'autres dates de dédicace reportées sur la pierre

(Carte n° XXX). Dans cette inscription, les calendes apparaissent deux fois consécutives, comme si l’inscription était reprise deux ou trois fois :

Phase 1 : Phase 2 : Phase ? :

XV KL CEMBRIZ XV KL NOVEMBRIZ XV KNL NOVEMBRIS

DEDICACIO . SCE DEDICACIO . SCE DEDICACIO . SCE

MA RI AE . MA RI AE . MA RI AE .

Sous le K de l’abréviation des calendes de la première phase, un N a été ajouté, mais l'ancienne comme la nouvelle édition n’expliquent pas la présence de celui-ci. S’agit-il d’un changement de date, d’un repentir de la part du lapicide qui réalisa l’inscription ou d’une correction plus tardive ? En tenant compte de la phase 1 et en interprétant la lettre précédant le E oncial par un C comme pour decembris, deux dates peuvent être proposées, le 15 des calendes de décembre et le 15 des calendes d'octobre, qui correspondent respectivement aux dates de l'inscription de dédicace de la chapelle Notre-Dame de Belvézet de Villeneuve-lès-Avignon66 et à celle de la chapelle Saint- Maurice de Chantemerle-lès-Grignan67. Cette concordance invite à envisager l’hypothèse d’une mauvaise transcription d’une date inspirée d’un modèle qui donnait différents choix. Cette fois, le lapicide aurait d'abord inscrit un quantième pour se rendre compte par la suite que ce n’était pas le bon et le changer.

Il existe bien des inscriptions qui ont été copiées d'une église à l'autre ou réalisées avec un modèle difficile à interpréter selon les connaissances du scripteur. Ces quelques cas ne sont pas suffisants pour généraliser une pratique épigraphique à l’ensemble d’un corpus. En revanche, si on ajoute le caractère figé de ces textes et la proximité de la plupart des églises concernées, nous pouvons soutenir l’hypothèse d’un texte que l’on répète d’un édifice à l’autre. Le modèle n’est peut-être pas toujours conscient, mais plutôt bien établi dans la culture visuelle des acteurs de cette pratique scripturaire.

65 Fontaine-de-Vaucluse (Vaucluse), église Sainte-Marie-de-Véran, XIe s., Annexe B, n° 19, p. 344. 66 Villeneuve-lès-Avignon (Gard), chapelle Notre-Dame de Belvézet, XIe s., Annexe B, n° 15, p. 329. 67 Chantemerle-lès-Grignan (Drôme), chapelle Saint-Maurice, XIe s., Annexe B, n° 10, p. 314.

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