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Le 17 e siècle anglais et la réévaluation de l’enthousiasme

À la fin du 16e siècle, la notion de fureur passe dans le discours spécialisé de l’occultisme. Avec Erorici Furori [1585], que publie Giordano Bruno lors de son séjour en Angleterre, les spéculations néoplatoniciennes sur l’alchimie des fureurs deviennent un genre littéraire érudit (Zilsel 1993 : 238), qui sera cependant bientôt délaissé. Sur le coup d’une poussée de la pensée rationaliste, la « mode » mélancolique qui s’est abattue sur l’Italie et l’Angleterre tout au long du 16e siècle devient sujette à des critiques de plus en plus nombreuses. À mesure que s’estompe la déférence renaissante pour l’imaginaire antique, l’inspiration semble se prêter davantage à la caricature qu’aux échafaudages intellectuels. Shakespeare, par exemple, s’il accorde une « fine

frenzy » au poète de A Midsummer’s Night Dream [1594-1595], le fait sur un ton humoristique,

glissement qui se poursuit quelques années plus tard dans The Return of Parnassus [1601], où la fureur poétique se transforme en personnage comique.

En dehors de la scène théâtrale, cependant, la prétention à une parole divinement inspirée n’est pas matière à rire : le monde protestant ne manque pas de concevoir comme une proposition alarmante le fait que tout un chacun puisse se réclamer d’une autorité divine73. Au début du 17e siècle, les délires prophétiques des zélateurs de Dieu suscitent l’inquiétude au point de soulever un débat médico-philosophique autour de la notion d’enthousiasme74. L’ouvrage jetant les bases de cette problématique qui occupera tout le 17e siècle anglais, c’est l’Anatomy of Melancholy [1621] de Robert Burton. La mélancolie, chez ce dernier, ne sert pas à expliquer les causes du

73 Claire Crignon-De Oliveira a observé qu’en milieu protestant, la « référence aux Écritures comme critère de la

foi » étant « indispensable pour empêcher la croyance religieuse de devenir purement subjective » (Crignon-De Oliveira 2006 : 27), il devenait impératif, voire vital pour la réforme orthodoxe, « d’empêcher le critère de la sola

scriptura de dégénérer en principe d’une interprétation subjective et arbitraire de l’Écriture » (Crignon-De

Oliveira 2006 : 170). Réaction d’autant plus justifiée si l’on tient compte du fait que le protestantisme anglais peut se réclamer d’être une religion d’État.

74 Voir l’étude de Susie Tucker Enthusiasm : A Study in Semantic Change, Cambridge University Press, 1972. Pour

plus de précisions sur l’enthousiasme au 17e siècle, on peut consulter « Be Sober and Reasonable » : The Critique of

Enthusiasm in the Seventeenth and Early Eighteenth Centuries de Michael Heyd et l’étude monumentale de Claire

génie poétique, mais plutôt à démontrer la nature pathologique des effusions religieuses. L’enthousiasme est, pour Burton, toujours péjoratif; utilisé comme adjectif, il est habituellement accompagné du mot « prophète » (Schleiner 1991 : 129). Le pathos prophétique est ainsi conçu comme une déviance dangereuse, une maladie de l’esprit qui, au même titre que certaines affections du corps, peut se propager par contagion :

rien n’est plus répandu que les miracles, les visions, les révélations et les prophéties. Or, ce que ces hérétiques au cerveau malade racontent, ce que les imposteurs organisent, que ce soit absurde, faux et prodigieux, peu importe, le vulgaire y croira et les suivra. La contagion gagnera aussi vite que l’épidémie, que la gale du mouton (Shaftesbury 2002 : 20).

Ce qui est craint, dans l’enthousiasme, est son caractère contagieux : pour se transmettre d’un individu à un autre, il n’a besoin que du seul support de la voix ou du regard. Pour expliquer sa diffusion, les penseurs anglais évoquent le principe de sympathie, force dynamique présidant à tout rapport de ressemblance. Michel Foucault, dans Les mots et les choses, en a donné une éloquente description :

Elle parcourt en un instant les espaces les plus vastes : de la planète à l’homme qu’elle régit, la sympathie tombe de loin comme la foudre; elle peut naître au contraire d’un seul contact, [...]. Mais tel est son pouvoir qu’elle ne se contente pas de jaillir d’un unique contact et de parcourir les espaces; elle suscite le mouvement des choses dans le monde et provoque le rapprochement des plus distantes. Elle est principe de mobilité : elle attire les lourds vers la lourdeur du sol, et les légers vers l’éther sans poids; [...]. La sympathie est une instance du Même si forte et si pressante qu’elle ne se contente pas d’être une des formes du semblable; elle a le dangereux pouvoir d’assimiler, de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mêler, de les faire disparaître en leur individualité, — donc de les rendre étrangères à ce qu’elles étaient. La sympathie transforme. Elle altère, mais dans la direction de l’identique, de sorte que si son pouvoir n’était pas balancé, le monde se réduirait à un point, à une masse homogène, à la morne figure du Même : toutes ses parties se tiendraient et communiqueraient entre elles sans rupture ni distance, comme ces chaînes de métal suspendues par sympathie à l’attirance d’un seul aimant (Foucault 1966 : 38-39).

L’allusion finale de Foucault à l’image de la chaîne aimantée (dont se servait Platon pour expliquer le fonctionnement de l’inspiration poétique) signale l’existence d’un rapport serré entre enthousiasme et sympathie. Qu’il soit ou non fondé divinement (ni Platon ni les théoriciens anglais ne le pensent), l’enthousiasme — état sympathique où l’individu semble, ou prétend, se mêler au principe divin — peut avoir des effets désastreux sur un public qui, dans l’Angleterre du

17e siècle, n’est plus celui qui se déplaçait pour entendre les récits du rhapsode. Les discours religieux de l’enthousiaste ont le pouvoir, politiquement redoutable, de souder une masse dans un sentiment commun. L’élite dirigeante craint cette puissance affective car elle n’en dispose pas elle-même.

On comprend que les événements de la Première Révolution anglaise (1641-1649) ne seront pas propices à la valorisation poétique d’une notion avoisinant celle de fanatisme. Dans son Léviathan [1651], Thomas Hobbes poursuit ainsi la critique des enthousiastes qui « s’admirent [...] eux-mêmes comme bénéficiant d’une grâce spéciale de Dieu Tout-puissant, qui leur a révélé cette vérité par son Esprit, de façon surnaturelle » (Hobbes 2003 : 69). Toutefois, les écrits de Hobbes témoignent d’une médicalisation croissante de l’enthousiasme qui contribue à atténuer les condamnations : l’enthousiaste n’est après tout que la victime d’un dérèglement psychique75. La médicalisation de l’enthousiasme amène à un rapprochement avec le paradigme de l’ivresse du Problème XXX, 1. Aussi Hobbes rajoute-t-il :

que la folie ne soit rien d’autre que la manifestation excessive d’une passion peut ressortir des effets du vin, qui sont les mêmes que ceux de l’agencement pathologique des organes. Car la diversité des comportements des hommes qui ont trop bu est la même que celle des fous. Certains sont furieux, d’autres affectueux, d’autres rient, tout cela de façon extravagante, mais en accord avec les différentes passions dominantes (Hobbes 2003 : 69). Dans les discours anglais, l’analogie de l’ivresse avait été inaugurée par Robert Burton qui, devant expliquer comment il se faisait que l’âme pouvait être affectée par le corps, notait « qu’à la façon du vin, qui prend le parfum du tonneau dans lequel il se retrouve, l’âme prend la teinte du corps à travers duquel elle agit76 » (Crignon-De Oliveira 2006 : 114). L’évocation de l’ivresse

75 Contre-indiquée dans les cas d’enthousiasme, l’ivresse s’impose souvent comme un remède à la mélancolie.

Efficaces et appréciés, note Jean Clair, sont « les cordiaux et les altératifs, soit les décoctions, liqueurs et boissons diverses qui altèrent l’humeur – dans le sens, bien sûr de la sérénité, sinon de la joie ». Burton suggère pour sa part le pavot, « que l’on peut absorber sous diverses formes de préparation, en électuaires comme la thériaque, et le chanvre, que l’on peut fumer ». À l’ingestion de substances, toutefois, on préférera habituellement la purgation : « Puisque la mélancolie consiste en un excès d’humeur [...] le remède le plus simple consiste toujours à réduire la pression du liquide dans le corps par saignée, purgation, vomition, expectoration, défécation » (Clair 2005 : 85-86). C’est la thérapie choisie par Burton, lui qui cherche à expulser au dehors le liquide noir de sa mélancolie, et à le transformer en encre noire d’un ouvrage sur la mélancolie : « J’écris sur la mélancolie, remarque-t-il, en m’évertuant à éviter la mélancolie » (Crignon-De Oliveira 2006 : 8).

76 Comparant la mélancolie à une « ivresse naturelle », Joseph Glanvill affirme que cet état est à même de révéler les

secrets les plus intimes de l’homme : « But if there be any advantage in fermenting Melancholy or strong Drink, it is because the Soul is more excited, and made more ready to discover its own more inward furniture, as men in drink reveal their own secrets » (Schleiner 1991 : 139). Cependant, l’ivresse ne donne pas une meilleure connaissance des objets extérieurs.

sert donc à illustrer le phénomène de la sympathie, que la médecine de l’époque explique d’ailleurs comme résultat d’effluves ou de vapeurs : le philosophe Henry More observe que les effluves qui caractérisent l’effet de la sympathie « participent de la nature du vin » (Crignon-De Oliveira 2006 : 391).

En 1656, More ajoute sa pierre aux débats sur l’enthousiasme en publiant Enthusiasmus

Triumphatus. Poursuivant les réflexions de Burton autour des notions de mélancolie, de

sympathie et d’ivresse, le philosophe développe une conception physiologique de l’enthousiasme qui redonne droit de cité aux dérèglements poétiques :

Cette fumée s’élevant jusqu’au cerveau, étant dans un premier temps mise en branle, animée, et en quelque sorte raffinée par la chaleur produite par le cœur, remplit l’esprit d’une variété d’imaginations, puis accélère et élargit l’invention, de telle sorte qu’elle rend l’enthousiaste admirablement éloquent et expressif, comme s’il était devenu ivre à force d’avoir tiré du vin nouveau de sa propre cave, celle qui se trouve dans la partie la plus basse du corps (Crignon-De Oliveira 2006 : 203).

Un tel enthousiasme, déclare More, « n’est que le triomphe d’une âme enivrée, pour ainsi dire, par la sensation délicieuse de la vie divine » (Leech 2008 : 321). Tant et aussi longtemps qu’il n’est pas de nature politique et qu’il ne contredit pas la raison, il présente davantage de bénéfices que de risques. Au final, More s’en déclare l’« ami ».

Il faut attendre la toute fin du 17e siècle pour que la situation politique et religieuse de l’Angleterre se stabilise suffisamment pour permettre à des points de vue positifs sur l’enthousiasme de se développer77. Nous voyons l’indication d’un assouplissement dans l’œuvre du poète John Dennis, au sujet duquel Timothy Clark écrit : « there emerges a view of poetic creativity as a carefully-regulated form of frenzy, analogous to the delirium of religious enthusiasm but capable of acceptable insight into the cosmic order » (Clark 1997 : 65). Mais la réflexion la plus aboutie sur l’enthousiasme apparaît chez un contemporain de Dennis, Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, auteur d’un texte intitulé A Letter Concerning Enthusiasm [1707]. Dans cet essai, Shaftesbury réagit à un événement qui défrayait les manchettes de l’époque : le 28 novembre 1707, des huguenots ayant prédit la destruction imminente de Londres avaient été condamnés au pilori et à une amende de quinze livres (Paknadel 1989 : 109). Le

77 En 1688, la Glorieuse Révolution voit le retour d’un monarque protestant sur le trône. L’année suivante, le

Toleration Act permet une certaine liberté dans les pratiques religieuses. En 1695, la loi sur la censure imposée au début de la Restauration est révoquée.

philosophe s’interroge donc sur la manière dont la société anglaise devrait répondre aux délires enthousiastes. Sa solution est de ne pas réagir par la force; chez lui, c’est la bonne humeur spirituelle [wit] qui possède la souplesse nécessaire pour encadrer un enthousiasme qui pourrait avoir de fâcheuses répercussions sur la société.

Figure 3 – Illustration placée en en-tête de la Letter Concerning Enthusiasm dans sa réédition dans

Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times, vol. 1, 1737 [ILLUSTRATION RETIRÉE].

Pour un connaisseur de textes antiques tel que Shaftesbury, il ne saurait être question d’éradiquer (par des mesures légales ou médicales) un phénomène qui a su produire des résultats si probants dans la création artistique. L’action des muses, bien sûr, peut paraître contestable à l’esprit rationnel, et il est de surcroît risible de voir des poètes contemporains se placer sous les

auspices d’une divinité païenne. Mais si le postulat d’une influence divine est à même de stimuler le poète, pourquoi ce dernier s’en priverait-il? C’est à la modération de tempérer une force qui, en soi, n’est pas mauvaise. Verdict qu’annonçait déjà l’emblème placé en en-tête de la Lettre [Figure 3] où, du côté gauche, sont disposées des figures représentant l’enthousiasme (la sibylle de Cumes, une bacchante devant un thyrse, un buste de Pan, un homme en prière vers un ciel orageux, etc.) et, du côté droit, des images de la raison (un poète, un philosophe en train de lire, un autre contemplant un globe terrestre, un troisième dans une posture rhétorique, une quatrième en méditation, etc.), avec au milieu l’allégorie de la Justice, une balance en équilibre. « Le symbole est clair », observe Félix Paknadel :

l’enthousiasme peut mener à la superstition, mais c’est aussi ce qui inspire tous les arts. [...] dans cet état de liberté, la raison et la science équilibrent facilement ce que la superstition pourrait avoir de dangereux (Paknadel 1989 : 118-9).

Si un corps politique est assez fort pour tolérer l’enthousiasme, la raison peut de même très bien s’en accommoder. Les conséquences des effusions passionnelles ne sauraient en dernière instance être désastreuses, car l’homme de raison pourra toujours en régler la propagation par le rire. Après avoir rassuré ses contemporains sur l’efficacité des dispositifs de contrôle de la société anglaise, Shaftesbury pourra se prêter, quelques années plus tard, à une célébration moins raisonnable de l’enthousiasme :

Je ne sais pas dans la réalité quel goût on trouverait dans la plupart des plaisirs de la vie, s’il n’y avait pas d’enthousiasme. Sans lui comment admirerait-on un poème ou un tableau, un jardin ou un palais, une belle taille ou un beau visage78? (Shaftesbury 1769 : 25)