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Différenciation et homogénéisation des politiques locales dans la compétition des territoires

L’étude de la prise en compte différenciée des problèmes publics à l’échelle locale souligne l’importance des contextes locaux dans l’élaboration de l’action publique territoriale. Cette idée est centrale dans la thèse de la différenciation des politiques territoriales selon laquelle l’adaptation aux contextes locaux se traduit par l’élaboration de politiques différentes entre elles et différentes de celles de l’État (Douillet et al., 2012). Le cas du traitement des boues de stations d’épuration en région montre par exemple que l’établissement d’arrangements locaux, et notamment la possibilité pour le préfet d’établir sa propre définition des « déchets ultimes », engendre une discussion et une renégociation des règles nationales au niveau local (Aznar et al., 2002). Un autre exemple est celui de la reconnaissance et de l’application du critère de

multifonctionnalité de l’agriculture sur les territoires dont il a été montré qu’elles dépendent en partie de l’histoire de ces derniers : les systèmes de production, les rapports engagés avec les institutions locales, la dépendance ou non aux subventions publiques ou le développement variable de circuits de commercialisation alternatifs (vente directe) sont autant de critères qui jouent sur la perception de la multifonctionnalité et l’adoption des politiques qui s’y réfèrent (Bernard et al., 2006). Pour Alain Faure et Pierre Muller, « l’esprit des lieux » revêt ainsi une dimension essentielle dans l’élaboration et la mise en œuvre de l’action publique aux échelles infranationales. Selon eux, la territorialisation n’est pas un « simple » transfert de compétences ou un changement d’échelle ; c’est une véritable transformation de l’État et des collectivités, qui modifie aussi les orientations de l’action publique par la création de biens communs locaux pouvant pallier aux défaillances nationales de l’État (Faure & Muller, 2013). Cependant à l’inverse de ces thèses sur la différenciation des politiques territoriales, pour d’autres auteurs, on constate au contraire une standardisation de l’action publique (Hassenteufel & De Maillard, 2013; Powell & DiMaggio, 1991). Plusieurs facteurs expliqueraient ainsi les similitudes que l’on retrouve d’un programme d’action local à un autre : la circulation de recettes d’action publique ou de « bonnes pratiques » (O’Miel, 2016; Payre, 2010), la professionnalisation du personnel politique local ou des cadres territoriaux (Biland, 2012; Lapostolle, 2011), l’influence à distance de l’État par des mécanisme de labellisations de l’action publique locale, d’incitations ou de sanctions financières (Epstein, 2005, 2013). De manière générale la littérature nous invite à penser de concert différenciation et standardisation de l’action publique territoriale. En effet « sans nier les spécificité de chaque configuration locale, prendre en compte les mécanismes de standardisation permet de dépasser une vision trop localiste de l’action publique locale et d’intégrer à l’analyse des acteurs et des cadrages “supra-locaux ” » (Douillet & Lefebvre, 2017, p. 220).

Un autre principe aujourd’hui déterminant dans l’élaboration et l’analyse des politiques territoriales est celui de leur mise en concurrence. En effet, à partir des années 1980 une dissonance émerge progressivement entre l’un des principes fondateurs de la République, celui de l’égalité territoriale et le référentiel libéral montant qui considère la compétition entre territoires comme un moteur du développement. Cette compétition va finalement être accompagnée par l’État et l’Union européenne dont l’action évolue d’un principe d’égalité de traitement à un principe de mise en concurrence des acteurs locaux dans l’octroi de dispositifs matériels ou financiers (Brenner, 2004). L’État français commence dès lors à mettre en place des stratégies sélectives de concentration d’aides, d’investissements ou d’infrastructures sur les territoires qu’il juge plus compétitifs (Ségas, 2011). Cette différenciation croissante des

configurations locales accentue ainsi la fracture économique entre collectivités territoriales plus ou moins dotées (Pasquier, 2016b).

La compétition entre territoires a aussi des impacts sur l’action publique menée localement. Afin d’obtenir ces ressources étatiques, les collectivités territoriales doivent par exemple répondre à de plus en plus d’appels à projets nationaux (Breton, 2014; Epstein, 2013; Ségas, 2011). C’est ce qu’on appelle la « projectification » de l’action publique, notion qui renvoie tantôt au fait de privilégier la mise en projets dans la gestion et l’organisation d’une tâche, d’un programme ou d’une politique publique, tantôt à la multiplication d’appels à projets qui régissent cette action. La mise en compétition des territoires a aussi justifié ces dernières années la fusion de nombreuses communes au sein d’institutions intercommunales, ensembles jugés plus compétitifs de par leur taille et la mutualisation de leurs fonctions face aux autres territoires (Desage & Guéranger, 2011), c’est notamment le cas des métropoles (Béhar, 2007; Moriset, 1995; Raimbault, 2014).

Pour sortir leur épingle du jeu de la compétition, les territoires disposent de ressources diverses. En dehors de leur taille ou de leur capacité à capter des appels à projets, d’autres facteurs jouent un rôle essentiel dans la compétition territoriale, tels que le capital environnemental (mer, soleil, patrimoine historique, etc.), l’identité régionale (Cole & Pasquier, 2015; Pasquier, 2016a), la capacité politique différenciée des collectivités territoriales ou leur habilité à communiquer une image positive de leur territoire. Les collectivités territoriales ont ainsi commencé dans les années 1980 à mettre en œuvre des politiques de communication afin d’exister dans l’espace médiatique et d’y exporter une vision attractive de leurs territoires (Dauvin, 2015; Nay, 1994). Ces campagnes de communication, mais aussi le développement des magazines institutionnels des collectivités qui représentent aujourd'hui 10 % du tirage de la presse magazine en France30,

agissent comme des « mythes mobilisateurs » et de mise en scène d’une identité territoriale (Frisque, 2010; Le Bart, 1999). La communication des collectivités s’adresse aussi bien aux électeurs locaux dans le but de valoriser l’action publique menée par les équipes en place, qu’au monde extérieur à leur territoire administratif dans le but d’attirer de nouveaux habitants, de nouveaux touristes ou de nouveaux investisseurs. C’est le développement d’un « marketing territorial » (Greenberg, 2008; Meyronin, 2015) où la construction de l’image acquière une place déterminante dans l’élaboration de l’action publique locale (Le Bart, 2011). La politique de communication des collectivités territoriales peut même devenir dans certain cas l’enjeu central de l’action locale elle-même (Nay, 1994).

30 Rapport sur la presse des collectivités territoriales 2017 Presse territoriale, ni print, ni web : bien au

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Les politiques alimentaires territoriales combinent à la fois le fait de porter à l’agenda un nouveau problème public, celui de l’alimentation, et le fait de le faire à différentes échelles infranationales. La présentation des deux champs de recherche auxquels renvoient leur analyse, la sociologie des problèmes publics et la territorialisation de l’action publique, nous amène à penser que ces politiques alimentaires territoriales pourraient représenter un changement dans la conduite des politiques agricoles. En problématisant de façon alternative les enjeux du système agroalimentaire et en investissant de nouveaux lieux de pouvoirs, les politiques alimentaires territoriales viendraient potentiellement bousculer les règles du jeu traditionnelles de la régulation publique du secteur agricole. Dans la partie suivante nous exposons le protocole de recherche que nous avons construit afin de repérer, d’analyser et de mesurer ces potentiels changements de politiques agricoles.

3. Analyser le changement de l’action publique : outils et hypothèses de

recherche

Pour d’appréhender le changement des politiques agricoles, nous avons fixé trois dimensions d’observation de ce changement afin de pouvoir comparer des situations avant élaboration de politiques alimentaires et des situations après cette élaboration. Nous présentons les trois dimensions du changement de l’action publique que nous avons retenues : la mise en controverse du référentiel des politiques agricoles effectuée par des entrepreneurs de cause extérieurs au secteur (sous-partie A), le rôle des partenaires mobilisés dans la formulation et la mise en œuvre des volets agricoles des politiques alimentaires territoriales (sous-partie B) et enfin, l’organisation des services mettant en œuvre ces politiques ainsi que les ressources qui leur sont allouées (sous- partie C). Au fil du texte, nous présentons aussi les six hypothèses qui ont guidé nos travaux de recherche.

A) Le rôle des entrepreneurs de cause de l’alimentation dans la mise en