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De la figure du peintre enthousiaste dans les discours poïétiques français

En admettant qu’une valorisation des dérèglements créateurs nécessite un cadre institutionnel, social et politique suffisamment consensuel pour tolérer les écarts ou les dérogations, il semble indiqué de nous tourner maintenant du côté de la France. Là,

78 Shaftesbury note les effets de l’enthousiasme sur son propre discours : « Pour moi, je ne puis m’empêcher de

trouver quelque enchantement ou magie dans ce que nous appelons enthousiasme, puisque ayant une fois légèrement touché cette matière, je ne puis la quitter sans un espèce de regret » (Shaftesbury 1769 : 23-24).

effectivement, l’enthousiasme n’est pas l’objet de débats médico-philosophiques; il joue plutôt un rôle actif dans l’émergence des discours académiques sur la pratique de la peinture79. Fondée en 1648, l’Académie royale de peinture et de sculpture semble, a priori, n’avoir rien à faire avec les délires bachiques de l’Accademia dei Facchini. Les fondateurs jugent d’ailleurs utile d’insister, dans le troisième article des statuts de l’institution, sur le caractère solennel de la vie académique : « Il ne s’y proposera de faire aucun festin ni banquet, soit pour la réception de ceux qui seront jugés dignes d’être du corps de l’Académie, ou pour quelque autre prétexte que ce puisse être » (Heinich 1993 : 27). En même temps qu’il opère une coupure avec l’univers des corporations, le système académique contribue à libérer la peinture des exigences de ses commanditaires traditionnels et, ainsi, à instituer un discours poïétique autonome : la peinture est invitée à se réfléchir, à se théoriser, à se penser selon ses propres termes et dans les limites de sa pratique. Comme le résume Nathalie Heinich, l’Académie participe à une « autonomisation des critères d’excellence, définis et formalisés non plus par les clients mais par les spécialistes d’art formés dans le milieu académique80 » (Heinich 1996 : 31).

Le peintre étant appelé à se détacher de l’artisan soumis aux demandes extérieures, ce ne sont plus exclusivement des questions techniques qui animent les débats sur la peinture. Avant d’être un lieu de formation pratique, l’Académie se veut en effet un forum de discussions et de débats théoriques; dans son essence même, l’institution favorise la prolifération des discours. Prenant pour une première fois la parole, le peintre se trouve à émuler les performances orales du poète et de l’orateur : comme l’a vu Lichtenstein, la renaissance de la peinture, en France, est « inséparable d’une renaissance de [la] rhétorique cicéronienne, c’est-à-dire d’une réactualisation du mythe de l’orateur » (Lichtenstein 1999 : 41). Pour plusieurs, en effet, le peintre académique n’est pas un scribe qui recopie le réel, mais un raconteur qui convainc par l’image et séduit par la couleur. S’aventurer sur ce terrain signale déjà une certaine difficulté d’ancrer la performance

79 Les Anglais ne s’intéressent que tardivement à la portée picturale de l’enthousiasme. Joshua Reynolds, connaissant

fort probablement les débats français, disait dans ses cours qu’un peintre doit « s’échauffer au plus haut degré d’enthousiasme afin de former son image mentale de manière aussi vivante et noble que possible » (Tucker 1972 : 113). Reynolds soutient cependant qu’il faut toujours accorder davantage de crédit à la raison qu’à l’enthousiasme. Pour une étude du contexte anglais, nous renvoyons au chapitre « Enthusiasm and Enlightenment » de l’ouvrage de Timothy Clark intitulé The Theory of Inspiration (p. 61-91). Un ouvrage plus général, Enthusiasm & Enlightenment

in Europe, 1650-1850, paru en 1998 sous la direction de Lawrence E. Klein et Anthony J. La Vopa, s’intéresse aux

différents discours de l’enthousiasme dans un contexte plus large.

80 Et ce milieu sent le besoin de se défendre contre certains écarts. Heinich cite une Réforme de la peinture [1681]

proposée par Jacques Restout suggérant « que l’on ferme encore la porte aux libertins et débauchés » (Heinich 1993 : 128). Cette précision aurait-elle été utile si elle ne correspondait pas à une réalité, ou tout au moins à une menace plausible?

rhétorique dans les propriétés du tableau : l’effet rhétorique dépendra-t-il du sujet? de la composition des figures que permet la parfaite maîtrise du dessin si chère à la formation académique? ou de la couleur, propriété plus insaisissable qui s’insinue dans tous les débats du temps à cause de son lien avec l’affect81?

Le rapprochement entre le peintre et l’orateur devient systématique chez Roger de Piles, qui postule leur équivalence dès son commentaire de De Arte Graphica [1688], inaugurant ainsi, comme l’a noté Bernard Vouilloux, « un vaste programme d’interprétation qui revient à rabattre sur la peinture les cinq parties (invention, disposition, élocution, mémoire, action) de la rhétorique » (Vouilloux 2011 : 246-247). Pour de Piles, peinture et rhétorique ont en commun une forte dimension affective. Avant de s’adresser à la raison, elles parlent aux sens : « Le peintre doit persuader les yeux comme un homme éloquent doit toucher le cœur » (De Piles 1970 : 102- 103). Le peintre possède cependant un avantage : son œuvre exerce une séduction directe, instantanée : « Le premier coup d’œil est à un tableau », écrivait de Piles dès 1677, « ce que la beauté est aux femmes » (De Piles 1970 : 80). On verra donc la comparaison du peintre et de l’orateur servir à faire l’apologie du plaisir sensible propre à l’expérience esthétique de la peinture : de Piles, écrit Lichtenstein, fait du rapport au tableau une véritable opération de séduction qui a « tous les caractères du transport amoureux » (Lichtenstein 1999 : 198). S’opposant à l’esprit du système académique, cette « érotique » de la peinture s’inscrit cependant dans le réseau de ses ramifications et plus précisément dans le contexte du Salon, événement originellement destiné à « montrer la production des académiciens hors de toute situation d’échange marchand » (Heinich 1996 : 21).

La comparaison de la peinture et de la performance oratoire n’a pas que des incidences sur la réception de l’œuvre, elle affecte aussi les conditions de sa production. Vers la fin du 17e siècle, on peut voir les peintres se réclamer d’une intensité performative qui, auparavant, n’appartenait qu’aux arts de la parole82. Les discours académiques désignent cette force poïétique

81 Il y a de la subversion dans l’air, comme le suggère Lichtenstein dans son analyse de la période : « [Le dessin]

représente ainsi, dans la peinture, le principe de centralité définissant la politique du monarque et que les académiciens sont chargés de faire exister dans le domaine des Beaux-Arts. Faire le procès du dessin revient donc à frapper au cœur de l’autorité académique en tant que centre de décision des règles présidant à toute représentation » (Lichtenstein 1999 : 166). Nous ne sommes pas loin, comme le dit Lichtenstein, d’un « attentat politique » (Lichtenstein 1999 : 163).

82 Charles Perreault, avocat de formation, recourt au procédé juridique de l’équiparation pour attribuer aux peintres

un pouvoir de création égal à celui des poètes, écrivant dans son Épître à Fontenelle [1688] : « Les Peintres, les Sculpteurs, les Chantres, les Poètes / Tous ces hommes enfin en qui l’on voit régner / Un merveilleux savoir qu’on ne peut enseigner / Une sainte fureur, une sage manie, / Et tous les autres dons qui forment le génie » (Heinich 1993 :

par le terme classique d’enthousiasme. Ce dernier, en France, est introduit en 1674, dans la traduction du Traité du sublime du pseudo-Longin par Nicolas Boileau; l’enthousiasme y est décrit comme une animation de l’âme et du corps de l’orateur constituant une cause possible d’effets sublimes. Vingt ans plus tard, le terme entre dans le dictionnaire de l’Académie Française, où il est défini comme un « moment extraordinaire d’esprit, par lequel un poète, un orateur, ou un homme qui travaille de génie s’élève en quelque sorte au-dessus de lui-même ».

Il reviendra à de Piles de se pencher sur la portée picturale de l’enthousiasme, ce qu’il fait en 1708 dans son Cours de peinture par principes. Dans cet essai, il tente le premier d’appliquer les notions de sublime et d’enthousiasme à la peinture83. Concevant ces deux notions comme voisines, et possiblement même comme synonymes84, l’auteur se risque tout de même à les distinguer. Tant le sublime que l’enthousiasme, dit-il, sont des effets qui agissent sur le spectateur. Mais alors que le sublime, passant par le contenu de l’œuvre, exige un décodage, l’enthousiasme, lui, ne peut être rattaché à des sujets ou à des motifs particuliers; il agit de manière à la fois moins précise et plus immédiate85. L’auteur qualifie son effet d’« instantané », de « brutal » et d’« imprévisible » : le spectateur se laisse « enlever tout à coup et comme malgré lui, au degré d’enthousiasme où le peintre l’a attiré » (De Piles 1989 : 70).

Une telle conception de l’attitude spectatorielle pose problème pour la critique d’art : en tant qu’unique baromètre de l’expérience esthétique, l’enthousiasme n’aurait-il pas le désavantage de rendre caduque toute discussion autour des qualités techniques et stylistiques d’une œuvre? De Piles rejette cette objection : « ce n’est pas un grand malheur », écrit-il à propos de la disparition miraculeuse des tares d’un tableau pour lequel on s’enthousiasme, une œuvre fautive portant à l’enthousiasme serait toujours supérieure à celle d’une « médiocrité correcte »

173). De même, l’enthousiasme est chez de Piles le trait d’union liant tous les arts, « le propre d’un grand peintre et d’un grand poète » (De Piles 1989 : 36). Suivra toutefois une discussion de ce qui est propre au peintre. Considérer le peintre par ses inventions, c’est en faire un poète; par la perspective, c’est en faire un mathématicien; par les proportions du corps, un sculpteur. Le peintre, pour de Piles, déploie son pouvoir de séduction avec une arme qui lui est propre : la couleur, ce par quoi elle « éclaire » le spectateur « en se faisant voir tout d’un coup » (De Piles 1989 : 152-153).

83 Comme le remarque Thomas Puttfarken, les développements sur les deux notions sont originaux, ce qui n’est pas

le cas de l’ensemble de l’ouvrage (Puttfarken 1985 : 108). Nous renvoyons au chapitre « Effects of Vision and Understanding : Enthusiasm and the Sublime » du livre de Puttfarken intitulé Roger de Piles’ Theory of Art.

84 « Si on voulait encore m’objecter que tout ce que je dis de l’enthousiasme peut être attribué au sublime, je

répondrais que cela dépend de l’idée que chacun attache à ces deux mots » (De Piles 1989 : 75).

85 C’est que « l’expressivité du coloris en est la condition picturale de possibilité, l’action corporelle du spectateur

fournissant la preuve rhétorique de son efficacité » (Lichtenstein 1999 : 238). Comme le dira Deleuze : « Le système des couleurs lui-même est un système d’action directe sur le système nerveux. Ce n’est pas une hystérie du peintre, c’est une hystérie de la peinture » (Deleuze 2002 : 53).

(De Piles 1989 : 75). D’ailleurs, de Piles remarquait dans ses Conversations que « les ouvrages les plus finis ne sont pas toujours les plus agréables » (De Piles 1970 : 69). Qu’importe, donc, le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse : l’effet se justifie par lui-même sans qu’on ait à tenir rigueur de la cause86. Ce qui n’empêche pas de Piles de faire comme Pascal et de s’intéresser à la « raison des effets ». Pour expliquer l’enthousiasme du spectateur, l’auteur doit postuler l’enthousiasme de l’artiste : cet état de saisissement, affirme-t-il, est « commun au peintre et au spectateur ». Mais alors qu’il saisit spontanément et brutalement celui-ci, il se présente plus graduellement chez celui-là. Pour le peintre, l’enthousiasme exige un labeur méthodique. Il faut qu’il « ait travaillé à plusieurs reprises pour échauffer son imagination [...] pour monter son ouvrage au degré que demande l’enthousiasme » (De Piles 1989 : 70). L’enthousiasme du créateur doit être distillé dans une technique maîtrisée87, chambré dans une exécution patiente :

et comme un vin nouveau qui exhale violemment ses fumées pour rendre avec le temps sa liqueur plus agréable, [les peintres] s’abandonnent à l’impétuosité de leur imagination et [...], laissant évaporer ses premières saillies, ils épurent après quelque temps les images de leur pensées88 (De Piles 1989 : 36).

Mais comment le peintre fait-il pour déclencher en lui un enthousiasme contagieux? En suivant l’approche suggérée dans la Poétique d’Aristote, c’est-à-dire en se faisant le spectateur de son œuvre. « Pour être un peintre de génie », commente Lichtenstein, « il faut d’abord savoir être un spectateur enthousiaste » (Lichtenstein 1999 : 238). Les meilleurs peintres seraient ainsi ceux qui ont la plus grande sensibilité, trait que de Piles attribue à Rubens, son peintre préféré, et à propos duquel il écrivait, dans les Conversations, qu’il « entrait tout entier dans les sujets qu’il avait à traiter, il se transformait en autant de caractères, et se faisait à un nouveau sujet un nouvel homme » (De Piles 1970 : 223). Le peintre, soutient toujours l’auteur dans son Cours de peinture

par principes, doit « entrer dans son sujet quand il l’exécute »; on parlera d’enthousiasme

86 L’esthétique théorisée par de Piles, comme l’a vu Lichtenstein, « rend caduques toutes les discussions portant sur

l’adéquation de la représentation à un réel qui serait son origine » (Lichtenstein 1999 : 238).

87 Le rendu des formes visibles par le dessin, pour de Piles, va de soi; de même qu’on doit présumer qu’un orateur

connaît la grammaire, de même « ne dit-on point que le peintre doit savoir dessiner pour imposer aux yeux puisqu’on le suppose pareillement » (De Piles 1970 : 103).

88 Diderot fera tenir un tel rôle à l’analogie du vin dans le Paradoxe sur le comédien : « Celui que la nature a signé

comédien, n’excelle dans son art que quand la longue expérience est acquise, lorsque la fougue des passions est tombée, lorsque la tête est calme, et que l’âme se possède. Le vin de la meilleure qualité est âpre et bourru lorsqu’il fermente; c’est par un long séjour dans la tonne qu’il devient généreux » (Diderot 1981 : 140).

lorsqu’il incarnera authentiquement les passions qu’il cherche à représenter (De Piles 1989 : 222).

De Piles suggère donc au peintre de s’imprégner de son sujet en consultant le plus grand nombre de sources possible (textes ou tableaux), et le plus souvent possible, car c’est la profondeur sympathique qui permettra à l’œuvre de déclencher l’enthousiasme : « quand [le Vrai] est joint à l’enthousiasme, il transporte l’esprit dans une admiration mêlée d’étonnement; il le ravit avec violence sans lui donner le temps de retourner sur lui-même » (De Piles 1989 : 70). Suivant le conseil qu’adressait le pseudo-Longin aux orateurs, de Piles propose de même au peintre qu’il stimule son enthousiasme en s’imaginant le jugement des plus grands sur son œuvre. Ces moyens, écrit-il, « enflammeront ceux qui sont nés avec un puissant génie » et donneront au moins un peu de chaleur aux peintres médiocres89 (De Piles 1989 : 73). Mais en excitant la passion du peintre, l’enthousiasme ne l’empêche-t-il pas de se conformer aux règles de son art? En élevant le peintre au-delà du convenu, ne menace-t-il pas de porter son œuvre au-delà du convenable? De Piles devance la critique en répondant que lorsque l’enthousiasme va trop loin, lorsqu’il marque le déraillement du génie plutôt que son acmé, il échappe aux limites de sa propre définition. Seuls ceux qui « brûlent d’un feu doux » et égal peuvent régler la force de l’enthousiasme et le tenir en bride90; aux œuvres réchauffées par un enthousiasme « juste et raisonnable », préparé et maîtrisé, l’auteur oppose les « productions qui sont des songes de fièvre chaude », œuvres d’un « génie de feu » à l’imagination surexcitée, entré violemment dans l’enthousiasme (De Piles 1989 : 72).

Privilégiant la sensation (et s’intéressant à la « raison de ses effets »), cette perspective qu’emprunte de Piles pour traiter de la peinture est étroitement liée à l’émergence de l’amateur d’art, nouveau type de spectateur ayant des goûts et des attentes bien différents de ceux des mécènes traditionnels : c’est l’impact sensible de l’œuvre, et non son message politique ou religieux, qui se met à primer. Ce processus ne fait que prendre de l’ampleur au fur et à mesure

89 David Augustin Brueys, contemporain de Roger de Piles, avait été le premier à soulever, dans son Histoire du fanatisme [1692], la possibilité que les délires (religieux) puissent être volontairement entretenus par une série de

techniques : « puisque certains hommes sont plus volontiers enclins à ces extases en raison d’une indisposition corporelle naturelle et d’un désordre humoral, il est possible que d’autres tirent parti artificiellement de leur tempérament » (Crignon-De Oliveira 2006 : 342).

90 Ailleurs, de Piles poursuit cette métaphore en observant que « le Peintre doit se servir de son Génie comme d’une

monture » (De Piles 1970 : 68). Près d’un demi-siècle plus tard, Albert-Henri de Sallengre se souviendra d’une même analogie chez Athénée de Naucratis : « Puisque, selon Athénée, le vin est le grand cheval des poëtes, il n’est pas étonnant que la plupart d’entr’eux s’enivrent [...]. Mais lorsqu’ils sont à jeûn, ils ne sont montés que sur des bidets » (Sallengre 1798 : 114).

que progresse le 18e siècle, qui continue de placer la notion d’enthousiasme au centre de ses préoccupations. Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], Jean-Baptiste Dubos poursuit la réflexion de de Piles sur la dimension poïétique de l’enthousiasme91, cherchant à appuyer sa compréhension de l’état d’exception sur des observations plus rigoureusement physiologiques. Dubos affirme ainsi que le génie artistique tiendrait à deux choses : la condition préalable essentielle est un « arrangement heureux des organes du cerveau », la seconde, qui en dépend, est la « qualité du sang », qui est appelé « à fermenter durant le travail, de manière qu’il fournisse en abondance des esprits aux ressorts qui servent aux fonctions de l’imagination ». On semble trouver ici la résonnance physiologique de la facture du tableau : un dessin solide, qui arrange heureusement les formes, et de la couleur, qui vient animer celles-ci. Sans une bonne conformation du cerveau, « la fermentation la plus heureuse du sang » ne peut aboutir qu’au délire; mais, sans échauffement sanguin, l’artiste ne peut rendre la nature que de manière froide et servile, car « les peintres et les poètes ne peuvent inventer de sang-froid ». Dubos précise plus loin : « Lorsque la qualité du sang est jointe avec l’heureuse disposition des organes, ce concours favorable forme, à ce que je m’imagine, le génie poétique ou pittoresque » (Dubos 1967 : 143- 144). Ceux qui remplissent ces deux conditions physiologiques du génie pourront créer dans l’enthousiasme, « ivresse du Parnasse » que Dubos oppose à celle de Bacchus, quant à elle déconseillée aux artistes, car « elle fait perdre beaucoup de temps, et met encore un jeune artisan hors d’état de faire bon usage de celui qu’elle lui laisse » (Dubos 1967 : 165).

Voilà donc resurgir une forme d’ivresse qui a besoin d’autres intoxicants que la simple création inspirée. Bien que sensé, l’avis prudent de Dubos n’est pourtant pas partagé par tous. Voulant donner suite à l’Éloge de la folie d’Érasme, Albert-Henri de Sallengre rédige en 1714 un

Éloge de l’ivresse, collage extensif de fragments et de citations92 qui célèbrent les vertus poïétiques du vin. Ce breuvage, écrit Sallengre, « semble donner plus d’étendue à l’âme, la nourrir, l’élever; il l’échauffe, anime l’esprit, augmente ses forces en les rassemblant, et le rend plus subtil, plus délié » (Sallengre 1798 : 52). Toutes qualités utiles au processus poïétique, qu’il soit celui du poète ou bien du peintre, artiste sur lequel Sallengre ne se prononce pas. Si l’Éloge

de l’ivresse n’apporte aucune nouveauté aux débats sur l’enthousiasme « pittoresque », il montre,

91 Il soutient en outre que l’enthousiasme « rend les peintres poètes et les poètes peintres » (Dubos 1967 : 141). 92 Ne retenons que cet extrait d’un obscur poème d’André-François Boureau-Deslandes, qui écrit : « Les bons poëtes

doivent boire le jour et la nuit. [...] Mon âme est émue, agitée, et le cruel Bacchus me possède tout entier. J’entre en fureur, ô mes chers convives! J’entre en fureur de plus en plus » (Sallengre 1798 : 130).

par ses nombreuses rééditions (1715, 1720, 1734 et 179893), que l’imaginaire de l’ivresse est toujours aussi vivace au 18e siècle.

Parallèlement à ces résurgences bachiques, l’empirisme français se penche à son tour sur la problématique de l’enthousiasme. Dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines [1746], Condillac témoigne des défis que lancent à la raison ces moments d’intensité inspirée. Le philosophe soulève d’abord la difficulté de saisir, par l’auto-analyse, un état qui brouille la