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La Renaissance et l’invention d’une fureur picturale

Là où coule le vin et se déversent les paroles du poète, les rapprochements se font entre l’état d’ivresse et celui de l’emportement créateur. Cette remarque, qui valait pour le transfert de l’imaginaire grec dans le monde latin, convient aussi à sa migration dans une culture médiévale qui, comme l’illustre bien Marie-Françoise Christout, renoue de plus avec l’atmosphère des manifestations dionysiaques :

Les autorités civiles et religieuses comprennent en effet dès l’aube du Moyen Âge la nécessité de laisser un instant libre cours à l’instinct, à l’ivresse. Et il y a filiation certaine entre les rondes de danseurs enguirlandés célébrant Dionysos sur un rythme allègre dans la

64 Une étude reste à faire sur les processus de transmissions indirectes de l’imaginaire de la création enivrée à travers

les représentations culturelles du Moyen-Âge. Cette recherche, au croisement des approches d’Aby Warburg et de James George Frazer, devrait se pencher, entre autres, sur les survivances bachiques en Europe continentale, dont la sorcellerie et le mal des ardents, ou « feu de Saint-Antoine », mieux connu aujourd’hui sous le nom d’ergotisme. Comme on le savait déjà au 19e siècle, c’est effectivement l’ergot de seigle — cette céréale très répandue sur le continent européen, parce que plus résistante que le blé — qui fut en cause dans le déclenchement de vastes épidémies au Moyen-Âge. Or, comme l’a montré Carlo Ginzburg, le seigle (en l’occurrence le seigle cornu) « faisait vraisemblablement partie, depuis très longtemps, de la culture médicale populaire, surtout féminine »; les femmes, en effet, se seraient servi du seigle comme d’un abortif, puis comme d’un hémostatique afin d’accélérer les douleurs de l’enfantement (Ginzburg 1992 : 279). La méthodologie de Ginzburg, qui conduit à une explication plausible (parmi d’autres) du phénomène de la sorcellerie, pourrait servir de modèle théorique pour une étude visant à expliciter la persistance de l’imaginaire de la création enivrée. Voir Carlo Ginzburg, Le sabbat des sorcières, Paris : Gallimard, 1992.

tyrbesia violente et les rondes, caroles ou farandoles des fêtes de l’âne, des fous médiévaux. Des deux côtés on retrouvera le même besoin de récuser un moment l’ordre établi, la lucidité, la raison et de s’abandonner à toutes les formes de l’ivresse (Christout 1985 : 159). Loin de tomber en désuétude, l’imaginaire poétique de l’ivresse se renforce, prenant même appui sur l’autorité de l’institution monastique qui, en plus de contribuer à la vie intellectuelle de l’époque, développe les bases d’une industrie viticole. C’est ce climat qui, dans la deuxième moitié du 12e siècle, inspire peut-être Hugues d’Orléans (dit « l’Archipoète ») à écrire : « La qualité de mes vers, c’est celle du vin que je bois [...] / Quand Bacchus étend son empire sur le donjon de mon esprit, / Phébus y fait irruption et profère des merveilles » (Kappler 2006 : 119). Rédigés entre 1225 et 1250, les poèmes de Carmina Burana montrent aussi l’omniprésence du thème de l’ivresse dans la poésie.

D’un autre côté, c’est à la fin du Moyen-Âge que le poète, et bientôt le peintre, acquièrent un réel pouvoir d’invention. Dans une culture partagée entre les influences classiques, la religion chrétienne, les apports du Proche-Orient ainsi qu’une abondance de traditions populaires locales, le temps est aux traductions, aux adaptations; aux glissements, aussi, lesquels peuvent donner naissance à des inventions. Dans un article intitulé « La souveraineté de l’artiste », Ernst Kantorowicz démontre qu’une translation sémantique, opérée au cours du 13e siècle, aurait conduit à l’apparition de l’idée d’une création artistique ex nihilo (intervention démiurgique qui n’existait ni pour les Grecs, ni pour les Latins). C’est dans les discours issus de schèmes chrétiens que, graduellement, le pouvoir divin de création en serait venu à être attribué aux créatures terrestres. Pour la pensée chrétienne, en effet, Dieu partage sa puissance créative avec le Christ, son fils fait homme et, par ricochet, avec son représentant sur la terre, le pape; ce dernier, selon le canoniste Tancrède (vers 1220), agit comme « vice-Dieu » et détient ainsi, par décret, le pouvoir de faire quelque chose à partir de rien (Kantorowicz 2004 : 55). Éventuellement, ce pouvoir passe des mains du représentant ecclésial suprême (le pape) à celles de l’empereur et, par extension, aux rois qui sont, comme le propose un juriste français du 15e siècle, « empereurs en leurs royaumes » (Kantorowicz 2004 : 59). Chez les juristes (car il en va ici de l’attribution d’un droit), cette stratégie de déplacement d’une chose d’un champ à un autre se nomme « équiparation » [aequiparation], « l’action de considérer en des termes équivalents deux ou plusieurs sujets qui, a

priori, semblaient n’avoir rien à faire ensemble65 » (Kantorowicz 2004 : 65). Mis en branle au début du 13e siècle, le processus d’équiparation du privilège de création ex nihilo culmine en 1341 avec le couronnement de Pétrarque à Naples, événement qui marque par un coup d’éclat le déplacement de l’ingenium politique à l’ingenium artistique.

Un même processus affecte les arts plastiques. Le renforcement de la métaphore de l’ut

pictura poesis et sa généralisation par une stratégie d’équiparation conduisent à un métissage

poïétique des disciplines : peintre, sculpteur, architecte deviennent tous — pour une première fois sous la plume de Dante — des « artistes libéraux, divinement inspirés comme le poète » (Kantorowicz 2004 : 69). C’est chez Dante, aussi, que réapparaît la problématique de l’inspiration, l’écrivain se qualifiant, dans la Divine Comédie [1307-1321], de « poète enthousiasmé par le souffle de Minerve, conduit par Apollon et emporté par les Muses » (II, 7). Dans une culture religieuse monothéiste, une telle prétention peut à l’évidence poser problème. C’est pourquoi, peu après la moitié du siècle, Boccace sent le besoin de distinguer l’inspiration biblique de celle des poètes païens. Cette première mise au point signale l’ouverture de nouveaux débats théoriques au sujet de l’inspiration. Vers 1400, Leonardo Bruni reprend l’analyse du

Phèdre, relevant deux types de folies « l’une maladive et dangereuse, l’autre divine, provoquée

par Apollon, Bacchus, les Muses ou Vénus » (Zilsel 1993 : 238). Plus de trois décennies plus tard, dans sa biographie de Dante, Bruni ajoute au schéma classique de Platon en distinguant, comme Aristote, deux sortes de poètes : ceux dont l’œuvre est le fruit d’une inspiration divine et ceux qui réussissent par l’étude, la discipline et le travail (Carrilho de Macedo 2007 : 128). C’est, on s’en doutera, le premier type qui monopolisera l’attention des Florentins. En 1473, dans une lettre envoyée à Bocci Ugolino, Cristoforo Landino écrit que « la poésie ne vient pas de l’art mais d’une certaine fureur » (Chastel 1954 : 132).

Ces évocations, somme toute dispersées, culminent dans le commentaire du Banquet66 [1475] de Marsile Ficin, lequel réactualise le modèle platonicien des maniae à la lumière des distinctions cicéroniennes au sujet des fureurs. Il n’est pas question ici d’entrer dans les subtilités métaphysiques de la pensée ficinienne : si celle-ci est pour beaucoup dans la dissémination des

65 Métissage qui n’est pas que métaphorique, car les métiers dont les effectifs étaient insuffisants se rassemblaient

dans une même corporation : « À Florence même, puisqu’ils utilisaient des pigments, les peintres appartenaient à l’Arte dei Medici Speziali (“apothicaires”) e Merciai » (Schnapper 2004 : 117). Le peintre de la Renaissance est donc considéré comme manipulant du pharmakon.

66 Ficin s’était déjà intéressé à cette question par le biais du traitement qu’en avait fait Bruni. Dans une épître de

fureurs dans les discours théoriques du 16e siècle, elle vise davantage une rénovation de l’idéalisme platonicien qu’à la fondation d’une pragmatique de la création artistique. Notons cependant que Ficin, en 1491, fera un emploi imaginatif de Platon en tentant de diviser la production poétique de Laurent de Médicis selon le schéma des maniae :

poésie amoureuse dans sa jeunesse, vaticinium dans son âge mûr, où on l’a vu prévoir à l’avance les événements, et enfin l’inspiration dionysiaque, dans ses séjours à la campagne, où on le voit composer dans une ardeur magnifique et contagieuse qu’il faut nommer « ivresse dionysiaque », cet excessum mentis qui pénètre les ultimes secrets de la nature (Chastel 1954 : 131).

C’est également par l’entremise d’une interprétation désinvolte (pour ne pas dire fautive) des sources antiques que le savant ésotériste Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim en vient à faire état d’une fureur picturale67. Dans La philosophie occulte [1510], il écrit :

[Les auteurs antiques] disent donc que l’âme étant poussée par l’humeur mélancholique, rien ne l’arrête, et qu’ayant rompu la bride et les liens des membres du corps, elle est toute transportée en imagination, et devient aussi la demeure des daïmons inférieurs, desquels elle apprend souvent des manières merveilleuses des arts manuels; c’est par là que l’on voit qu’un homme fort ignorant et fort grossier devient tout d’un coup un habile peintre, ou un fameux architecte, ou un habile maître en quelque autre art (Agrippa de Nettesheim 1962, I : 170).

Quoi qu’il en soit de la justesse de cette remarque, nous pouvons considérer son extrapolation comme symptomatique de la considération nouvelle pour les « beaux-arts » dans l’Europe du Quattrocento.

Les réflexions d’Agrippa, si l’on se fie aux travaux de Klibansky, Panofsky et Saxl, trouvent écho chez Dürer [Figure 1] : selon eux, la Philosophie occulte serait la source principale de Melencolia I [1514]68. Dürer sera le premier à revendiquer la capacité poïétique du peintre,

67 Il s’agit de la toute première mention d’une fureur picturale, exception faite d’une remarque isolée de Callistrate

qui, au 4e siècle, innovait en suggérant qu’« il n’y a pas que l’art des écrivains pour paraître inspiré, quelque chose de divin touchant leur langue. Il arrive que des mains d’artisans, traversées par une part plus qu’humaine de la vie, ou pleinement possédées et jetées hors de soi, profèrent aussi leurs œuvres. Assurément Scopas, par une sorte de transport, a fait passer l’inspiration du dieu dans la fabrication de sa statue » (Callistrate 2008 : 45). Cette remarque est intéressante (surtout qu’elle introduit la description d’une statue de bacchante), mais rien ne permet de prouver que l’opinion était partagée dans le monde antique.

68 À propos du Saint Luc peignant le portrait de la Vierge exécuté par le portraitiste hollandais Maerten van

Heemskerck en 1532, Erwin Panofsky remarque que le saint est soutenu par une silhouette dont le geste et les attributs (bras montrant le ciel et couronne de lierre) personnifient la furor poeticus (Carrilho de Macedo 2007 : 122).

soutenant que celui-ci a le pouvoir d’imaginer des choses que « nul n’a jamais vues ni conçues avant lui » (Klibansky, Panofsky et Saxl 1989 : 57). Dans le contexte du maniérisme et de la publication des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes [1550-1568] de Vasari, cette faculté visionnaire nouvellement accordée au peintre va même s’instituer comme une exigence, Lodovico Dolce écrivant dans son Dialogue sur la peinture [1557] : « Le peintre ne peut m’ébranler si, avant de composer ses figures, il ne sent pas dans son propre esprit ces passions ou ces mouvements qu’il veut inspirer à autrui » (Lichtenstein 1999 : 237). Objet, à l’époque, d’un engouement sans précédent, la Poétique d’Aristote n’a pu manquer d’infléchir les discours sur la peinture. Il semble donc que la Renaissance ait été la scène non seulement d’une théâtralisation de l’espace pictural (telle que l’a analysée Pierre Francastel69), mais aussi d’une dramatisation de la poïétique du peintre.

Figure 1 – Albrect Dürer, Melencolia I, 1514, burin sur cuivre, 23,9 x 16,8, Musée Condé, Chantilly [ILLUSTRATION RETIRÉE].

Alors que décline la récitation poétique (l’invention et la dissémination de la presse typographique donnant précédence à l’écrit sur l’oral), une nouvelle image de l’artiste émerge au

69 Pour Pierre Francastel, la peinture de la Renaissance représente moins une application de la géométrie euclidienne

qu’un « système scénographique »; ce n’est pas seulement au théâtre, constate-t-il, « que la règle aristotélicienne des trois unités s’est imposée » (Francastel 1989 : 195). Cet art pictural de la mise en scène remonte à Leon Battista Alberti, qui écrit dans le deuxième livre du traité De la peinture [1435] : « L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les hommes qui y sont peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur âme. C’est en effet la nature, où toute chose est avide de ce qui lui ressemble, qui veut que nous pleurions avec ceux qui pleurent, riions avec ceux qui rient, souffrions avec ceux qui souffrent. Mais ces mouvements de l’âme sont révélés par les mouvements du corps » (Alberti 1993 : 175). Comme le remarque Lichtenstein, c’est chez Alberti qu’apparaît pour la première fois la comparaison du peintre et de l’orateur (Lichtenstein 1999 : 216-217).

cours du 16e siècle : le peintre, et non plus seulement le poète, « réalise son œuvre poussé par un élan indomptable, dans un “mélange de fougue et de délire”, dans une ivresse en quelque sorte » (Kris et Kurz 2010 : 58). Mais aller au-delà de la technique, ce n’est pas la détruire; le geste « de fougue et de délire » que célèbrent dans leurs écrits Giorgio Vasari et Léonard de Vinci s’apparente davantage à ce qu’André Lhote a qualifié d’« hystérie technique » : « ce n’est que par la prédominance accordée à la technique qu[e le peintre] donne au spectateur l’illusion de s’évader de la technique et d’atteindre les sommets » (Passeron 1980 : 309). La bravura souligne la primauté d’une forme à laquelle elle se rapporte toujours inexorablement. La maniera classique, comme le note Pierre Caye, ne peut donc être « assimilée à l’ivresse dionysiaque » (Magnard 2001 : 135).

Figure 2 – Gian Paolo Lomazzo, Autoportrait, 1568, huile sur toile, 43 x 55, Pinacoteca di Brera, Milan [ILLUSTRATION RETIRÉE].

En contrepartie, l’« hystérie technique » des peintres maniéristes est contemporaine du contexte de l’humanisme qui attribue à Bacchus le rôle de divinité tutélaire de l’inspiration. Par

exemple, dans le prologue de Gargantua [1534], Rabelais affirme dépenser davantage en vin qu’en huile, l’objectif étant de se présenter comme un écrivain gai plutôt que laborieux (Rabelais 1998 : 40). Rattachement de l’œuvre à l’ivresse qui se cristallisera, douze ans plus tard, dans la préface du Tiers Livre [1546], où l’auteur invite ses lecteurs à boire ses mots à « pleins guodetz ». La poésie n’est évidemment pas en reste : l’un des fondateurs de la Pléiade, Pontus de Tyard, qui rédige en 1552 un Discours des muses70, a selon Gilles Ménage « plus d’obligation à Bacchus qu’à Apollon de ce qui se trouve de bon dans ses vers » (Sallengre 1798 : 60). En 1568, Giovanni Paolo Lomazzo [Figure 2] illustre la résonance picturale de ce topos lorsqu’il fait son autoportrait, remplaçant les outils traditionnels du peintre (palette et pinceaux) par les attributs de Bacchus (le thyrse, la couronne de lierres, le manteau de fourrure71). Pour Lomazzo, cette évocation témoigne aussi de son attachement à la singulière Accademia dei Facchini della Val di Blenio de Milan, confrérie occulte placée sous l’égide du dieu du vin. Selon Edgar Wind, qui ne cite malheureusement pas ses sources, le rapport des artistes italiens à Bacchus daterait du siècle précédent : « dans la Florence du 15e siècle, nous savons que certains peintres et sculpteurs s’adonnaient aux mystères bachiques pour trouver dans l’ivresse l’inspiration artistique72 » (Wind 1980 : 76).

Il est difficile de déterminer s’il y a eu, ou non, des expérimentations picturales de l’ivresse dans la Florence de Laurent de Médicis. Mais il convient ici de se souvenir de la remarque de Nathalie Heinich au sujet des « grands singuliers » de la Renaissance (ces créateurs hors-norme tels que Michel-Ange ou Léonard qui semblent davantage appartenir au régime romantique qu’à celui des corporations) :

ce n’est pas parce qu’il exista des cas singuliers dès la Renaissance, voire dans l’Antiquité, que le régime vocationnel, en matière de définition de l’activité, et le régime de singularité, en matière d’évaluation, sont antérieurs au romantisme (Heinich 2005 : 122).

Il en va de même pour l’ivresse : tant les cultes bachiques florentins que les pratiques de l’Accademia dei Facchini sont des épisodes isolés qui n’ont eu aucune incidence sur le système

70 Ouvrage dans lequel Pontus de Tyard tente de moderniser la notion de fureur poétique, la décrivant comme un

« ravissement de l’âme », une stimulation qui la fait passer du « sommeil et dormir corporel à l’intellectuel veiller » (Clark 1997 : 86).

71 Alexis Grimou fera de même pour son autoportrait de 1728, se représentant à demi nu, vêtu d’une seule peau de

léopard, paré du thyrse et du lierre, avec un verre de vin dans une main et la bouteille dans l’autre.

72 Pour une étude des rapports entre les théories de l’inspiration et la culture bachique à la Renaissance, on consultera

officiel de la peinture. Ces cas singuliers nous signalent toutefois que les peintres ne sont pas restés insensibles à un imaginaire de l’inspiration qui, au 16e siècle, fait de Bacchus sa divinité tutélaire.