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Des scènes politiques locales ouvertes aux intérêts privés et à la participation citoyenne

Dans les années 1950-1970, tout un pan de la littérature américaine en sciences humaines et sociales, connu sous le nom de community power studies, a étudié la sociologie du pouvoir local et en particulier l’influence des élites locales dans les prises de décision politique sur les territoires. Parmi les études les plus connues, Floyd Hunter mettait en évidence l’ascendant des hommes d’affaires sur la classe politique de la ville d’Atlanta (Hunter, 1953) alors que Robert Dahl concluait à une polyarchie dans le cas de New Haven, le pouvoir se répartissant entre différentes élites spécialisées (Dahl, 1961). Dans ces études, le pouvoir local est décrit comme fragmenté et perméable aux intérêts privés. À la même époque, l’influence des acteurs économiques ou industriels sur les politiques locales fait aussi partie des objets d’étude du champ académique français (Castells & Godard, 1974), mais dans un pays où l’autonomie politique des collectivités territoriales est alors fortement limitée, les questions centrales du débat s’articulent plutôt autour des relations croisées entre l’État et ses « périphéries », entre services déconcentrés et autorités locales, c’est le modèle dit de la « régulation croisée » (Crozier & Thoenig, 1976). Le renforcement des capacités d’action des collectivités locales européennes dans les années 1980- 1990 signe le « retour des territoires », aussi bien dans l’exercice du pouvoir que dans leur analyse en science politique (Keating, 2008). Les gouvernements locaux deviennent alors des sujets d’action publique (Muller, 1990) transformant ainsi profondément les modes de construction de l’action publique locale (Faure & Négrier, 2007). Dès lors le cadre d’analyse des rapports centre- périphéries ne semble plus approprié pour analyser ces nouvelles formes de gouvernance locale et apparaissent de nouveaux outils théoriques tels que l’approche en termes de « régimes urbains » (Pinson, 2010; Stone, 1993). Cette approche replace au centre de son analyse le rôle des acteurs locaux et l’ensemble des mécanismes horizontaux de négociation et de gestion qui émergent de l’exercice local du pouvoir (Pasquier et al., 2007). Ces processus locaux de concertation et de prise de décision sont présentés comme plus ouverts aux organisations para-publiques et privées (Duran & Thoenig, 1996) faisant des forums et des arènes des politiques territoriales des lieux de discussions et de prises de décisions perméables aux intérêts des acteurs locaux. C’est ce que montrent en particulier les études consacrées aux gouvernements urbains soumis aux nouveaux

impératifs délibératif et participatif (Blondiaux & Sintomer, 2002). L’administration par projets et la participation citoyenne, dont sont particulièrement friandes les villes, sont ainsi considérées comme des nouvelles manières de faire de la politique qui mettent en place des actions moins verticales et plus partenariales et garantissent une collaboration entre autorités publiques et groupes d’intérêts locaux (Blondiaux, 2001; Pinson, 2009). Par exemple l’étude des politiques du logement des villes de Saint-Denis et d’Issy-les-Moulineaux a permis de mettre à jour les différentes stratégies des promoteurs immobiliers afin d’influencer la décision publique ou d’obtenir d’avantage de permis de construire (Pollard, 2011). Ainsi, que l’influence des groupes d’intérêts locaux soit « subie » ou appelée de leurs vœux par les autorités publiques locales, les forums et arènes des politiques territoriales sont décrits dans la littérature comme étant plus ouverts que les scènes de politiques publiques nationales et tout aussi traversés par des relations conflictuelles entre les acteurs en présence.

S’il existe de nombreuses études concernant les asymétries de pouvoir au sein des scènes de régulation du système agroindustriel globalisé (Clapp & Scott, 2018; Nestle & Pollan, 2013) ainsi que sur les verrouillages des politiques agricoles ou alimentaires que ces rapports de force génèrent (IPES-Food, 2015, 2017), la littérature sur les systèmes alimentaires locaux semble cependant faire moins de cas de ces jeux d’acteurs et de ces dimensions politiques à l’échelle des territoires. Les études sur les alternative food network consacrent en effet une part importante de leurs recherches aux mobilisations citoyennes locales (Barbera & Dagnes, 2016; Deverre & Lamine, 2010; Nonini, 2013) mais la question des rapports de force entre acteurs aux intérêts divergents est souvent absente de ces analyses, faisant du local une échelle scalaire parfois dépolitisée (DuPuis & Goodman, 2005; Paddeu, 2017). La mobilisation de groupes d’intérêts et leur influence sur les politiques locales sont cependant tout autant « politiques », emprises de jeux de pouvoir et de manœuvres politiciennes, que celles se déroulant aux échelles nationale ou internationale (Featherstone et al., 2012). L’étude des dispositifs de gouvernance de la marque « Genève Région » dont le but était d’indiquer la provenance des produits alimentaires aux consommateurs genevois, montre par exemple, qu’en dépit d’une intégration au système décisionnel de nouveaux acteurs porteurs de références alternatives au secteur agricole conventionnel, l’élite agrarienne traditionnelle a progressivement récupéré un certain nombre de leurs revendications à des fins commerciales, annihilant leur ambition de réellement transformer le système agroalimentaire (Schweizer & Mumenthaler, 2017). Ainsi, la diversité d’acteurs invités à prendre part à la table des discussions des politiques publiques locales ne garantit pas la prise en compte des intérêts de chacun, ni même de l’intérêt général. L’analyse de la mise en œuvre de mesures agro-environnementales de la PAC dans plusieurs régions françaises montre aussi que malgré des arènes politiques ouvertes aux acteurs porteurs d’enjeux environnementaux

ou sociaux, l’issue des débats a été au final essentiellement favorable aux intérêts agricoles corporatistes : certains acteurs « alternatifs » ont même parfois préféré boycotter les processus de concertation participatifs qu’ils considéraient comme des simulacres démocratiques (Benoit & Patsias, 2017). C’est donc le rapport de force entre partenaires au sein des instances de prise de décision qu’il faut étudier afin d’en déterminer l’influence respective sur la mise en œuvre des politiques. L’identification des réseaux d’influence au sein des systèmes locaux de gouvernance est donc tout à fait essentielle dans l’analyse des politiques territoriales. L’enjeu est ainsi de reconnaître les acteurs qui participent à la fabrique des politiques territoriales et d’analyser leurs différentes logiques d’action qu’elles soient d’ordre conflictuelle, revendicative ou clientélaire (Cadiou, 2016). Ainsi, plutôt que de parler de co-constrution de l’action publique locale qui laisserait entendre des relations partenariales « enchantées » entre autorités locales et acteurs privés, nous insistons plutôt sur les logiques concurrentielles d’accès aux arènes des politiques territoriales et de prise de décision en leur sein.

La gouvernance territoriale horizontale décrite ici, tout comme l’adaptation des politiques locales aux problèmes « de territoire » décrite plus haut, laisseraient à penser que chaque politique locale serait unique, fonction des diverses configurations d’acteurs et des divers problèmes locaux rencontrés sur place. Ces observations sont au cœur de la thèse dite de la différenciation des politiques locales dont le pendant opposé est celle de leur homogénéisation. Ces débats, centraux dans l’analyse de la territorialisation des politiques publiques, sont aujourd'hui renouvelés par le contexte de compétition accrue que se livrent les territoires entre eux. Nous présentons ces derniers éléments de cadrage analytique dans la sous-partie suivante.

D) Différenciation et homogénéisation des politiques locales dans la