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Au milieu du 18e siècle, la notion d’enthousiasme est encore suffisamment débattue pour qu’on décide de lui accorder un long développement dès la première édition de l’Encyclopédie95

94 En 1707, Antoine Houdar de la Motte, dans son « Discours sur la poésie en général et sur l’ode en particulier »,

décrit la fureur poétique comme « ce génie heureusement échauffé qui sait mettre les objets sous les yeux et peindre les diverses passions de leurs véritables couleurs »; cette inspiration fait en sorte que le poète « est obligé d’imiter la nature, soit dans les tableaux qu’il trace, soit dans les discours qu’il prête à ses personnages » (Kerslake 2000 : 131).

95 Nous renvoyons le lecteur à l’édition numérique de l’ouvrage proposée par la University of Chicago, la plus

[1755]. Or, ce ne n’est pas à un esthéticien, ni à un critique d’art, ni encore à un philosophe que l’on demande de rédiger l’entrée sur l’enthousiasme mais à un historien de la danse : Louis de Cahusac96. Ce dernier, pourtant familier avec le sens antique du terme, choisira d’aborder l’enthousiasme sous l’angle de la poïétique. La définition alambiquée et prolixe97 qu’il produit pour l’occasion montre bien la difficulté qu’ont les théoriciens français à concilier l’affectif et l’intellectuel dans une seule notion qui devrait, selon ses apologues, marquer le sommet de l’un et de l’autre, et même la justification de l’un par l’autre. Néanmoins, Cahusac met le doigt sur un problème inhérent aux théories de l’enthousiasme, problème dont les penseurs français se sont souvent rendus coupables. Pour lui, on a eu tendance à conclure trop rapidement de la cause à l’effet : « on a cru qu’un homme devait être tout à fait hors de lui-même pour pouvoir produire les choses qui mettaient réellement hors d’eux-mêmes ceux qui les voyaient ou qui les entendaient ». Cette méprise, qui émane de la transposition erronée de l’état de l’auditeur en celui, supposé, de l’orateur, n’est pas un phénomène spécifique au 18e siècle : c’est la même erreur qui aurait conduit les écrivains de l’Antiquité à comparer abusivement la performance poétique au délire prophétique. Alors que celui-ci, pour Cahusac, constitue une perversion de la raison ordinaire, celle-là relève d’un art fondé sur des principes et des règles. Si l’enthousiasme esthétique est un ravissement sensible, l’enthousiasme poïétique, lui, est plutôt le « chef-d’œuvre de la raison ».

Mais lorsque vient le temps pour Cahusac d’expliquer cet enthousiasme raisonnable98, il recourt paradoxalement au même expédient qu’il dénonçait pour avoir institué l’idée fausse d’un

96 Un an avant sa participation à l’Encyclopédie, Cahusac s’était penché, dans son Traité historique de la danse

[1754], sur les performances inspirées de l’Antiquité : commençant dans la mesure, celles-ci se transformaient sous l’effet d’une possession divine (d’une « fureur sacrée ») en « trémoussements violents » et en « contorsions rapides ». C’est alors, écrit Cahusac, que les prophètes inspirés rendaient leurs oracles, reçus comme une vérité par une foule crédule ou superstitieuse (Cahusac 1971 : 41). Jacques Rancière a récemment mesuré l’importance des écrits de Cahusac sur la danse, chez qui est opposée « la perfection expressive du langage des gestes aux conventions formelles de l’art de cour ». Ce renversement, note Rancière, annonce le paradigme esthétique qui caractérise le modernisme artistique (Rancière 2011 : 25).

97 Le 13 novembre 1756, Voltaire écrit à d’Alembert que le lecteur « n’a que faire d’un si long discours pour savoir

que l’enthousiasme doit être gouverné par la raison » (Caragnon 2008 : 70).

98 La notion d’enthousiasme se retrouve dans bon nombre d’articles de l’Encyclopédie, et plusieurs auteurs

esquissent des définitions qui, lorsqu’elles ne se contredisent pas, s’obscurcissent mutuellement. Par exemple, Louis de Jaucourt écrit à la rubrique « Poésie » que, en tant que causes et moyens de l’art poétique, « l’enthousiasme et le sentiment sont une même chose ». Le même auteur, à l’article « Ode », explique que l’enthousiasme « n’est autre chose qu’un sentiment quel qu’il soit [...] produit par une idée », en autant, précise-t-il, que ce soit l’artiste qui l’éprouve. Le dix-septième tome de l’Encyclopédie, livré en décembre 1765, contient une série d’articles inédits, dont une sous-division de l’article sur enthousiasme ne concernant que la peinture. Rédigé par Jaucourt, l’article consiste en un résumé du Cours de peinture par principes. Plusieurs phrases sont d’ailleurs reproduites

dérèglement créateur : il rabat une affection esthétique sur un comportement poïétique. L’exemple qu’il donne d’un amateur de peinture faisant l’expérience d’un tableau est probant à cet égard :

Une surprise vous arrête, vous éprouvez une émotion générale, vos regards comme absorbés restent dans une sorte d’immobilité, votre âme entière se rassemble sur une foule d’objets qui l’occupent à la fois; mais bientôt rendue à son activité, elle parcourt les différentes parties du tout qui l’avait frappée, sa chaleur se communique à vos sens, vos yeux lui obéissent et la préviennent : un feu vif les anime; vous apercevez, vous détaillez, vous comparez les attitudes, les contrastes, les coups de lumière, les traits des personnages, leurs passions, le choix de l’action représentée, l’adresse, la force, la hardiesse du pinceau […]

Intense, la jouissance esthétique décrite par Cahusac relève moins du détraquement sauvage de l’observateur que de son élévation progressive vers la vérité de la représentation, processus variant, dit l’auteur, « selon le différent degré de connaissances antérieures » (ce qui la met à l’abri du fanatisme99). Cahusac ne peut s’empêcher de s’imaginer que cette élévation doit être de même nature que la jubilation poïétique : le ravissement esthétique, écrit-il, « est une image [...] de ce qui se passe dans l’âme de l’homme de génie, lorsque la raison, par une opération rapide, lui présente un tableau frappant et nouveau qui l’arrête, l’émeut, le ravit et l’absorbe ». Encore ici, l’« enthousiasme qui admire » est résultat, ou au moins reflet, de l’« enthousiasme qui produit ».

Aussi Cahusac doit-il trouver une définition de l’enthousiasme qui corresponde aux deux moments de l’expérience artistique, ce qu’il fait en écrivant que l’enthousiasme est une « émotion vive de l’âme à l’aspect d’un tableau neuf et bien ordonné qui la frappe et que la raison lui présente ». Chez l’artiste, c’est l’imagination qui tient lieu de toile de fond; la raison est le pinceau qui y trace une « image toute de feu100 ». Pour expliquer les rapports entre l’imagination,

intégralement, ce qui démontre que l’ouvrage constitue toujours une référence plus d’un demi-siècle après sa publication.

99 Jusqu’à l’apparition des premiers émois révolutionnaires, la question du fanatisme n’occupera pas les débats

français. Sur les plans confessionnel, politique et institutionnel, la France du milieu du 18e siècle affiche plus de

stabilité que l’Angleterre du 17e siècle. De toute évidence, les épanchements artistiques de la minorité aristocratique

ne menacent pas le pouvoir établi. Ce n’est que lorsque l’enthousiasme devient une expérience collective qu’il prête à caution. Aussi, le substantif « enthousiasme » a-t-il une connotation plutôt positive, le qualificatif « enthousiaste » varie-t-il selon le contexte, alors que son usage pluriel « enthousiastes » affiche une connotation plutôt négative.

100 Mary D. Sheriff a signalé le caractère sexiste des théories de l’enthousiasme, faisant remarquer qu’une fureur

artistique comme activité excessive s’oppose à une fureur utérine qui serait pure réceptivité. En cherchant à tirer l’enthousiasme du côté de la raison plutôt que de l’affect ou de l’imagination, Cahusac témoignerait, selon Sheriff,

la raison et la passion, toutes trois nécessaires à la manifestation de l’enthousiasme, Cahusac se rallie au modèle proposé par Batteux : d’abord la vision, ensuite la passion créatrice. Devant le tableau mental produit par l’action combinée de l’imagination et de la raison, l’artiste est saisi d’une « émotion vive » qui le pousse au désir de l’exprimer dans la matière, désir si impérieux qu’il exclut tous les autres : « Ainsi, sans que rien puisse le distraire ou l’arrêter, le peintre saisit son pinceau et la toile se colore, les figures s’arrangent, les morts revivent ». Aucune question d’ordre technique ne vient faire obstacle à la matérialisation de la vision : dans la description de Cahusac, le pinceau n’est pas l’outil de l’artisan, mais la baguette du chef d’orchestre, dont la moindre agitation occasionne les effets les plus marqués. Concernant l’artiste, l’enthousiasme est un « mouvement impétueux, dont l’essor donne la vie à tous les chefs-d’œuvre des arts » : « Sans enthousiasme », résume en substance Cahusac, « point de création ».

Compte tenu du rôle central joué par la vision dans le processus poïétique, Cahusac place la peinture au cœur de ses réflexions sur l’enthousiasme. Cette capacité de s’enthousiasmer est pourtant commune à tous les créateurs qui, faisant égal emploi de l’imagination, de la raison et de l’émotion, ne se contentent pas de suivre les diktats de la tradition ou d’imiter leurs contemporains : sont mentionnés, en plus du peintre, le sculpteur, le poète, le musicien, le dramaturge, l’architecte et même le jardinier. L’enthousiasme qui les anime est en retour partagé par tous ceux qui apprécient leurs œuvres :

Il est de la nature de l’enthousiasme de se communiquer et de se reproduire; c’est une flamme vive qui gagne de proche en proche, qui se nourrit de son propre feu, et qui loin de s’affaiblir en s’étendant, prend de nouvelles forces à mesure qu’elle se répand et se communique.

Ou, lus concrètement et plus simplement : « On ne voit point sans enthousiasme une tragédie intéressante, un bel opéra, un excellent morceau de peinture, un magnifique édifice, etc. ».

d’un désir de maintenir les beaux-arts à distance des dispositions physiques et mentales associées aux femmes (Sheriff 2004 : 19). Diderot entreprendra lui aussi de viriliser cet aspect de la création qui semble relever de l’abandon : « Jamais un homme ne s’est assis, à Delphes, sur le sacré trépied » (Diderot 1988 : 171), remarquera-t-il, insinuant que même les poètes les plus inspirés gardent contrôle d’eux-mêmes. Cet imaginaire, par ailleurs, n’est pas propre au contexte français : Timothy Clark remarque que, dans l’Angleterre du 17e siècle, « male enthusiasts were

seen as pathologically feminized or unmanly in their apparent lack of self-control » (Clark 1997 : 63). De même, Griselda Pollock et Rozsika Parker ont découvert un portrait anonyme de Lavinia Fontana, peintre bolognaise de la fin du 16e siècle, la montrant en proie à une sorte d’« hystérie poïétique » : « this medallion shows a woman seated at

her easel, seized by some strange form of lunacy and ecstasy, her hair on end, eyes enlarged and staring upwards » (Parker et Pollock 1981 : 25). Pollock et Parker déduisent de cette image qu’il n’y a pas de fureur créatrice au féminin : le dérèglement de la femme peintre relève soit de la folie, soit de l’hystérie.

L’ordre des exemples est significatif. Du côté de la réception esthétique, le théâtre a préséance sur la peinture. C’est là, reconnaît Cahusac, que l’enthousiasme produit ses effets les plus remarquables, là où la correspondance entre l’enthousiasme qui produit (le comédien) et celui qui admire (le spectateur) est rendue manifeste. Après la levée du rideau, l’enthousiasme « augmente par degrés, il passe de l’âme des acteurs dans celle des spectateurs » et « à mesure que ceux-ci s’échauffent, le jeu des premiers devient plus animé; leur feu mutuel est comme une balle de paume que l’adresse vive et rapide des joueurs se renvoie ». D’Alembert, dans son « Éloge de Nivelle de La Chaussée » [1754], parle à ce propos d’une « commotion électrique » du sentiment théâtral.

Cette contagion propre à l’enthousiasme, le 18e siècle continue de se l’expliquer par la sympathie, notion alimentant particulièrement les réflexions des philosophes anglais : David Hume s’y intéresse dans son Traité de la nature humaine [1739], Edmund Burke dans sa

Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau [1757] et Adam Smith

en fait la pièce angulaire de sa Théorie des sentiments moraux [1759]. Dans l’Encyclopédie, Louis de Jaucourt définit la sympathie comme une « convenance d’affection et d’inclination [...] communiquée, répandue, sentie avec une rapidité inexplicable », une « conformité de qualités naturelles, d’idées, d’humeurs et de tempéraments, par laquelle deux âmes assorties se cherchent, s’aiment, s’attachent l’une à l’autre, se confondent ensemble101 ». La sympathie fournit une base explicative permettant de rendre compte de l’échange affectif propre à la performance théâtrale, l’enthousiasme en désignant le plus haut degré d’intensité. Cette situation échappe bien entendu à la peinture puisqu’il n’y a pas simultanéité dans la production et dans la réception. Diderot fait un constat similaire à propos du texte écrit lorsque, dans l’article « Éclectisme », il soutient que, pendant l’Antiquité, il y avait peu de danger à lire Plotin mais beaucoup à l’entendre, car un auditoire nombreux contribuait à « élever son esprit et enflammer sa bile » : si l’enthousiasme qui « admire » stimule trop celui qui « produit », on risque la « maladie épidémique ». Péril de la rhétorique partagé par la performance musicale, à propos de laquelle Diderot notait, dans la

Lettre sur les sourds muets [1751], qu’« il est de la nature de tout enthousiasme de se

communiquer et de s’accroître par le nombre des enthousiastes ».

101 Burke définit la sympathie comme une « espèce de substitution, au moyen de laquelle nous sommes mis à la place

d’un autre homme, et recevons, à bien des égards, les mêmes sensations qu’il éprouve » (Burke 1973 : 79). Hume avait écrit, dans son Treatise on Human Nature [1739] : « The passions are so contagious, that they pass with the greatest facility from one person to another, and produce correspondent movements in all human breasts » (3, III, §3).

Dans l’article sur la « Fureur », Diderot pousse plus loin encore la réflexion sur l’inégalité des arts vis-à-vis de l’enthousiasme en affirmant que son intensité n’est pas seulement liée à la dimension performative de chacun d’entre eux, mais aussi à leurs exigences spécifiques :

Il semble que l’artiste devrait concevoir cette fureur avec d’autant plus de force et de facilité que son génie est moins contraint par les règles. Cela supposé, l’homme de génie qui converse deviendrait plus aisément enthousiaste que l’orateur qui écrit, et celui-ci plus aisément encore que le poète qui compose. Le musicien qui tient un instrument et qui le fait résonner sous ses doigts serait plus voisin de cette espèce d’ivresse que le peintre qui est devant une toile muette. Mais l’enthousiasme n’appartient pas également à tous ces genres et c’est la raison pour laquelle la chose n’est pas comme on croirait d’abord qu’elle doit être. Il est plus essentiel au musicien d’être enthousiaste qu’au poète, au poète qu’au peintre, au peintre qu’à l’orateur, et à l’orateur qu’à l’homme qui converse. L’homme qui converse ne doit pas être froid, mais il doit être tranquille.

Si l’enthousiasme vient plus naturellement dans les situations qui se prêtent à l’échange sympathique, à la spontanéité et à l’improvisation (la peinture, ici, arrive en fin de liste), il est plus frappant et certainement plus essentiel dans les pratiques soumises aux règles les plus contraignantes : le peintre a, plus que l’orateur, besoin de l’enthousiasme.

Diderot constate ainsi qu’« il est impossible en poésie, en peinture, en éloquence, en musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme », remarque qui ne s’éloigne pas des postulats de Cahusac. Cependant, Diderot ne développe pas ses réflexions dans la même perspective : contrairement à Cahusac, il ne cherche pas à fonder une sorte de métaphysique de l’enthousiasme où s’équilibreraient la raison, l’émotion et l’imagination. S’intéressant à la dynamique des affects (ce qui les module, les intensifie, les rend plus contagieux), le philosophe renoue avec l’une des caractéristiques fondamentales de l’enthousiasme poïétique : l’activation de la capacité de l’artiste à se plonger dans le sujet de sa représentation102. Diderot, en effet, définit l’enthousiasme comme un « mouvement violent de l’âme par lequel nous sommes

102 Dans l’article consacré au « Génie », Jean-François de Saint-Lambert apporte une précision qui aurait juré avec le

tableau que trace Cahusac de l’état d’impressionnabilité caractérisant l’enthousiasme : « [dans sa chaleur, le génie] ne dispose ni de la nature ni de la suite dans ses idées, il est transporté dans la situation des personnages qu’il fait agir; il a pris leur caractère ». Saint-Lambert se concentre toutefois sur la figure du philosophe enthousiaste. Celui-ci, plus près d’un Shaftesbury que d’un Locke, d’un Platon que d’un Aristote, « ne voit souvent des idées abstraites que dans leur rapport avec les idées sensibles. Il donne aux abstractions une existence indépendante de l’esprit qui les a faites; il réalise ses fantômes, son enthousiasme augmente au spectacle de ses créations, c’est-à-dire de ses nouvelles combinaisons, seules créations de l’homme ». Comme l’artiste, ce philosophe ne se soucie pas du vrai ou du faux; cependant, il accélère, par son esprit d’invention, les « progrès de la philosophie ».

transportés au milieu des objets que nous avons à représenter ». L’artiste qui en est frappé entre dans un état visionnaire, voire hallucinatoire :

nous voyons une scène entière se passer dans notre imagination, comme si elle était hors de nous : elle y est en effet, car tant que dure cette illusion, tous les êtres présents sont anéantis, et nos idées sont réalisées à leur place : ce ne sont que nos idées que nous apercevons, cependant nos mains touchent des corps, nos yeux voient des êtres animés, nos oreilles entendent des voix. Si cet état n’est pas de la folie, il en est bien voisin.

Si cet enthousiasme prédomine dans un ouvrage, écrit Diderot, il « répand dans toutes ses parties je ne sais quoi de gigantesque, d’incroyable, d’énorme », d’où le danger pour les arts qui ne sont pas soumis à un ensemble de règles ou de contraintes techniques.

En 1757, dans les Entretiens sur le fils naturel, le philosophe décrit avec plus de précisions le développement de l’enthousiasme poïétique. Tout commence, dit-il, par une méditation sur la nature. Le calme faisant place à l’émotion, l’« imagination s’échauffe » et la « passion s’émeut » (Diderot 1981 : 46). L’enthousiasme monte alors par degrés :

Il s’annonce en lui par un frémissement qui part de sa poitrine, et qui passe, d’une manière délicieuse et rapide, jusqu’aux extrémités de son corps. Bientôt ce n’est plus un frémissement; c’est une chaleur forte et permanente qui l’embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le tue; mais qui donne l’âme, la vie à tout ce qu’il touche. Si cette chaleur s’accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. Sa passion s’élèverait presque au degré de la fureur. Il ne connaîtrait de soulagement qu’à verser au dehors un torrent d’idées qui se pressent, se heurtent et se chassent (Diderot 1968 : 98).

D’abord le frémissement, puis la chaleur, la flamme et finalement l’incendie qui finit par se propager de manière incontrôlée. Dans le brasier de l’enthousiasme, l’artiste (ici le poète) est submergé par sa puissance visionnaire : il ne peut se défaire des « spectres » qui le hantent qu’en les déversant tout d’un coup, sous la forme d’un torrent qui ne manquera pas de submerger à son tour l’auditeur103.

103 Proche collaborateur de Diderot, le Suisse Jacques-Henri Meister avancera dans ses Lettres sur l’imagination que

l’inspiration se manifeste dans un état mitoyen entre la veille et le sommeil, état pouvant résulter d’une méditation prolongée sur un même objet, sur une même idée, dans le silence de la nature ou dans l’obscurité. Dans ce demi- sommeil, affirme Meister, « des scènes entières, des tableaux suivis ou décousus se succèdent à la vue de notre sens intérieur, tantôt avec lenteur, et tantôt avec rapidité ». Ces images « purement intuitives » sont à la source de ce que