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Secteur et territoire, un enjeu majeur des politiques publiques

Le terme de territorialisation de l’action publique peut aussi renvoyer à la création de « territoire de projet », c’est-à-dire d’espace de gestion défini en réaction à l’émergence d’un problème local et en vue de son traitement. On passe ici d’un territoire administratif à un territoire construit dont les frontières s’étendent aux limites du problème à traiter (Berriet-Solliec & Trouvé, 2013; Duran & Thoenig, 1996). La complexité des problèmes publics appréhendés localement peut ainsi appeler à une gestion publique transversale et localisée afin d’appréhender et de coordonner au mieux les effets d’interdépendance identifiés (Mériaux, 2005). C’est le cas par exemple de la gestion des risques naturels (Cartier, 2005) ou celle de la « tranquillité publique » (De Maillard & Roché, 2005). En ce sens, la territorialisation d’une politique publique est parfois confondue avec la désectorisation de celle-ci. Il s’agit dès lors d’aborder un problème public, par exemple la pollution des rivières par l’azote et les nitrates issus des élevages porcins, comme ne relevant pas uniquement d’un problème sectoriel de la filière porcine, mais comme une question transversale au territoire, mobilisant par exemple les questions d’organisation et d’échange entre les types de production locale, l’implantation et la répartition d’abattoirs locaux ou la gestion de la qualité de l’eau potable. L’action publique locale pourrait ainsi rompre avec la logique sectorielle, verticale et intégrée des politiques publiques nationales, en renouant avec les jeux d’acteurs locaux de manière horizontale et concertée et en s’adaptant aux spécificités du territoire.

29 Tout au long de la thèse nous utilisons les termes de « local » et de « territorial » comme des synonymes

Cette approche des activités humaines par territoire et non plus par secteur vient remettre en cause tout le développement des politiques publiques qui s’est opéré à partir du milieu du XIXe siècle

et dont l’histoire générale est intimement liée au déclin des sociétés territoriales (Muller, 2011). En effet, afin d’accroître le pouvoir qu’elles pouvaient exercer sur elles-mêmes, les sociétés ont conçu à partir de cette période des gouvernements de plus en plus spécialisés, c’est-à-dire de plus en plus sectorialisés et de moins en moins territorialisés. Les activités humaines ont ainsi été progressivement découpées non plus selon les lieux où elles étaient exercées (par territoires), mais selon les champs de la société dans lesquels elles s’inscrivaient (par secteurs). Renforçant ce découpage en secteur, l’élaboration des instruments de politiques publiques a progressivement fait appel à des « spécialistes » issus de corps professionnels spécifiques au secteur en question. Ainsi, les politiques sectorielles mettent sur le devant de la scène une nouvelle catégorie d’acteurs dont la légitimité n’est plus fondée sur la représentation d’une communauté territoriale, mais sur l’expertise sectorielle (Lascoumes & Le Galès, 2005). Le développement de ces politiques recompose aussi les identités professionnelles et les activités humaines associées. L’abandon de l’organisation territoriale et la construction sectorielle centralisée des politiques agricoles au cours du siècle dernier est à ce sujet exemplaire tant du point de vue de la recomposition des identités paysannes que de la transformation profonde des modes et types de production qu’elles ont engendrées. Nous prenons ainsi en exemple la construction de ces politiques agricoles centralisées afin d’illustrer le caractère hautement structurant du découpage en secteur de l’action publique sur les activités humaines et leur régulation.

L’histoire des politiques agricoles au cours du XXe siècle peut en effet être analysée comme la

poursuite de l’affranchissement de l’agriculture de ses territoires au profit de la formation d’un secteur national composé de filières agricoles et piloté par une administration centrale. Le premier point de cet affranchissement est celui de la transformation de l’identité fondamentale des agriculteurs, passée d’une logique constitutive horizontale (celle des territoires) à une logique constitutive verticale (celle des secteurs), faisant de l’identité professionnelle l’identité structurante de l’agriculteur (E. Weber, 1983). Un éleveur bovin de Gironde allait progressivement s’identifier d’avantage aux éleveurs bovins de France et de Navarre qu’aux agriculteurs, céréaliers ou maraîchers, de son périmètre immédiat. Ses échanges techniques, financiers ou syndicaux avec l’interprofession du secteur bovin allaient eux-mêmes s’intensifier au détriment des échanges avec les acteurs locaux de son territoire. C’est ce que Pierre Muller et Bruno Jobert ont appelé la « professionnalisation du paysan », ce qui signifie qu’un agriculteur « va se situer de moins en moins dans un espace territorial (communauté de voisinage) et de plus en plus dans un espace professionnel ou sectoriel dans lequel les organisations agricoles vont définir les nouvelles règles d’excellence et donc une nouvelle identité paysanne fondée non plus

sur le rapport au terroir, mais sur la compétence technique » (Jobert & Muller, 1987, p. 85‑86). Un autre élément d’émancipation de l’agriculture des territoires a été celui de la promotion de l’agriculture chimique, c’est-à-dire de la diffusion d’intrants issus de la chimie de synthèse ayant permis aux exploitants agricoles de s’affranchir pour partie des limites pédo-climatiques de leur milieu (Fourche, 2004). Par exemple, les terres de la Champagne crayeuse étaient incultes jusqu’en 1945 (Garnotel, 1981), date à partir de laquelle elles ont progressivement été abreuvées d’engrais et de produits phytosanitaires, au point de constituer aujourd’hui l’un des plus grands bassins français de production de céréales. Le développement de l’agriculture chimique s’est accompagné d’une spécialisation productive des régions c’est-à-dire d’une concentration géographique des filières et de la dissociation spatiale des productions animales et végétales. À l’échelle de la France cela s’est traduit par une régionalisation des productions : la Bretagne est aujourd’hui largement spécialisée dans l’élevage de porcs, de vaches laitières et de poulets de chair alors que les grandes plaines agricoles au nord de la France et dans le Sud-Ouest produisent l’essentiel des grandes cultures (oléagineux, céréales) et cultures industrielles (betterave sucrière, pomme de terre, maïs-grain) (Chatellier & Gaigné, 2012). Enfin, les politiques agricoles sont toujours encore largement le fruit d’arbitrages et de décisions politiques essentiellement pris à l’échelle nationale et européenne. Ce sont ces échelles qui sont devenues les échelles structurantes de la représentation des agriculteurs au détriment des échelles de gouvernance locales. L’administration centrale a organisé sa gouvernance du secteur agricole autour de la notion de filières, traitant le problème de l’agriculture « en silo » et délaissant de ce fait les autres aspects de la question agricole, telle que l’environnement ou l’alimentation par exemple. La notion de secteur est donc un élément absolument central des politiques publiques comme nous enseigne le rôle structurant que son affirmation a eu sur l’agriculture et les agriculteurs en France.

L’élaboration de politiques territoriales intersectorielles comme celle des « territoires de projet » viendrait remettre en cause le découpage sectoriel des politiques nationales (Berriet-Solliec & Trouvé, 2010) constituant une « crise de l’approche sectorielle des problèmes économiques et sociaux » (Muller, 1990) ou du moins une « mise à l’épreuve des politiques sectorielles » élaborées à l’échelle nationale (Faure & Douillet, 2005). De manière plus contrastée on peut avancer que « l’action publique [locale] s’inscrit dans des cadres sectoriels et territoriaux évolutifs, et que c’est l’analyse de la façon dont s’articulent ces cadres qui permet de comprendre comment se construit l’action publique » (Douillet, 2005, p. 279). Les politiques publiques territoriales s’inscrivent ainsi dans des dynamiques « entre secteurs et territoires » (Muller, 1990).

Participant de cette desectorialisation de l’action publique, la pluralité des acteurs locaux prenant part à l’élaboration des politiques territoriales a été largement étudiée. Nous en présentons les principaux résultats dans la sous-partie suivante.

C) Des scènes politiques locales ouvertes aux intérêts privés et à la