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CHAPITRE IV: Langues, identités et appartenances

C) Stratégie identitaire : le parler jeune

Comme le remarque l’écrivain franco-libanais Amin Maalouf « lorsqu’on ressent sa langue méprisée, sa religion bafouée, sa culture dévalorisée, on réagit en affichant avec ostentation les signes de sa différence » (Maalouf, 1998: 60). C’est pourquoi nous rencontrons sur notre terrain d’enquête un « parler jeune », que nous définirons comme étant l’instrument d’une

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stratégie identitaire contre une norme imposée. Il s’agira dans cette partie de définir les fonctions et les caractéristiques de ce parler jeune.

Comme le souligne Trimaille (Cours CNED, 2012 : 69) « cette façon d’utiliser le français est le produit de vecteurs et de relations sociales spécifiques et non (…) un handicap socioculturel constituant une barrière à la communication sociale ».

En effet, les locuteurs arabophones intériorisent le schéma inégal imposé par l’institution qui consiste à ne parler que français. En réaction à cette dominance de la langue française valorisée et de la langue arabe minorisée « ils vont manifester dans leurs pratiques quotidiennes une farouche et ferme résistance à ce schéma et vont le contourner en lui opposant une formidable liberté dans l’utilisation des ressources langagières ». (Taleb- Ibrahimi, 1998: 232). L’utilisation d’expressions telles que nous avons pu les entendre: « Je suis chauve»/ « La Mecque»/ « jure sur le coran »/ « Keum »/« Meuf »…remplissent en réalité diverses fonctions: phatique, de connivence et cryptique. D’une part, l’utilisation de ces expressions remplissent une fonction phatique car elles cherchent à attirer l’attention de l’interlocuteur. Elles permettent de provoquer et de maintenir le contact. D’autre part, elles ont une fonction de connivence, c’est-à dire que ce parler renforce des liens dans un groupe. Ces expressions ont également une fonction cryptique et identitaire. Dans leur enquête Trimaille et Bois développent cette notion de cryptage, d’après leurs étude elle « réfère à l’opacification sélective et intentionnelle du sens grâce au choix d’un locuteur (lexique, de langue) ou à la transformation formelle qu’il fait subir à une information, pour la transmettre aux mêmes et à la dissimuler aux autres. Cette opacification sélective renvoie de manière évidente à une dynamique identitaire ». (2009: 13). Autrement dit, les jeunes utilisent ce langage comme un code. C’est par ce langage qu’ils arrivent à intégrer ainsi qu’à s’identifier à un groupe et en même temps à se distinguer des professeurs « gardiens du dogme ».

« Ces pratiques sociales et langagières favorisent l’apparition de formes argotiques, qui sont autant de preuves des stratégies de contournement des interdits et tabous sociaux mises en œuvre par les groupes de locu teurs qui produisent de telles formes. »(Goudaillier).

Cette liberté de créer son propre langage traduit le profond malaise des jeunes, de leur exclusion, de leur angoisse. Elles se créent contre une langue uniforme que leur impose le système, c’est une forme de résistance à ce que Taleb-Ibrahimi nomme « l’imposition de l’ordre linguistique venu d’en haut » (1998: 32). En somme, ce langage est utilisé à des fins identitaires. « Lorsqu’un groupe est socialement exclu, qu’il se trouve marginalisé ou rejeté, il a parfois une sorte de sursaut d’orgueil et marque lui-même les frontières le séparant des autres en glorifiant sa spécificité, comme s’il se mettait volontairement à part » (Calvet, 1994:269).

Les enseignants refusent de manière systématique ce parler allant jusqu’à coller les élèves, comme nous le témoigne le sujet suivant :

(E1, 104) J’ai un mot dans mon carnet pour ça dès fois/ (E1, 108) Profère des mots arabe.

Au cours de nos entretiens, les élèves déclament leur identité par le biais de leur nationalité comme nous le montre les exemples suivants:

(E7, 2) Je suis une Algérienne

(E18, 2) Je viens de l’Espagne, je suis Espagnole (E6, 2) Je suis Italienne mais d’origine Marocaine (E10, 2) Je suis Marocain-italien

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(E13, 2) Je suis Macédonien.

« Je m’identifie à un autre et me démarque d’un autre » voici comment nous pouvons

interpréter cette revendication. Les adolescents se raccrochent au groupe auquel ils s’identifient et se démarquent des enseignants. Saisir ce sentiment d’appartenance symbolique ou réelle est primordial pour comprendre le discours des jeunes.

Lorsque la langue est utilisée pour revendiquer une identité on dit qu’elle remplit une fonction emblématique. Jacqueline Biliez décrit cette fonction comme étant: « celle qui exprime de façon la plus explicite, l’identité ou les identités de la personne plurilingue. Mentionnées par les locuteurs eux-mêmes, elle se réfère aux possibilités qui leur sont données par les langues de s’identifier à telle ou telle communauté puisqu’elles sont perçues en tant qu’emblème identitaires véhiculant ainsi des valeurs culturelles et des traditions » (Biliez, cité par Trimaille, cours CNED, 2012:68). Nous pensons tout comme J. Billiez, que la langue, les façons de parler, constituent un moyen privilégié de dire, d’affirmer et ou de construire son identité parce qu’elles contribuent fondamentalement à la présentation de soi, à l’image que l’on se construit pour les autres et pour soi. (Billiez, cité par Trimaille cours du CNED, 2012:67:).

Lors des entretiens les enseignants explicitent cette revendication :

(E22, 49) : Oui ils le revendiquent c’est quelque chose, c’est quelque chose qu’ils revendiquent!

Les élèves revendiquent leur langue de cœur et par là leur identité. Cette langue de cœur est liée tant chez les élèves allophones que chez les élèves descendants de migrants aux langues des parents, même si ces adolescents déclarent ne pas bien parler la langue de leur père ou de leur mère ils se sentent proches du pays et de la langue de leurs parents. Abdelilah-Baeur déclare à ce sujet « il a été démontré que de nombreux adolescents de parents immigrés gardent un lien affectif avec la langue de leurs parents. Sans la maîtriser réellement, ils parlent de leur « langue maternelle » (2008: 57). Selon Verma-Shivendra (citée par Trimaille, cours CNED, 2012: 51) « une déclaration de la langue maternelle par un individu est avant tout un jugement conscient ou subconscient pour identifier les habitudes de son propre parler avec l’autre en terme général (…) Comme un signe de cohésion ou un moyen de se distinguer des autres par une marque de distinction ».

Nous avons pu observer lors de nos allers et venus dans les couloirs du collège, pendant les inters cours ou même lors de sorties pédagogiques, que les élèves allophones, surtout les garçons, avaient tendance à reprendre les expressions des élèves descendants de migrants telles que « Salamaleïkoum » « le coran » « la Mecque ». Cette observation a une importance toute particulière, on suppose qu’il s’agit d’une envie chez ces adolescents d’intégrer ce groupe de pairs. Malheureusement, ce contact d’ouverture de l’élève allophone à un autre groupe est souvent rejeté. Par conséquent, les élèves allophones restent souvent entre eux.

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