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Stendhal et la poïétique picturale de l’exaltation

d’une même teneur peut en diminuer la pertinence et inciter les individus soit à s’en désintéresser, soit à les ré-interpréter différemment » (Sperber 1996 : 159-160). Or, si la notion d’enthousiasme agonise, la nécessité, en ce début de siècle, de réfléchir l’état poïétique semble quant à elle investie d’une importance croissante. En ce qui concerne la pratique de la peinture, ce n’est pas l’idéalisme allemand qui fournira une nouvelle grille d’interprétation du saisissement créateur, mais une discipline en pleine émergence : la physiologie.

2.2 Stendhal et la poïétique picturale de l’exaltation

Le projet d’une réinterprétation de l’enthousiasme est au cœur de l’œuvre de Stendhal. Ce dernier, le lecteur des romans classiques tels que Le rouge et le noir ou La chartreuse de Parme le sait, aime à faire de ses protagonistes des enthousiastes au sens fort du terme. Julien Sorel ou Fabrice Del Dongo, pour ne nommer que les plus célèbres, sont dotés d’une sensibilité hors du commun qui les élève au-dessus de leur entourage. Mais l’enthousiasme n’est pas, chez Stendhal, un simple ressort dramatique; il s’agit d’une force qui imprègne toute activité créatrice, incluant la sienne124. En 1835, revenant sur ses années de jeunesse, le romancier reconnaît avoir recherché ces instants d’extrême stimulation : « Je travaillais peu parce que j’attendais le moment du génie, c’est-à-dire cet état d’exaltation qui alors me prenait deux fois par mois » (Stendhal 1986, XX : 166). C’est dans la philosophie médicale de son époque que le jeune homme va chercher les causes de ces emportements qui produisent les chefs-d’œuvre. Ayant vu que l’exaltation artistique a des causes physiologiques, il se plonge dans l’histoire de l’art pour y trouver des précédents susceptibles de confirmer ses théories125.

Ainsi outillé, Stendhal réfléchit à la peinture contemporaine qui, encore dominée par le néoclassicisme d’influence davidienne, semble mûre pour une révolution. Dans ses comptes rendus des Salons de la Restauration, il se fait le défenseur d’une nouvelle sensibilité artistique

124 Les réflexions esthétiques et poïétiques se rencontrent dans l’ensemble des écrits stendhaliens, des romans au

journal et à la correspondance en passant par les traités plus théoriques. Notre étude de ce corpus ne se prétend pas exhaustif : elle ne vise qu’à donner une appréciation générale de l’apport de Stendhal aux discours modernes sur l’ivresse artistique.

125 Dans ses Lettres sur l’imagination, Jacques-Henri Meister proposait déjà d’observer côte à côte l’histoire des

fous, des amants, des joueurs, des hommes de génie et la manière de travailler des grands artistes, des écrivains célèbres, bref « les habitudes de tout homme singulier par ses idées ou par des affections » (Meister 1799 : 24).

qu’il qualifie de « romanticisme ». Ce terme, chez Stendhal, ne renvoie pas à une esthétique particulière mais à une attitude devant l’œuvre d’art qui serait partagée à la fois par l’artiste et le spectateur; ce qu’il exige, c’est l’immédiateté d’une passion qui se défie des conventions imposées par la tradition. La théorie stendhalienne de l’art n’est cependant pas à court de contradictions. Épris de nouveauté, mais nostalgique à l’égard du passé, fasciné par la grandeur de la Renaissance italienne, mais révolté par ses despotismes, menant sur le même front une campagne pour la raison et un combat en faveur de la passion, Stendhal débouche sur une esthétique du tiraillement représentative des compromis politiques de son temps.

S’il n’institue pas une poïétique picturale de l’ivresse à proprement parler, Stendhal en prépare le terrain en traduisant, pour le siècle qui s’ouvre, l’imaginaire classique des dérèglements créateurs. Dans les prochaines pages, nous verrons ainsi comment l’ivresse, de simple métaphore, en vient à prendre une réalité physiologique et à s’imprimer dans les œuvres.

2.2.1 Formation intellectuelle : idéologie et physiologie

Il serait possible d’envisager la formation intellectuelle de Stendhal, que nous appellerons pour le moment par son nom de naissance, Henri Beyle, comme une suite d’enthousiasmes : son journal et sa correspondance témoignent des nombreux engouements philosophiques, poétiques et artistiques qui ponctuent son passage à la vie adulte. Concernant l’art, le premier de ces enthousiasmes se manifeste au milieu de l’adolescence, lorsque le jeune homme découvre les

Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l’abbé Dubos, ouvrage qu’il lit avec le plus

vif plaisir. Cette lecture aura, comme le confirme Michel Crouzet, un impact déterminant dans la constitution de sa pensée esthétique (Crouzet 1983 : 683). Le traité de Dubos apprend entre autres au futur écrivain que la création artistique dépend de dispositions physiques, sociales et morales. Beyle est particulièrement réceptif à l’idée d’un conditionnement biologique de l’homme, idée qui lui avait déjà été inculquée par son grand-père, lecteur de la correspondance apocryphe d’Hippocrate et défenseur du rationalisme des Lumières (Stendhal 1986, XX : 40). Cette tradition philosophique, à laquelle le jeune Beyle est très attaché, l’écarte à jamais des philosophes

allemands et de leur principale interlocutrice française, Mme de Staël, avec laquelle il entretient toutefois un rapport ambivalent, teinté à parts égales d’exaspération et d’admiration126.

Impatienté par toute forme de spéculation métaphysique (il rejette les « rêveries », les « poèmes en langue algébrique », la « prétendue philosophie à mourir de rire » de l’idéalisme allemand), Beyle préfère s’en tenir aux données sensibles. Se mettant en quête de faits127, il est conduit à s’intéresser à l’école philosophique française qui a pris en charge le projet rationaliste du 18e siècle : l’Idéologie. À la toute fin de l’année 1804, il se procure les Éléments d’idéologie, ouvrage d’Antoine Destutt de Tracy qu’il dévore « comme un roman » (Crouzet 1983 : 102). Qu’y trouve-t-il? Une critique de la dérive métaphysique et un contrepoison à l’hypocrisie et au vague de son époque, ses deux « bêtes d’aversion » (Stendhal 1986, XX : 166). De relecture en relecture, Beyle se conforte dans sa conception mécaniste du monde : tout, dans la nature, est rapport de cause à effet.

Pour le futur écrivain, la découverte de l’Idéologie est contemporaine des prémisses de sa vocation artistique. En effet, la rencontre avec cette doctrine a lieu le 31 décembre 1804, à la sortie d’une représentation de Philinte, pièce d’esprit révolutionnaire de Fabre d’Églantine qui soulève son engouement. Michel Crouzet fait le récit de cette soirée déterminante :

Beyle, trop plein de joie, d’enthousiasme, trop content de l’excellence de ses émotions, et de la pureté de son âme, décide d’exécuter immédiatement une belle action, d’aller crânement à la rencontre de la vérité; dans cette fête beyliste, tout est réuni : la joie d’une belle pièce, la joie de comprendre, d’être proche du héros exemplaire qui est Alceste, le sentiment d’être virtuellement à la fois le héros de la pièce, et l’auteur, qu’il se sent capable d’imiter auprès d’un public qui est à son niveau, qui sera l’écho et le témoin de son génie128 (Crouzet 1983 : 101).

126 Les critiques adressées par Stendhal à Mme de Staël sont souvent virulentes, mais il s’agit la plupart du temps

d’attaques sur la forme plutôt que sur le fond. À l’été 1805, après avoir parcouru De l’influence des passions sur le

bonheur, Beyle écrit à sa sœur que, malgré son style emphatique, le livre de Mme de Staël est « excellent au fond »;

« son meilleur ouvrage », rajoute-t-il, en formulant le projet d’en extraire les « bonnes pensées en les traduisant en français » (Stendhal 1994 : 216). L’appréciation est la même pour De la littérature : « Je ne le comprenais pas il y a deux ans; je le relis et je trouve que c’est un bon ouvrage, à peu d’enflure près » (Stendhal 1994 : 283). Beyle fera un constat analogue pour Corinne qui, en dépit de ses nombreux dérapages stylistiques, recèle de « grandes vérités ». Beyle se procure De l’Allemagne dès les premiers jours de sa mise en vente, mais il affirme ne pas avoir dépassé la centième page, se contentant de survoler le reste de l’ouvrage (il n’a donc pas fait grand cas des développements autour de l’enthousiasme).

127 Dans l’Histoire de la peinture en Italie, il adoptera l’adage matérialiste « Facta, facta, nihil praeter facta » — les

faits, les faits, n’y a rien derrière les faits (Stendhal 1986, XXVII : 64).

128 À la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, comme le remarque Melchior Grimm, « il n’y a point de polisson

[...] qui, en sortant du collège, ne se croie obligé en conscience de faire une tragédie. C’est l’affaire de six mois au plus, et l’auteur voit la fortune et la gloire au bout... » (De Litto 1962 : 96).

L’enthousiasme (au sens moral et esthétique) est tel que Beyle se persuade de sa propre capacité à la création, illusion poïétique dont Voltaire faisait état dans sa définition de l’enthousiasme, relevant le cas d’un « jeune homme [...] si transporté » par le spectacle d’une tragédie que, pris par la « maladie de l’enthousiasme », il entreprend d’en écrire une à son tour (Voltaire 1964 : 176). Beyle se lance effectivement dans des créations pour la scène; il versifie sans succès, frustré de ne pas arriver à traduire dans l’écriture ses engouements esthétiques. Francesco Spandri croit que c’est une question d’habitude : ses projets de théâtre, remarque-t-il, « se ressentent à tel point de son expérience de spectateur immergé dans l’illusion qu’elles semblent rendre d’avance vaine, inefficace, toute technique » (Garnier, Novak-Lechevalier et Sfar 2012 : 33). Telle continuera pourtant d’être la première exigence poïétique de Beyle : pour créer, il faut d’abord savoir se laisser prendre à l’illusion. En attendant, les échecs répétés seront toujours mis sur le compte d’une insuffisance de faits pour l’entretenir129.

Durant l’année 1805, la quête beyliste d’un savoir fondé dans les faits observables prend un tournant décisif. En juin, alors qu’il projette d’écrire une comédie sur le monde de la médecine, Beyle oriente ses recherches vers les traités de physiologie. Ce faisant, il découvre Pierre Jean Georges Cabanis, éminent idéologiste combinant les compétences de philosophe et de médecin. L’écrivain se plonge aussitôt dans ses Rapports du physique et du moral de l’homme [1802], un traité qui connaît alors une grande diffusion. Dans une prose claire et richement illustrée de faits et d’observations, Cabanis élabore une conception dualiste de l’individu dont les fonctions inférieures et supérieures s’influencent réciproquement. Le postulat initial est simple : les phénomènes idéels sont conditionnés par un ensemble de facteurs observables, mesurables et quantifiables. Ce rabattement systématique de l’esprit sur le corps qui sape les bases de l’idéalisme ne manque pas d’interpeller le dramaturge en herbe. Beyle n’a ainsi aucune peine à s’approprier des idées qui, comme celle-ci, sortent en droite ligne des écrits de l’abbé Dubos :

la connaissance de l’organisation humaine et des modifications que le tempérament, l’âge, le sexe, le climat, les maladies, peuvent apporter dans les dispositions physiques, éclaircit singulièrement la formation des idées (Cabanis 1802, I : 69-70).

129 La soif de détails du jeune Beyle frôle l’obsession. Crouzet observe : « Coupé des faits, il n’en a jamais assez :

“écrase-moi de détails, je suis comme aveugle tant que tu ne m’en donnes pas”. Le fait vaut par soi : loin d’étayer la pensée, il tend à la remplacer; données et pensées s’opposent sans se rejoindre » (Crouzet 1983 : 322).

Plutôt que de partir des idées pour appréhender les phénomènes sensibles, Cabanis propose donc de partir de ceux-ci pour remonter jusqu’aux phénomènes intellectuels, spirituels ou moraux. Mais, par un tel procédé, le physiologiste ne fait pas que réfuter l’idéalisme, il s’oppose aussi à une médecine classique qui conçoit les rapports du corps et de l’esprit comme symétriques. Dit autrement, Cabanis ne croit pas que la structure du moral ne fasse que se conformer à celle du physique, les deux ordres participant à une même économie physiologique. Comme l’a noté Crouzet, l’idéologiste fait la promotion d’un discours énergétique qui « physicalise l’âme, médicalise la morale, et établit l’énergie à l’intersection du fait biologique et du fait humain selon les modalités d’une économie quantitative » (Crouzet 1983 : 62). Comprendre le système qui unit le physique au moral implique donc de porter attention à tout ce qui en modifie le fonctionnement. Pour le médecin, ce sont les déséquilibres qui font apercevoir avec le plus de netteté les rapports entre les états du corps et ceux de l’esprit :

La théorie des délires ou de la folie, et la comparaison de tous les faits que cette théorie embrasse, doivent donc jeter beaucoup de jour sur les rapports de l’état physique avec l’état moral, sur la formation même de la pensée et des affections de l’âme130 (Cabanis 1802, I : 62).

Cet intérêt nouveau accordé à la folie est à rapprocher des travaux contemporains de Philippe Pinel, et particulièrement du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale publié en 1801. Cabanis, qui n’est pas aliéniste, voit pour sa part dans la théorie des délires l’invitation à une rationalisation des mécanismes de la création artistique. Comme dans le Problème XXX.1, c’est un déséquilibre physiologique qui serait à l’origine du génie poétique; source de connaissance, l’excès est donc aussi le siège de l’invention. Crouzet n’aura manqué de voir dans ce genre de déduction une « secrète apologie de la pathologie » où la maladie est conçue comme une « oisiveté créatrice de l’homme » (Crouzet 1983 : 673). Beyle partage ces idées, voyant aussi dans la norme (physiologique, sociale, politique, etc.) un état foncièrement infertile.

Plus précisément, Beyle lit dans les Rapports que certaines affections nerveuses peuvent stimuler l’imagination, que ce soit en mal ou en bien :

130 Nous ne sommes plus très loin de la formule célèbre d’Antoine Broussais, voulant que « l’homme n’est connu

Elles exposent à toutes les erreurs de l’imagination; mais elles peuvent enrichir le génie de plusieurs qualités précieuses : elles prêtent souvent au talent beaucoup d’élévation, de force et d’éclat. Et là-dessus, on peut en général établir qu’une imagination brillante et vive suppose, ou des concentrations nerveuses actuellement existantes, ou du moins une disposition très prochaine à leur formation : elle-même, par conséquent, semble devoir être regardée comme une espèce de maladie (Cabanis 1802, II : 31).

L’idéologiste, on le voit, ne s’éloigne pas des paramètres de l’analyse classique de la mélancolie : l’inspiration, qu’il compare à une « espèce d’ivresse », survient aussi dans un « accès de chaud », lorsque « tous les foyers nerveux, et notamment le centre cérébral », entrent dans une activité excessive (Cabanis 1802, II : 45). Cette excitation qui stimule l’imagination et facilite l’éloquence émane donc d’une chaleur superlative. Celle-ci peut trouver sa source dans un certain climat (celui de la Grèce, de l’Italie, de l’Espagne ou, pourquoi pas, de l’Égypte et du Levant) ou dans la consommation de certaines substances, deux causes intimement rattachées, car une température extérieure accablante peut pousser certains individus à l’absorption de substances psychotropes :

De là, cette passion pour les boissons, ou pour les drogues stupéfiantes, qui se remarque surtout dans les hommes des pays chauds : de là, cette espèce de fureur avec laquelle ils recherchent toutes les sensations voluptueuses, et qui les conduit si souvent à des goûts bizarres, ou crapuleux et brutaux : de là, leur penchant pour l’exagération et le merveilleux : enfin, de là, leur talent pour l’éloquence, la poésie et généralement pour tous les arts de l’imagination (Cabanis 1802, II : 105).

Les sources du génie artistique sont donc au nombre de deux : ou bien un climat chaud, ou bien la consommation d’une substance qui réchauffe le sang. Traditionnellement, c’est le vin qui joue ce dernier rôle. Comme on pourrait s’en douter, Cabanis rapporte, sans la réfuter, la croyance voulant que « l’excellence et la force des vins de la Grèce [soit] la cause de sa prompte civilisation, et du talent particulier pour la poésie, pour l’éloquence, et pour les arts131 ». De manière générale, cependant, le médecin est peu bavard à propos de l’ivresse induite par les boissons fermentées, intoxication si profondément ancrée dans la culture occidentale qu’il lui est difficile d’en saisir les particularités. Sa consommation n’a rien de pathologique; au contraire, le vin rapproche de l’état de santé, car « dans les pays de vignobles, les hommes sont en général

131 Au début du 18e siècle, Sallengre citait la pensée de Gryllus, qui avance que « les Grecs ont été appelés pères de la sagesse, à cause de l’excellence de leurs vins, et qu’ils n’ont perdu leur ancien lustre que depuis que leurs vignes

plus gais, plus spirituels, plus sociables; ils ont des manières ouvertes et plus prévenantes » (Cabanis 1802, II : 175). Au même titre, la consommation de café est facteur de socialisation. Cabanis dit qu’il est une « boisson intellectuelle » réservée aux élites pensantes : gens de lettres, savants et artistes132 (Cabanis 1802, II : 186).

Beyle prend au pied de la lettre les observations des Rapports, ouvrage qu’il va jusqu’à considérer, non sans ironie, comme sa « bible ». Si on le voit rarement commenter le goût d’un vin ou le plaisir d’un café partagé entre amis133, on trouve d’abondantes remarques sur les effets physiologiques de ces substances. En 1807, par exemple, il écrit à sa sœur : « je me suis souvenu de l’influence du physique sur le moral : j’ai pris beaucoup de thé et j’ai retrouvé en partie ma raison » (Stendhal 1994 : 373). Avide de connaissances sur les rapports de cause à effet, Beyle ne manquera pas de s’intéresser aux longs développements accordés par Cabanis aux substances psychoactives moins ancrées dans les habitudes culturelles européennes. Au premier rang vient l’opium, connu de longue date par la médecine occidentale. Cabanis, qui choisit de ne pas s’attarder sur les propriétés somnifères et anesthésiques du sédatif, témoigne à son sujet d’un étonnant changement d’attitude. Au tournant du siècle, l’opium voit son statut passer de médicament à celui de drogue. On peut attribuer cette situation aux expansions coloniales de la France et de l’Angleterre en Chine et au Moyen-Orient qui entraînent une modification importante dans les habitudes de consommation de cette substance. Outre-Manche, des écrivains comme Samuel Taylor Coleridge ou Thomas de Quincey seront bientôt réceptifs aux visions suscitées par l’opium. En ce qui concerne la France, la campagne d’Égypte contribue à faire de cette drogue un marqueur identitaire de l’étranger, dans ce qu’il peut avoir de fascinant mais aussi d’inquiétant. Pris en trop grande quantité, comme on soupçonne les Turcs de le consommer, l’opium inciterait à la débauche.

Pour Cabanis, les excès auxquels la drogue conduit émoussent la capacité à distinguer des sensations plus fines : après l’orgie, comment revenir à l’amour? L’opium est donc l’agent d’une sensation intensifiée, mais qui opère en dernier lieu au détriment de la sensibilité. Il en va de

132 Beyle, qui savait apprécier les effets stimulants du café, avait toutefois du mal à le supporter. Il note, dans son

journal, de longues périodes d’abstinence : « First café, un quart de tasse, effet étonnant. — Santé : vingt-quatre heures après le first café depuis dix-huit mois, douleurs d’entrailles et vents dissipés par la chaleur du lit » (Stendhal 1986, XXXII : 144-145). Il remarque aussi que le café, après l’excitation, finit par rendre mélancolique.

133 Comme le note Gérard Genette, Beyle est plus intéressé par la connaissance des causes et des effets que par

l’appréciation hédoniste des aliments : « je ne sais pas grand-chose des goûts alimentaires de Beyle, sinon sa passion pour les épinards, mais les références à la cuisine dans l’ensemble de ses “récits” de voyage sont d’une rareté remarquable » (Genette 1999 : 138).

même pour l’extrait de chanvre : bien qu’il soit possible de tirer « un certain plaisir de son effet », il est de tous les narcotiques celui qui affaiblit le plus, pouvant « dénaturer entièrement les sensations de la vue et du tact » (Cabanis 1802, II : 511). À ce sujet, le raisonnement de Cabanis est le même que celui d’Étienne Pivert de Senancour qui, dans ses Rêveries sur la nature