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PARTIE 1 : LE TEXTE DES INSCRIPTIONS

2.3. Les inscriptions défectueuses et les autres

Pour que ces particularités du texte – flottements orthographiques, mots non déclinés, problèmes d'accord – soient considérées comme des caractéristiques propres des inscriptions brèves de dédicace, il aurait fallu qu'elles concernent toutes les inscriptions. Or, outre le terme dedicatio orthographié avec un c plutôt qu'un t, elles ne touchent que la moitié du corpus. De fait, une bonne trentaine d'inscriptions ne sont pas concernées. En s'interrogeant sur la particularité des inscriptions composées dans un latin correct nous serons conduits à nous interroger sur la réelle distinction entre les aspects linguistiques des inscriptions brèves de dédicace et ceux des autres textes épigraphiques ou manuscrits liés au rituel dans le même espace temporel et géographique.

Les inscriptions abrégées : une autre vision du texte

Les inscriptions brèves de dédicace dans lesquelles figurent des ajouts ainsi que des compléments ne présentent pas les particularités orthographiques évoquées précédemment. Celle de Saignon, par exemple, qui mentionne le prélat consécrateur, ou encore celle de Caunes-Minervois, qui évoquent l'abbé et les moines comme les

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édificateurs de l'église, sont écrites sans faute15. À celles-ci s'ajoute l'inscription de Portes- en-Valdaine avec la signature du prêtre qui peut être considéré comme un cas limite dans ce corpus, car le mot dedicatio est remplacé par In dedicacione. Toutefois, ces inscriptions qui sont les plus développées sont aussi celles dont la transcription n'a pas pu être vérifiée, car elles sont soit perdues, soit inaccessibles. Il a donc fallu se fier à la lecture d'une tierce personne. Il se pourrait tout à fait, comme c'était l'habitude il n'y a pas si longtemps, que le texte ait été corrigé et les abréviations restituées. Peut-être aussi que ces inscriptions, qui se distinguent des autres par la mention d'un ou de plusieurs individus, n'ont jamais présenté d'écart parce qu'elles furent réalisées par ceux qui y ont inscrit leurs noms et qui maîtrisaient mieux le latin.

En plus de ces textes qui attendent une nouvelle édition, on compte les inscriptions lacunaires qui auraient très bien pu comporter elles-aussi des curiosités graphiques ou des fautes de déclinaison ou d'accord. C'est le cas de l'inscription de Gironde-sur-Dropt16 par exemple, où il manque probablement le mot ecclesia et où le mot sanctus est en partie effacé. L'inscription au chevet de l'église priorale Notre-Dame de Mane17 est dans le même cas, puisque la moitié de l'inscription est effacée. Des lacunes sont aussi présentes dans le texte de Saint-Pantaléon, de Chamborand et dans celui d'Escalans18.

La plupart des autres inscriptions sont composées d'un nombre important d'abréviations, notamment dans les mois dont l’orthographe comptait plusieurs variantes ou fautes d'accord. Dans les inscriptions de Souspierre, de Sanilhac-Sagriès, de Méthamis, de Rodez, de l'Île-sur-la-Sorgue, de Meyreuil et de Saint-Philbert-de- Grandlieu19, le mois est abrégé. Il est plus simple d'abréger un mot quand la connaissance de son orthographe et de sa déclinaison fait défaut. Les abréviations se trouvent surtout dans les mois, parfois dans les mots kalendae et sanctus et très peu dans le nom du saint.

15 Saignon (Vaucluse), ancienne église priorale Saint-Michel d’Albania, XIe s., CIFM, t. 13, n° 67, p. 186- 187 ; Caunes-Minervois (Aude), église abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, XIe-XIIe s., CIFM, t. 12, n° 12, p. 20-21.

16 Gironde-sur-Dropt (Gironde), église Notre-Dame, Xe-XIe s., inédite.

17 Mane (Alpes-de-Haute-Provence), église priorale Notre-Dame de Salagon, XIIe s., Annexe B, n° 1, p. 285.

18 Saint-Pantaléon (Vaucluse), église Saint-Pantaléon, XIIe s., Annexe B, n° 25, p. 362 ; Chamborand (Creuse), église abbatiale Saint-Martin, XIe XIIe s., CIFM, t. 4 (II), n° 3, p. 71-72 ; Escalans (Landes), église priorale Saint-Jean-Baptiste, XIe s., CIFM, t. 6, n° 8, p. 94.

19 Saint-Philbert-de-Grandlieu (Loire-Atlantique), anc. église abbatiale Saint-Philbert de Grandlieu, IXe -Xe s., Annexe B, n° 16, p. 333.

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

Le seul mot qui est très rarement abrégé (on en compte seulement deux occurrences), est

dedicatio au nominatif singulier toujours écrit de la même manière

Il existe bien sûr des inscriptions qui ne correspondent à aucun de ces cas de figure, mais elles sont rares. Et même lorsque l’inscription ne compte aucune variante ou défauts d’accord ou de déclinaison, elle contient le mot dedicatio avec un c plutôt qu’un

t ce qui constitue la première caractéristique linguistique de ce corpus et prouve sa

cohérence d’ensemble. Bien sûr, les différentes graphies d’un même mot ou encore les problèmes de déclinaison ne sont peut-être pas propres aux inscriptions brèves.

Comparaison avec les inscriptions longues et les chartes de consécration

Si notre corpus semble rassembler des textes qui ont une langue particulière, il convient, pour s’en assurer, de la comparer à celle d'autres textes contemporains relatifs à la dédicace. Nous avons mené la comparaison à partir de deux indices concrets dans les inscriptions de dédicace plus développées : les variantes orthographiques et la diphtongue du génitif féminin singulier du mot dedicatio. Nous présenterons ici des exemples très proches dans le temps et l’espace des inscriptions du corpus de cette thèse :

Cette recherche a permis de repérer que dans l’inscription de Trets (1051)20, le

terme dedicatio est orthographié avec un T plutôt qu'un C et ecclesia avec deux C plutôt qu'un seul :

+ Haec aula constructa et c(on)secrata in honore s(ancti) archangeli Micahelis qui e(st) in valle Tretensi in castro Arnulfo que Andreas se(r)vus Dei construx(it) cu(m) vicinis suis. Dedic(a)t(i)o ej(us)d(em) aula 3 id(us) feb(rua)ri ann(o) incarnation(is) D(omi)ni 1051.

C’est ce que l’on retrouve dans la totalité des inscriptions de dédicace plus développées avec le nom de l’évêque et les circonstances de la cérémonie : dedicatio avec un T supplante dedicacio.

20 Trets (Bouches-du-Rhône), chapelle Saint-Michel de Castel-Arnoul, 2e moitié XIe s., CIFM, t. 14, p. 144-145.

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Prenons comme second exemple, l’inscription de l’église Sainte-Marie de Fabregoules qui témoigne de ce phénomène, mais d’une autre manière21 :

In hac ergo valle que antiquitus vocatur Fabricolas e(st) c(on)structa vel c(on)secrata ecc(lesi)a i(n) honore s(an)c(t)ae Marie Virginis sedis Massiliae et e(st) plane vallis ipsa tota ab integro sine nulla diminutione sicut descendit via ab Aquis in Massilia d(omi)nicatus et p(ro)prius alodis case s(an)c(t)e Mariae. Et terra ipsius vallis sup(er) scripta erat disp(er)sa et confusa p(er) multis cultoribus adclamantibus eam p(er) alodem. Surrex(it) Pontius ep(iscopu)s sedis Massiliae, venit in mallo in p(re)sentia marchise Aralate et judices et escavinos et c(on)vincit eos i(n) p(re)sencia eo(rum) in mallo. Tunc ep(iscopu)s Poncius app(re)hendit ipsu(m) alodem et ipsam totam terram et tradidit ea(m) s(an)c(t)ae Mariae et servitores ejus sicut descendit aqua de montibus et dilabitur in valle et de via publica suprascripta usq(ue) ad collum de Venello totu(m) dedit cultis et incultis cu(m) aquis et fontibus et paludis in comunitate cannonachis eccle(si)ae. Facta dedicatio hujus templi in mense junio anni ab incarnatione D(omi)ni 1056, indictione 9.

Pour évoquer les circonstances de la dédicace, l'auteur utilise un vocabulaire ancien, dont le terme cannonachis pour canonicus, que le CIFM qualifie de barbarisme. Il semblerait qu'il faille plutôt voir une forme très ancienne du mot, dérivé de la langue grecque

κανονικός. Cette fois, malgré un texte très long et articulé, forme qui le rapproche

davantage d'une charte lapidaire que d'une inscription de dédicace, l'usage du latin est variable. La diphtongue est maintenue, mais certains mots sont mal utilisés : « per suivi de l'ablatif, paludis décliné comme s'il s'agissait d'un nom de la deuxième déclinaison […] ablatif au lieu de l'accusatif après in (venit in mallo) ». Malgré la forme du texte, la langue n’est finalement pas si éloignée des inscriptions brèves de dédicace.

Ces particularités se retrouvent aussi plus tard, dans des inscriptions comme celle de l'église cathédrale de Saint-Appolinaire de Valence22, datée de 1095 :

Anno ab incarnacione D(omi)ni millesimo nonagesimo [5 indictione] s[ecunda] nonas augusti, Urbanus p(a)p(a) se(cun)d(u)s, cu(m) 12 episcopis, in honore beate Mariae s(anctae) V(ir)ginis et s(an)c(t)or(um) martirum Cornelii et Cypriani hanc aeclesiam dedicavit.

À la différence des inscriptions brèves, la dédicace de l’église est présente sous la forme du verbe dedicare accomplie par le pape Urbain II. Il est accompagné d'un cortège de 12

21 Les Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône), église Sainte-Marie Fabregoules, XIe s., CIFM, t. 14, p. 120-121.

Chapitre 2 : Aspects linguistiques : une langue spécifique ?

évêques. Le groupe est par conséquent présenté comme une analogie du Christ et de ses disciples. Alors que le texte ne suscite pas de commentaire particulier concernant l'orthographe, la diphtongue est maintenue en début de mot : aeclesiam. S'il n'est pas étonnant de la retrouver dans des inscriptions en latin plus lissé que celui des inscriptions brèves de dédicace, on s'étonnera toutefois de la retrouver ici en début de mot. Il s’agit probablement, comme dans l’inscription de Fabregoules, d’un archaïsme.

Ces comparaisons des deux types de textes montrent qu'il existe une idée commune derrière cette production qui correspond à un espace-temps cohérent. Même si les dernières inscriptions sont plus développées et que certaines variantes sont évitées (eclesie, dedicacio), la volonté de reproduire des formes de mots plus anciennes est maintenue. Elle est seulement exprimée autrement. Les auteurs pourraient bien être différents, mais les inscriptions correspondent à un seul phénomène épigraphique : évoquer la dédicace et l’ancienneté de celle-ci par l’usage de graphies spécifiques renvoyant au latin classique.

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Ces textes ne montrent pas un niveau recherché ou élevé de latin, mais un latin flexible, une langue de transition entre l'oral et l'écrit à travers des mots qui relèvent du quotidien : les noms de mois par exemple. Pascale Bourgain n'est pas la seule à évoquer les flottements orthographiques influencés par la prononciation. Pour la période antérieure et la région qui correspond à l'Occitanie actuelle, Michel Banniard explique comment la transition linguistique latin/langues romanes, qui s’étend du IVe au IXe siècle,

évolue d'une langue qui contient deux variétés (latin classique et latin influencé par l'oral) vers la formation de deux langues distinctes : le latin et l'occitan23. Un texte pourrait alors sembler être rédigé en latin, mais une fois prononcé il s'avérerait être en langue romane. Ces inscriptions, les brèves de même que les plus développées, semblent être des témoins tardifs de cette transition, à mi-chemin entre une forme de latin plus classique et un latin en pleine transformation influencé par la prononciation. Certains indices, comme les mots au nominatif au lieu du génitif ou les problèmes d'accord récurrents d'une église à l'autre

23Michel BANNIARD, Viva voce : communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en

Occident latin, Paris, Institut des études augustiniennes, 1992 (Collection des études augustiniennes. Série

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laissent entrevoir le niveau d'alphabétisation de certains lapicides, capables de composer un texte court à condition d'avoir un modèle. Une telle observation avait déjà été suggérée par les inscriptions présentant une date impossible, juxtaposant plus d'un jour de référence (chapitre 1.3). Certaines graphies auraient même pu avoir été répétées consciemment, comme la diphtongue ae au début du mot ecclesia qui se trouve dans des textes plus longs sans autre défaut, datés de la fin du XIe siècle. Il y a donc en arrière-plan de ces

inscriptions une idée commune à ceux qui les réalisent, et peut-être même une pratique encore plus précise, étroitement liée à la signification de ces textes : l’inscription de l’anniversaire de la dédicace dans l’église.

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