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Altérités archaïques : possessions et expressions dionysiaques

Les recoupements de l’art et de l’ivresse ne datent pas de la modernité : les contacts se font dès l’aménagement d’une catégorie du faire, ou du dire, qui ne soit pas rattachée au caractère pragmatique des tâches quotidiennes ou des pratiques rituelles. Ce nouvel espace de geste et de parole est, comme l’ivresse, le lieu d’une altération volontaire de la perception utilitaire42 : dans l’un comme dans l’autre, la vue devient trouble, se dédouble, le temps s’étire et se comprime, le sens tantôt se brouille, tantôt s’affine et fuse, ne laissant pas intactes les facultés réflexives du sujet. Dans le monde grec, c’est Dionysos, dieu de l’ivresse, qui préside à l’aménagement de cet espace. Figure de l’étranger, il met le civilisé à l’épreuve de l’altérité archaïque en dérangeant ses

42 Il serait permis considérer les profondeurs de la caverne, à la fois éloignées du quotidien préhistorique et difficiles

d’accès, comme un tel espace. David Lewis-Williams a proposé de comprendre la peinture rupestre comme la transcription d’abord littérale, puis symbolique, de phosphènes, sortes de taches pouvant apparaître dans le champ visuel (Rudgley 1993 : 18).

habitudes par l’introduction de perspectives incongrues. C’est par lui que transitent les oppositions; appartenant au monde des dieux et au monde des hommes, il est à la fois le dieu- plante du lierre sauvage et le jeune éphèbe souriant, vigne à la main. Conçu dans le foudroiement de sa mère, Sémélé, par l’éclair de Zeus, Dionysos est porteur d’ambivalence. En lui, la destruction se fait créatrice : il est le dieu qui, par son démembrement rituel, annonce la fertilité et le renouveau.

Dionysos est donc la figure tutélaire de la fulgurance poïétique. En effet, ce n’est que « foudroyé de vin » qu’Archiloque, un poète du 7e siècle, peut entonner son hymne, le dithyrambe, qui est une célébration de l’ivresse par l’ivresse. Pour la mentalité archaïque, l’intoxication éthylique [methe] que nécessite le dithyrambe a tous les caractères d’une possession, marquant le « passage, dans le corps du buveur, de l’élément sauvage qui caractérise le vin » (Villard et Vatin 1988 : 18); Épicharme, un siècle plus tard, dira lui aussi qu’« il ne peut y avoir de dithyrambe lorsque l’on boit de l’eau » (Villard et Vatin 1988 : 170). Mais les Grecs ne parleraient pas ici d’une ivresse créatrice. Car créer, au sens grec, signifie d’abord « défricher, domestiquer, aménager une terre sauvage, inculte43 » (Gadoffre, Ellrodt et Maulpoix 1997 : 100). L’ivresse dionysiaque n’est pas création ou organisation, mais possession, animation, potentiel : c’est un terrain en friche, à la lisière du connu, qui demande à être organisé.

Et, en effet, on verra la culture grecque œuvrer à dompter le sauvage Dionysos. Alors que son vin foudroyant est apprivoisé et transformé en objet de goût, son chant, le dithyrambe, est esthétisé, prenant vers la fin du 6e siècle une forme plus calme et plus lyrique (Vernant 1993 : 305). Sa danse débridée, intoxiquée, devient progressivement mimesis, ou imitation, de l’ivresse (Rouget 1990 : 383). Survient alors la tragédie44, où la dépossession de soi devient un art, celui de l’acteur, qui doit s’identifier avec un autre que lui-même, « parler et agir comme s’il était cet autre » (Rohde 1952 : 299). Si l’ivresse n’apparaît pas sur scène, — dans la tragédie, les héros ne

43 « Dans la Grèce archaïque, entre le VIIIe et le Ve siècle avant notre ère, le “créer” se situe entre faire et inaugurer,

entre, d’une part, façonner, fabriquer, produire selon une habileté, un savoir artisanal, une sophie, et, d’autre part, commencer, instaurer, poser, fonder » (Gadoffre, Ellrodt et Maulpoix 1997 : 96).

44 Trag-, la racine du terme « tragédie », évoque à la fois le bouc et la « drogue ». Jane Ellen Harrison rappelle

qu’avant d’être le dieu du vin (boisson des couches aisées), Dionysos était le dieu de la bière. Or, la bière athénienne était faite d’épeautre, qui se dit trágos en grec. Ce ne serait que par homonymie que les hymnes à l’épeautre fermenté seraient devenus les odes au bouc (Harrison 1961 : 412-420). Certains chercheurs, dont Robert Graves, ont soulevé la possibilité d’une origine plus lointaine aux intoxications dionysiaques et mystériques. Dans les années 1950, après la publication des recherches mycologiques de Gordon et Valentina Wasson (Lightining-Bolt & Mushrooms,

Mushrooms, Russia & History, etc.), on s’est demandé si un champignon hallucinogène ne serait pas au centre des

sont jamais ivres, si ce n’est de leur orgueil démesuré qui repose au contraire sur le sentiment de maîtriser leurs propres moyens45 —, on l’aperçoit en périphérie, chez les spectateurs qui se sont préparés en buvant pendant les jours de performance dramatique46 et chez les auteurs, qu’on imagine entretenir un rapport particulier avec l’ivresse.

Les mythographes de l’Antiquité colportent en effet l’idée qu’un contact précoce avec la vigne constituerait une forme de prédestination à l’écriture tragique. Au 2e siècle, Pausanias évoque l’association du tragédien à l’ivresse de son dieu tutélaire :

Eschyle a raconté qu’adolescent il dormait dans un champ en surveillant des vignes et que Dionysos étant apparu lui avait ordonné d’écrire des tragédies. Quand ce fut le jour, voulant obéir, il avait réussi très facilement dans sa tentative (Villard et Vatin 1988 : 872).

Vin et création, dont les rapports sont ici indirects, ont parfois été rapprochés de manière plus insistante. Athénée de Naucratis, six siècles après Eschyle, affirme avec assurance que ce dernier « avait toujours une pointe de vin lorsqu’il composait ses tragédies47 ». Athénée rajoute les exemples d’Alcée et d’Aristophane qui, eux aussi, « écrivirent leurs poèmes dans l’ivresse » (Banquet, X, 429a), suivant ainsi la recommandation de Cratinos, lequel aurait dit qu’« en buvant de l’eau on ne produit rien de sensé » (Villard et Vatin 1988 : 170).

Mais il n’est pas pour autant possible soutenir l’existence, dans l’Antiquité, d’une techne de l’ivresse. Le travail du poète ou du tragédien est d’organiser un matériau donné, ce qui implique une grande maîtrise de ses capacités (Lombardo 2011 : 20). Au contraire de l’oracle48

45 Centrale à la vie civique d’Athènes, la tragédie fait l’éducation morale des citoyens en leur présentant des actes

d’héroïsme dignes d’être imités : l’ivresse, où l’individu est diminué, réduit à la passivité, n’a rien de noble dans une société phallocrate. Aussi loin que remontent les sources, nous trouvons une attitude déjà ambivalente des Grecs par rapport à l’ivresse. Dès les « siècles obscurs » (vers 1100-800 avant notre ère), l’intoxication est perçue comme une féminisation du guerrier (Rinella 2010 : 26). Cette conception de l’ivresse est explicite dans l’Odyssée, où nous trouvons aussi exposé le seuil à partir duquel l’ivresse devient excessive, et donc condamnable : lorsque le buveur n’est plus en mesure de rentrer chez lui par ses propres moyens. C’est la menace que fait planer Circée, sorcière aux inquiétantes potions, sur Ulysse et ses compagnons.

46 C’est ce que soutient Carl A. P. Ruck : « the spectators prepared themselves by drinking throughout the days of

dramatic performance, in addition to whatever drinking, presumably of a deeper nature, took place during the evenings of revelry » (Wasson et al. 1986 : 221).

47 Dans ses Propos de table, Plutarque énonce aussi cette idée qui, comme en fait foi Lucien de Samosate un siècle

plus tard, dépasse visiblement le simple ragot : « Bien différent d’Eschyle qui, au dire de Callisthénès, écrivait ses tragédies dans l’ivresse pour exciter ainsi et échauffer son esprit [...], Démocrite, loin de composer ses discours dans le vin, ne buvait que de l’eau » (Éloge de Démosthène, 15).

48 Aristote, dans le premier livre des Saturnales, suggère qu’il y aurait eu un oracle de Dionysos chez les Ligyriens

de Thrace; là, affirme-t-il, les prophètes « boivent beaucoup de vin comme on boit de l’eau à Claros; c’est ainsi qu’ils rendent leurs oracles » (I, 18, 1). Plutarque avait noté, au sujet de l’oracle de Delphes, que si l’enthousiasme

(ou, à limite, de l’acteur), le poète et le tragédien ne disposent pas de tiers pour interpréter leur délire, il sont eux-mêmes interprètes. Le poète, constate E.R. Dodds, « ne demande pas d’être possédé par la Muse, mais de servir d’interprète à la Muse transportée49 » (Dodds : 1965 : 88).