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Structuration des élites agricoles aux échelles de gouvernance locale

Chapitre 2 La régulation publique du système alimentaire aux échelles de gouvernance

C) Structuration des élites agricoles aux échelles de gouvernance locale

Pour élaborer et mettre en œuvre leurs actions publiques sur le secteur agricole et alimentaire, les collectivités territoriales s’appuient sur des réseaux locaux et notamment celui des chambres consulaires. Il n’existe pas encore de structures de ce type concernant les enjeux alimentaires, mais sur les questions agricoles le paysage de représentation des intérêts des agriculteurs est très structuré, notamment à l’échelle des conseils régionaux. Les acteurs que nous qualifions « d’élite agricole locale » (Sarrazin, 2014) sont constitués des chambres d’agriculture et des sections territoriales du syndicat agricole majoritaire. Cette élite agricole locale influence considérablement l’action publique menée en la matière sur les territoires puisque ses acteurs constituent à la fois un intermédiaire politique obligatoire pour les pouvoirs publics locaux et à la fois les propagateurs centraux des politiques de développement économique destinées au secteur agricole (Compagnone et al., 2013; Hobeika, 2016; Neveu, 2015). Cette « élite sectorielle »

105 Chiffre de 2010 issus des données du recensement agricole de 2010 pour la région Bretagne, Agreste,

2010

106 Rennes Métropole « chiffres clés », chapitre économie, Rennes Métropole, 2006, p. 20-25

107 Chiffres de 2019 issus du rapport de présentation du plan local d'urbanisme de Rennes, Tome I –

(Genieys, 2008) revendique le monopole de la gestion des problèmes publics du secteur agricole et s’implique de plus en plus dans celle du nouveau problème public de l’alimentation.

Que cela soit dans la genèse ou dans l’opérationnalisation des politiques régionales étudiées, cette élite agricole locale occupe en effet un rôle de premier ordre (cf. chapitre 4), ne serait-ce que par sa représentation au sein des instances de gouvernance des conseils régionaux sélectionnés. Par exemple, à l’époque de la tenue des Assises alimentaires mises en place par la région du Grand Est en 2017, la vice-présidente à l’agriculture avait été précédemment directrice de la chambre d’agriculture de Champagne-Ardenne, alors que le vice-président aux affaires agroalimentaires, fortement impliqué lui aussi dans les Assises, était l’ancien président du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Cette porosité entre élites agricoles ayant fait leurs classes au sein des sections départementales de la FNSEA ou de chambres d’agriculture et élites politiques régionales se retrouve aussi bien en région Grand Est qu’en Bretagne ou en Occitanie. Ainsi, avant de prendre son poste en 2016, le vice-président à l’agriculture et à l’agroalimentaire du conseil régional de Bretagne, était quant à lui président de la chambre d’agriculture des Côtes- d’Armor et lors de nos contacts en 2017, nous échangions même encore via sa boîte mail @cotes- d-armor.chambagri.fr. De même, au conseil régional d’Occitanie, l’élu en charge de l’agroalimentaire et de la viticulture en 2018 était alors aussi président de la chambre d’agriculture des Hautes-Pyrénées, vice-président de l’assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) et vice-président du groupe « développement rural » au Copa-Cogeca, instance de représentation syndicale du secteur agricole à Bruxelles et proche de la FNSEA. Par ailleurs, le directeur adjoint du service agricole avait été directeur de la chambre d’agriculture de l’Aveyron de 2013 à 2017, alors que le président de la chambre d’agriculture régionale d’Occitanie présidait lui-même au moment de l’élaboration du Pacte alimentaire régional la commission sur les questions agricoles et alimentaires au conseil économique, social et environnemental de la région (Ceser). Au-delà des postes clés des vice-présidences ou des directions de services, les commissions agricoles des conseils régionaux sont aussi fortement investies par le réseau des chambres d’agriculture ou du syndicalisme majoritaire. En septembre 2017 par exemple, plus de la moitié des membres de la commission agricole du conseil régional du Grand Est était composée de conseillers régionaux exerçant ou ayant exercé une fonction dans une chambre d’agriculture ou dans une section départementale de la FNSEA.

La présence des élites agricoles locales au sein des systèmes politico-administratifs territoriaux est un phénomène ancien, principalement étudié à l’échelle historique du pouvoir agricole local, celle du département. Alexandre Hobeika, dans sa thèse sur la section départementale de la FNSEA dans le département de l’Orne, recense par exemple les multiples sièges réservés aux

leaders syndicaux départementaux dans différentes instances locales comme la commission départementale d’orientation agricole ou le comité technique de la Safer. En 2015, le cumul de ces sièges réservés atteignait le nombre de 195 places disséminées au sein de 62 institutions départementales (Hobeika, 2016, p. 543‑545). À ce chiffre il faut aussi additionner les mandats locaux que pouvaient par ailleurs cumuler les membres du bureau de cette section de la FDSEA (élus au conseil départemental, élus dans d’autres institutions locales, etc.). Cette stratégie d’investir au maximum les instances de représentation locale est commune aux différentes sections FDSEA comme l’illustrent les propos du vice-président du syndicat majoritaire dans le département du Finistère : « Je ne crois pas à la politique de la chaise vide et cela fait partie de

ma mission d’élu. Je dois aller au combat et je dois y aller à chaque fois »108.

Occuper tous les fronts revient aussi à développer son réseau, c’est-à-dire à multiplier ses « relais » au sein des lieux de pouvoirs en maximisant ainsi son niveau d’accès aux instances de décisions locales et son influence sur les prises de décision en elles-mêmes. Selon le sociologue Pierre Grémion, la constitution d’un réseau constitue même « l’unité pertinente d’action des notables locaux » (Grémion, 1976, p. 213), ce qui revient à ériger l’investissement des acteurs locaux au sein des structures de représentation territoriale comme variable principale d’analyse de leur pouvoir local. Transposée à l’échelle des organisations agricoles, la notion de réseau notabilaire illustre ainsi le pouvoir des élites agricoles à constituer des points d’accès à l’appareil administratif de l’État et aux instances de décisions des collectivités territoriales. C’est en effet par leur réseau que les élites agricoles locales s’assurent d’un « minimum d’accès automatiques aux centres de décisions » (Neveu, 2015). Cette situation leur procure ainsi sur les questions agricoles le rôle « d’interlocuteurs incontournables » ou de « propriétaires du problème public » de l’agriculture pour reprendre les termes du sociologue américain Joseph Gusfield (Gusfield, 1996).

Ces dernières années, ce réseau local des organisations hégémoniques du secteur agricole s’est passablement « régionalisé », comme en témoigne la composition des équipes d’élus et d’agents en charge de l’agriculture dans les conseils régionaux étudiés. Cette régionalisation du réseau d’influence est concomitante au déclassement des agriculteurs aux échelles communales (Laferté, 2014), à la perte de pouvoir des conseils départementaux et à la montée en puissance des conseils régionaux, notamment depuis que ces derniers assurent la mise en œuvre de certaines mesures de la PAC, représentant une manne financière non négligeable pour les acteurs du secteur agricole. Si les élites agricoles locales peuvent ainsi être considérées comme les propriétaires locales des

questions agricoles, la question demeure ouverte concernant la propriété du nouveau problème public de l’alimentation, question que nous traitons dans la suite de notre thèse.

Conclusion

Jusqu’au XXe siècle, l’action de l’État en matière d’alimentation s’est concentrée au niveau

national sur la production agricole de masse, la gestion des risques sanitaires et des fraudes et l’accompagnement des produits agroalimentaires sur les marchés nationaux ou internationaux. L’enjeu politique est alors d’augmenter la production tout en contrôlant les risques induits par la massification de l’offre agroalimentaire et en garantissant des débouchés pour les excédents qu’elle génère. Ainsi, le système alimentaire de la fin du XXe siècle est un système façonné par

un ensemble de mesures éparses au sein de différentes politiques publiques et de différents ministères, par des transformations structurelles de la société (révolution dans les transports et la logistique, travail des femmes, évolution des normes esthétiques et diététiques, etc.) et par la régulation privée du secteur agroalimentaire. En ce sens, nous parlons de « politique de facto de l’alimentation », puisque la transformation du contenu des assiettes de la population française au cours de la deuxième moitié du XXe siècle a été orchestrée par des mesures indirectes des pouvoirs

publics, d’appui à un système alimentaire industrialisé et globalisé, caractérisé par un modèle de production, de distribution et de consommation alimentaire de masse. Ce système alimentaire est la résultante d’un ensemble de mesures isolées prises au sein de diverses politiques sectorielles (santé, agriculture, répression des fraudes, commerce international) et de soutiens publics importants aux acteurs du privé en mesure de participer à l’élaboration de ce système alimentaire massifié, notamment aux industries agroalimentaires (IAA) et aux grandes surfaces de distribution. La problématisation de l’alimentation par les pouvoirs publics est alors en adéquation avec les orientations de massification et de production de matières premières alimentaires standardisées qui régissent les politiques agricoles.

Cette situation évolue quelque peu à partir des années 2000 avec l’arrivée des premiers programmes alimentaires nationaux (PNNS et PNA) qui problématisent l’alimentation de manière plus large en faisant appel à ses dimensions nutritionnelles, sociales ou patrimoniales. Ces deux politiques sont venues en quelque sorte mettre en controverse les politiques agricoles, ce dont attestent les conflits nombreux qui ont émergé au cours de leur institutionnalisation. Cependant, la portée de cette controverse est faible dans la mesure où ces programmes nationaux ne reposent que sur des budgets réduits, des actions uniquement incitatives ou d’ordre communicationnel et

un public cible restreint, appelant à la responsabilisation des individus ou au soutien modeste et ponctuel d’initiatives privées sur les territoires.

Les principales politiques nationales de régulation du système alimentaire (la politique agricole, la politique d’aide alimentaire, le PNNS et le PNA) sont appliquées sur les territoires par l’intermédiaire de différents organes d’État déconcentrés qui structurent largement le paysage institutionnel et politique local de l’action publique en matière d’agriculture et d’alimentation. L’agriculture demeure ainsi aujourd’hui avant tout une compétence européenne et nationale que cela soit dans l’attribution d’aides directes aux agriculteurs, l’élaboration du cadre légal d’exploitation, la formulation de politiques de recherche, etc. La plupart des orientations sectorielles appliquées sur les territoires sont issues d’arbitrages effectués à des échelles suprarégionales.

Cependant depuis les années 2000, un nombre croissant de collectivités territoriales mettent en œuvre des politiques alimentaires qui entendent jouer leur part dans la régulation locale du secteur agricole. Leurs compétences en la matière sont pourtant assez réduites. En effet, il existe un vrai aspect structurant de la répartition des compétences entre collectivités territoriales : vouloir intervenir sur une même zone selon son statut de ville, de métropole, de conseil départemental ou de conseil régional, va induire des procédures, des objectifs ou des possibilités différentes. Par l’affirmation de leurs compétences économiques, les conseils régionaux sont devenus les chefs de file de l’action publique infranationale en matière d’agriculture. Les agglomérations telles que les métropoles, au nom des mêmes compétences, peuvent aussi entreprendre une action publique sur le secteur agricole sans avoir de comptes à rendre aux Régions. Leur périmètre d’intervention et leurs leviers d’actions sont cependant bien plus restreints que ceux des conseils régionaux. Les villes ont quant à elles quelques leviers d’action indirecte en la matière, mais aucune compétence formelle pour intervenir sur le secteur agricole local. Dès lors se pose la question de la capacité politique des centres urbains dans la transformation de la régulation publique du secteur agricole locale via l’élaboration de politiques alimentaires urbaines. Cette interrogation est au cœur du chapitre suivant.