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PARTIE 1 : LE TEXTE DES INSCRIPTIONS

2.1. Les différentes graphies des mots

Durant l'Antiquité et au Moyen Âge, l'orthographe n'était pas uniforme. Dès lors, qu'un mot soit orthographié de différentes manières ne pose pas de problème. Les variantes ne sont pas, comme on le considérerait aujourd'hui, des fautes, mais elles sont autorisées par la nature même de la flexibilité de la langue. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver evvangelista orthographié avec deux VV plutôt qu'un seul3, comme dans l'inscription de Fontvieille ou de Peyrusse-Grande ou le mois de janvier genuarius avec

1 Pascale BOURGAIN, Le latin médiéval, Turnhout, Brepols, 2005 (L’Atelier du médiéviste, 10), p. 124. 2 Rappelons que les textes épigraphiques ont particulièrement été utilisés par les linguistes pour comprendre les phénomènes de variation du latin tardif, notamment Paul A. GAENG, An Inquiry into Local Variations

in Vulgar Latin as Reflected in the Vocalism of Christians Inscriptions, Chapell Hill : Univ. Of North

Carolina, 1968.

3 Fontvieille (Bouches-du-Rhône), chapelle Saint-Jean-des-Grès, XIe s., Annexe B, n° 6, p. 301 ; Peyrusse- Grande (Gers), église priorale Saint-Mamet (absidiole sud), XIe s., CIFM, t. 6, n° 62, p. 67.

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

un GE plutôt qu'un JA comme à Lit-et-Mixe4. Citons aussi les deux variantes qui reviennent le plus souvent, soit la graphie ecclesia avec un seul c et la graphie du mot

dedicacio avec un C plutôt qu’un T. Cette deuxième variante est encore plus

représentative du corpus car elle concerne plus de 60 des 63 inscriptions du corpus. Que pouvons-nous en dire ? Sans doute que la soustraction d’un C à ecclesia relève d’une simplification des deux consonnes successives et que le C remplace le T dans dedicatio pour des raisons phonétiques. Ce sont de telles particularités orthographiques qui seront observées ici avec une attention particulière aux ensembles qui permettent de vérifier ces hypothèses.

La diphtongue du mot ecclesia

Sans compter les problèmes de déclinaison qui seront abordés plus tard, trois cas de figures concernent la graphie du mot ecclesia, son orthographe avec un seul c plutôt que 2, la double syllabe en début de mot et la diphtongue en fin de mot. Combinées ensemble ces variantes donnent 8 différentes formes du même mot (tabl. 3).

4 Lit-et-Mixe (Landes), ancienne église de Lit, XIe s., CIFM, t. 6, n° 10, p. 97. Tableau 3 : Graphies du mot ecclesia Graphies du

mot ecclesia

Lieu et date de l’inscription (s) : commune (département), église

aecclesiae Revest-Saint-Martin (04), église Saint-André, Germigny-des-Prés (45), oratoire de Théodulphe

aeclesie Lambesc (13), chapelle Saint-Anne de Goiron

ecclesia Toulouse (31), église de Montaudran (le texte est transmis) Mornas (84), église Notre-Dame du Val de Romiguier

eclesia Brue-Auriac (83), chapelle Notre-Dame

eclesiae Montélimar (26), chapelle Saint-Pierre

eclesie Nant (12), église prieurale Saint-Pierre Roullet (16), église Saint-Géraud

Padirac (46), église Saint-Julien (texte transmis) Agen (47), église cathédrale de Saint-Caprais

Apt (84), ancienne église prieurale Notre-Dame de Clermont Apt (84), ancienne église prieurale Notre-Dame de Clermont Buoux (84), chapelle du fort

Saint-Christol (84), Notre-Dame

Villars (84), chapelle Saint-Pierre de Bagnols

eeclesiae Fontvieille (13), chapelle Saint-Jean-des-Grès

ecclesie Saint-Martin (04), église Saint-Martin-les-Eaux Bessuéjouls (12), église prieurale Saint-Pierre

Chantemerle-Lès-Grignan (26), chapelle Saint-Maurice

Sanilhac-Sagriès (30), chapelle de Saint-Pierre et de Saint-Vérédème Saint-Sulpice-de-Faleyrens (33), église Saint-Sulpice-de-Faleyrens

TEXTE

Nous nous attarderons plus particulièrement à la présence ou l’absence de diphtongue dans ce mot. Dans les inscriptions de Revest-Saint-Martin, de Germigny-des- Prés et de Lambesc, ecclesia est orthographié avec deux syllabes (ae) en début de mot. Peut-être quatre si on considère que l'on devrait lire ae plutôt qu'un double e au début du mot ecclesia de l'inscription de Fontvieille5 :

2 n(o)n(as) k(a)l(endas) junii, dedicacione eecl(esi)ae s(an)c(t)i Joh(ann)is Bapti(st)a v(e)l evvang(e)listae.

Elle est aussi employée de cette manière dans l'inscription de Saint-Émilion Souterrain, mais cette fois pour la graphie du mois de décembre :

7 id(us) daece(m)b(ris) dedicacio s(anct)i Emilionis.

La diphtongue en début du mot ecclesia ou decembris semble être là seulement parce qu’elle évoque le son « é », ce qui n’est pas nécessairement le cas pour les inscriptions dans lesquelles la diphtongue est placée en fin de mot qui renvoie au latin classique. C’est notamment le cas d’une autre inscription de Saint-Émilion, celle de Saint-Sulpice-de-Faleyrens :

7 k(a)l(endas) decembris dedicatio eccl(esi)e beati Sulpicii.

En effet, si comme dans l’inscription de Saint-Émilion Souterrain, la graphie du mot

ecclesia décliné génitif singulier féminin se termine habituellement avec un e, certaines

ont gardé la diphtongue ae en fin de mot. C’est le cas de deux inscriptions dans lesquelles on retrouve la diphtongue aussi en début de mot, celle de Revest-Saint-Martin et celle de Germigny-des-Prés, auxquelles s’ajoutent celles de Montélimar et de Fontvieille. Prenons le texte de l’église Revest-Saint-Martin :

8 id(us) april(is) d(e)d(icacio) hujus aecclesiae.

L’exemple est particulièrement pertinent, car comme nous l’avons souligné la graphie ecclesia compte une diphtongue en début et en fin de mot. En début, le respect de la forme déclinée est d’autant plus remarquable que le ae était prononcé « é » et que dans bien des actes sur parchemin contemporains des inscriptions, le ae est remplacé par

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

un e cédillé ou par un e simple. Généralement à cette date, alors que le mot était prononcé « éclésié », on écrivait (dans les chartes) ecclesie/ecclesię pour ecclesiae.

Si la graphie du mot ecclesia avec la diphtongue finale ne correspond pas à celle des autres documents écrits contemporains, c’est que sa présence renvoie à un choix du lapicide qui sort de l’usage traditionnel de l’époque et que celui-ci devait avoir une valeur. Nous pensons que le lapicide ou l’auteur de l’inscription a voulu ajouter une dimension supplémentaire au mot. La diphtongue visualise une graphie classique et savante, deux caractéristiques que l'on peut très bien avoir voulu mettre à profit dans la composition d'une inscription liée à la sacralité de l'édifice. En plus de la traduction graphique du son « é », l’ajout d’un sens supplémentaire, renvoyant à quelque chose de très ancien, pourrait expliquer la double diphtongue dans un seul mot, comme à Revest-Saint-Martin, et peut-être même l’ajout de ces deux syllabes au début du mois de décembre dans l’inscription de Saint-Émilion Souterrain, inscription dans laquelle le mot dedicacio ne figure pas.

Le son des mots

Le pronom démonstratif hujus qui lie parfois les mots dedicacio et ecclesia est également orthographié de différentes manières qui ne respectent jamais la graphie classique du mot (tabl. 4). Dans les 5 inscriptions où il est introduit, autres que les problèmes d'accord et d'orthographe, il manque le h initial. À Nant, Montélimar, Lagnes, et Buoux, le mot est écrit sans H, alors que dans l’inscription de Chantemerle-lès-Grignan, le premier u est aussi absent. Si cette dernière erreur montre que l'écriture du mot n'était pas bien maîtrisée, l'absence générale du h, dont la prononciation était muette, suggère que l'écriture de ce pronom était influencée par le son du mot.

Tableau 4 : Le H muet de hujus Graphies du mot

hujus

Lieu et date de l’inscription (s) : commune (département), église

uic/huic Nant (12), église prieurale Saint-Pierre

{u}ius/ huius Chantemerle-lès-Grignan (26), chapelle Saint-Maurice

ujus/hujus Montélimar (26), chapelle Saint-Pierre dite Sainte-Guitte, château des Adhémar Lagnes (84), église Saint-Nicolas de Galas

TEXTE

De surcroît, la graphie des mois est particulièrement touchée par des variantes orthographiques liées à la prononciation. Cette fois, ce sont les voyelles qui sont confondues, plus particulièrement le u/o et le i/e, mais il existe aussi un exemple avec les voyelles a/e (tabl. 5).

Dans l'inscription de la chapelle Notre-Dame de Clermont6, le mois de janvier est orthographié avec un e, soit jenuarii au lieu du januarii :

2 idus jenuarii de[di]cacio eclesie.

La graphie du mois de janvier de l’inscription de Lit-sur-Mixe est proche, si ce n’est que le j est aussi remplacé par un g :

3 k(alendas) genuar(ii), dedicacio baselice iste in onore s(anct)e Marie virginis.

On retrouve également, dans cette inscription, l’absence du h muet dans la graphie onore. Dans cette inscription, la graphie baselice remplace le i par le e.

Les voyelle e et i sont aussi utilisées l’une pour l’autre dans les mois d’avril, de novembre et de décembre. Prenons d’abord le mois d’avril de l’inscription de Saint-Privat-des-Salses7 :

6 Apt (Vaucluse), ancienne église priorale Notre-Dame de Clermont, porte sud, XIIe s., CIFM, t. 13, n° 5, p. 110.

7 Saint-Privat-des-Salses (Hérault), église paroissiale Saint-Privat, Xe XIe s., CIFM, t. 12, n° 66, p. 172. Tableau 5 : Confusion des voyelles dans l’orthographe des mois

Graphies des mois Lieu et date de l’inscription (s) : commune (département), église E/A

Jenuarii / januarii Apt (84), anc. église prieurale Notre-Dame de Clermont (linteau) Genuarii/januarii Lit-et-Mixe (40), ancienne église de Lit

O/U ou U/O

Febroari/februari Les Peintures (33), église Saint-Vincent Octubris/octobris Vernègues (13), Saint-Césaire

E/I ou I/E

Aprelis/aprilis Saint-Privat-des-Salses (34), église paroissiale Saint-Privat Novimber/november Saint-Martin (04), église Saint-Martin-les-Eaux

Quarante (34), église Sainte-Marie

Decimbris/decembris Mane (04), ancienne chapelle Saint-Laurent Carsan (30), église Notre-Dame

Apt (84), ancienne église prieurale Notre-Dame de Clermont, (pierre abside)

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

Dedicacio basilice s(an)c(t)i Privati martiris 4 to [quarto] k(a)l(endas) aprelis.

Le texte se termine bien par le mois d’avril, aprilis, orthographié avec un e plutôt qu’un

i. Nous observons la même chose dans les textes de Saint-Martin-les-Eaux8, mais cette fois pour le mois de novembre où la voyelle est devant une consonne nasale :

N(o)n(as) novimber dedicacio istius eccl(esi)e.

C’est aussi le mois de novembre qui est concerné dans l’inscription de Quarante9. Ce mot

est abrégé, mais cela n’a sans doute aucune influence sur la graphie du mot :

[Id]us novi(m)b(ris) d(e)dicacio s(an)c(t)i Romani.

Le mois suivant, décembre, est le dernier touché par le changement de voyelle, mais c’est lui qui concerne le plus d’inscriptions : trois au total. Ce sont toutefois des inscriptions très différentes qui permettent d’aller un peu plus loin dans l’interprétation. À la chapelle Saint-Laurent de Mane10, la graphie du mois de décembre est la seule

variante de l’inscription :

Idus decimber dedicacio beati Laurencii.

Dans l’inscription de Carsan11, le mois de décembre est aussi orthographié avec

un I à la place du second E. Les derniers mots du texte sont difficiles à restituer :

8 k(a)l(endas) deci(m)b(ris) dedicacio bassilice s(an)c(t)i M(aria)e.

Nous avons interprété les deux derniers signes comme l’abréviation de sainte Marie, vocable de l’église à l’époque de sa construction, mais le CIFM restituait

C(recenti) m(artyris).

La dernière inscription est dans la chapelle Notre-Dame de Clermont d’Apt, où se trouvait aussi l’inscription avec la graphie jenuarii du mois de janvier. Cette fois, c’est le deuxième e du mois de décembre qui est remplacé par un i :

8 Saint-Martin-lès-Eaux (Alpes-de-Haute-Provence), église Saint-Martin, XIe s., Annexe B, n° 3, p. 291. 9 Quarante (Hérault), église Sainte-Marie, Xe s., CIFM, t. 12, n° 50, p. 155-156.

10 Mane (Alpes-de-Haute-Provence), anc. chapelle Saint-Laurent, XIIe s., Annexe B, n° 2, p. 287. 11 Carsan (Gard), église Notre-Dame, Xe-XIe s., Annexe B, n° 13, p. 325.

TEXTE

14 k(a)l(end)e d(e)ci(m)b(ris) d(e)dicacio ecl(esi)e ista.

Peut-être que le premier e aurait également été remplacé par un i si le mot n’avait pas été abrégé. On remarque que l’abréviation des calendes compte trois lettres KLE plutôt que seulement le KL que l’on rencontre couramment.

Dans ces dernières inscriptions, nous avons clairement affaire à des sons proches, qui peuvent être écrits alternativement par deux voyelles différentes : le o et le u ; le i et le e ; le a et le e, selon les mots et la valeur phonétique de chaque lettre dans son contexte. La plupart de ces variantes phonétiques sont dans des inscriptions du sud de la France. Parfois, comme dans le cas de l’église Clermont d’Apt, elles concernent le même édifice. Elles ont aussi tendance à apparaître dans des inscriptions qui présentent d’autres variantes ou des défauts d’accord ou de déclinaison.

***

Le texte des inscriptions de dédicace se caractérise donc par un vocabulaire récurrent, mais dont l'orthographe change souvent. Cela n’a rien de spécifique à ce genre de texte. Pascale Bourgain explique que des variantes orthographiques dues à la phonétique (comme la simplification des consonnes doubles et des groupes de consonnes ou la sonorisation des consonnes sourdes en finale…) s’observe tant avant qu’après la réforme carolingienne12. Elle évoque la dualité entre une orthographe savante qui tend à

restituer la graphie originale ou grammaticale et une orthographe infléchie par la prononciation courante. Selon P. Bourgain, il n'est pas juste de dire que l'orthographe des mots après la période carolingienne est adaptée à la prononciation, mais elle peut très bien être influencée par elle. Ces graphies d’un même mot s'éloignent des formes classiques. Elles peuvent être engendrées par la mécompréhension des règles trouvées dans des manuels de grammaire ou encore par de nouvelles règles ou de fausses étymologies. Elles sont aussi sans doute influencées par la prononciation différente de celle de l'époque classique qui ne cesse d'évoluer selon l'espace géographique et la période concernée13. Ce sont ces tensions qui s'observent dans toutes les inscriptions du corpus et qui placent

12 P. BOURGAIN, Le latin médiéval, op. cit., p. 119. 13 Ibid., p. 125.

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

celles-ci à cheval entre une orthographe qui évolue selon différentes modalités et le souvenir des formes classiques.

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