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Dans Of Mice and Men , Steinbeck s’inspire de son expérience en tant qu’ouvrier agricole pour décrire les belles valeurs humaines presque rares dans un monde de misère

et de violence. Cette connaissance acquise directement sur le terrain permet à Steinbeck

d’établir un lien entre l’art et l’expérience vécue. Dans ce monde agricole où règne la

quête effrénée au profit et l’indifférence, Steinbeck parvient à faire remonter à la surface

les valeurs cardinales : l’amitié et l’espoir d’une vie meilleure qui sont le socle sur lequel

s’assoient ses protagonistes pour garder leur dignité. Le roman dresse le portrait de

personnages qui témoignent d’une nostalgie, voire d’une protestation, comme le souligne

George :

Whatever we ain’t got, that’s what you want. God a’mighty, if I was alone I could live so easy. I could go get a job an’ work, an no trouble. No mess at all, and when the end of the month come I could take my fifty bucks and go into town and get whatever I want.

(OMM, 12)

“Guys like us, that work on ranches, are the loneliest guys in the world. They got no family. They don’t belong no place. With us it ain’t like that. We got a future. We got somebody to talk to that gives a damn about us. We don’t have to sit in no bar room

172 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 92.

173 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, Edition José Corti,

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blowin' in our jack jus’ because we got no place else to go. If them other guys gets in jail

they can rot for all anybody gives a damn. But not us” (OMM, 15)

Par le biais du rêve de George, Steinbeck parvient à s’offrir un champ inépuisable de

compréhension de lui-même. C’est dans cette perspective de compréhension de la vie que

s’inscrit l’« effet miroir » que souligne Albert Camus :

Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. Car il s’agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge est l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus

beau, ni plus édifiant que le nôtre.174

Dans ce processus de refléter notre monde intérieur, il apparaît clairement que la fiction

est l’espace correctif des maux de la société que l’écrivain est en charge d’exécuter. Il

convient de remarquer que les romans de Steinbeck décrivent les préoccupations sociales

et politiques de son époque. Le romancier trouve dans le rêve de ces fermiers pauvres le

reflet de son propre combat, symbole de l’innocence perdue dont l’Amérique rêve

toujours. Steinbeck laisse voir l’image d’une condition de paria et d’indigence dans

laquelle les fermiers pauvres sont condamnés à rester dans une société d’abondance.

C’est par le rêve que Steinbeck revient aux tendres moments les plus profonds de

l’Amérique : celui du pionnier à la conquête des terres vierges de l’Ouest et d’un petit

lopin de terre à lui pour réaliser son rêve. En donnant le reflet, le miroir pose à la fois la

question d’identité et de différence. Le miroir inaugure ainsi le désir de l’écrivain ; il

désigne de façon métaphorique le texte ou l’écrivain, alors que l’image renvoie au

contenu du texte. Les reflets de miroir apparaissent comme une manière esthétique de

voir les choses. À titre d’exemple, la manière répétitive que Lennie utilise en demandant

à George de lui rappeler leur rêve commun révèle l’attachement des deux amis à leur

projet. Dans ce besoin de rappel, il apparaît clairement que le décalage est constant entre

ce que les deux personnages sont réellement, l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et la

représentation qu’ils ont d’eux-mêmes.

Dans The Grapes of Wrath, on constate qu’au cours du voyage des Joad, leur

l’imagination semble refléter la réalité. À titre d’exemple, le dialogue entre Tom Joad et

Rose of Sharon laisse apparaître l’abondance des terres californiennes. C’est ce que Tom

Joad ne manque pas de dire avec alacrité : « Gonna get ‘im bore in a orange ranch, huh ?

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In one a them white houses with oranges trees all round » (GOW, 101). Il est pertinent de

souligner le bien-fondé de la pensée de Tom Joad en ce qui concerne les terres fécondes

de la Californie. Pourtant, le rêve des Joad s’estompe à mesure qu’ils s’approchent de la

Californie. L’image qu’ils se sont fait de la Californie change graduellement. Ici la fusion

métaphorique entre le rêve et le miroir est complète : le miroir n’a plus besoin du support

du rêve, il devient directement le symbole de l’espoir et de l’espoir brisé. Le jeu de

métaphore que Steinbeck emploie a un enjeu symbolique, car le miroir joue le rôle de

constitution d’un réseau d’images et de thèmes qui semble transporter l’écrivain vers le

monde voulu. Le plus souvent le miroir laisse Steinbeck face à face avec lui-même.

Dans sa fiction, Steinbeck semble alors voir dans sa Californie natale le reflet d’un

paradis perdu. Cela nous conduit à nous poser la question suivante : les rêves

correspondent-ils avec la réalité ? La réponse est évidente dans la mesure où le rêve en

effet n’est pas le calque de la réalité. Dans The Grapes of Wrath, la Californie apparaît

comme un mirage, voire comme une image virtuelle projetée donnant une bonne

impression au lecteur, au-delà du pays où « coule à flot le miel » tel que l’a imaginé

Grampa Joad. Ainsi, l’arrivée des Joad en Californie est synonyme de dévoilement du

caractère factice de ce soi-disant « paradis terrestre » que Baudrillard considère « comme

lieu mondial du simulacre et de l’inauthentique »

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.

Par ailleurs, au-delà du rêve de Lennie et de George, Steinbeck fait resurgir le vieux

rêve jeffersonien d’une société de petits propriétaires fonciers, libres et égaux. Il y a un

sentiment de regret des temps passés ou révolus qui se tisse dans le discours de

Steinbeck. Du point de vue mythique, il est toutefois intéressant de remarquer que les

crispations de la société américaine sont devenues particulièrement manifestes quand les

évocations d’un supposé « Âge d’or » passé se font sentir. Ainsi, le discours de Steinbeck

mêle un sentiment de manque, de désir et de regret. À titre d’exemple, le palefrenier

Crooks, même s’il est pessimiste à la réalisation du vieux rêve jeffersonien de posséder

une petite propriété foncière, il n’en demeure pas moins que la nostalgie liée à son

enfance, le transporte dans un monde ou noirs et blancs peuvent vivre en harmonie

comme le fait remarquer Crook :

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The white kids come to play a tour place, an’ sometimes I went to play with them, and some of them was pretty nice. My ol’ man didn’t like that. I never knew till long later

why he didn’t like that. But I know now. (OMM, 69).

Ce passage révèle sous forme de regret un grand nombre de moments qui illustrent la

culture profondément ancrée du racisme dans l’Amérique des années 1930. L’urgence

pour Steinbeck est de bâtir un État-mosaïque, reflet des grands équilibres politiques,

religieux, ethniques et culturels. La possession d’un « exemplaire défraichi du Code civil

californien de 1905 » montre que Crooks est instruit. La description de la condition de vie

satisfaisante du père de Crooks laisse entendre à la fois une comparaison et un regret. En

effet, durant l’époque de son père le respect et la sérénité semblent s’imposer

contrairement à celle de Crooks où le mépris et la brutalité sont les maitres mots. La

détention du Code civil par Crooks est ironique quand on sait que durant l’année 1905 le

contenu du Code civil n’a pas été du tout équitable.

And he had books, too; a tattered dictionary and a mauled copy of the California civil

code for 1905. There were battered magazines and a few dirty books on a special shelf

over his bunk. A pair of large gold-rimmed spectacles hung from a nail on the wall above

his bed” (OMM, 66)176.

Le Code civil apparaît ici comme sans valeur même en bon état, car il date de trente ans.

Étant probablement caduque, c’est pourquoi il a été trouvé « malmené » avec d’autres

rebuts dans les dépotoirs. Le fait que Crooks garde le code civil et lit occasionnellement

quelques pages suggère la préoccupation de ses droits et de son éducation. Remarquons

en 1937 que les noirs ont eu un plus ample accès à l’éducation. Cela participe à une prise

de conscience et à une compréhension de la société américaine. Ainsi, la mention des

« grandes lunettes dorées en forme de cercle » qui font figure d’instrument optique

destiné à mieux observer la réalité, semblent reléguées sans doute à un outil d’ornement

« suspendu sur le mur ». En outre, notons que les équipements de Crooks (ses livres, ses

lunettes, son vieux code civil, entre autres.) servent plus à tromper sa solitude. Toutefois,

cet état de confinement n’a fait que lui permettre de voir la réalité sous un autre angle loin

de la vision onirique de Lennie ou de Candy — « his eyes lay deep in his head, and

because of their depth seemed to glitter with intensity » (OMM, 66). Ce passage vient

s’ajouter à cette bonne vision de discernement qui suggère que Crooks dispose d’un esprit

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vif. Cette expérience est celle d’un moment d’intense émotion au cours duquel l’urgence

s’impose, puis laissant le regard s’exprimer profondément. Cela suggère que Crooks est

lié aux personnages par une relation ambiguë qui est à la fois une « projection et une

introjection »

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. Cependant, le penchant de Crooks à la lecture est plutôt motivé par sa

profonde isolation et solitude que par sa préférence naturelle pour ce passe-temps de

loisirs solitaire. Au regard de Crooks, avoir des biens peut paraître inutile, mais renforce

son estime de soi.

Il y a un lien étréci entre l’isolement pesant de Crooks, les souvenirs d’enfance