viscérale de la Californie comme source d’inspiration pour Steinbeck. La déclaration de
Kazan, à cet égard, est tout à fait révélatrice : « Steinbeck was a Californian… It was a
great mistake for him to leave the West Coast. That was the source of his inspiration »
57.
La place de la Californie dans le processus de la création apparaît à la fois comme un lieu
d’appartenance indissociable et la constitution de celle-ci comme une source
d’inspiration. En mettant en évidence la place de la Californie au centre de ses romans, on
55 Friedrich Nietzsche, Friedrich Nietzsche : Œuvres complètes (24 titres annotés et illustrés), trad. Albert,
Henri, Haute-Savoie, Arvensa Éditions, 2014, p. 342.
56 Le Krach de Wall Street symbolise l’entrée des pays capitalistes dans la crise économique des années
trente. A partir des années 1926-1927, les cours de la bourse new-yorkaise de Wall Street s’effondrent, entraînant le plus spectaculaire et le plus long Krach boursier de l’histoire. Ce krach boursier précipite les économies capitalistes dans la crise. La crise boursière débute le 23 octobre 1929 et le jeudi 24, le fameux « jeudi noir », c’est une véritable panique : 13 millions de titres sont cédés. Le 29 octobre, 16,5 millions
d'actions sont encore liquidées. Le Krach va durer 22 jours, dans Fabrice Grenard, Le Krach boursier de
Wall Street (24 octobre 1929) et ses conséquences, Pathé, Vidéo - Presse filmée, 24 octobre 1929. Marqué par le chaos des chantiers industriels et agricoles, Steinbeck ne pouvait pas être indifférent au désastre des conséquences économiques ainsi qu’au désespoir des ouvriers américains.
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pense également à la formule de « Manifest destiny » de l’éditorialiste du New York
Morning News, John O’Sullivan, qui, tente de légitimer l’expansion territoriale vers
l’Ouest en lui accordant une dimension providentielle. Nous allons nous garder d’étudier
le rapport de Steinbeck avec l’histoire de la Californie à la lumière de la seule portée
biographique ou sociologique. Cependant, il nous faut aller plus loin que ces
considérations sociales et chercher ce qu’est la création à partir de la source d’où elle
jaillit. Dans la réussite d’une œuvre, on sous-entend clairement le génie de l’écrivain. Par
conséquent, nous pouvons dire qu’il y a indubitablement du génie flamboyant chez
Steinbeck si l’on s’appuie sur des ouvrages comme Tortilla Flat, Of Mice and Men ou
The Grapes of Wrath. Entendons par génie le talent de Steinbeck, c’est-à-dire sa capacité
à produire un travail rigoureux avec une certaine maîtrise des règles de l’art. Cela nous
amène à dire que si le talent est la maîtrise des règles de l’art, le génie est, par ailleurs, le
créateur des règles et des formes nouvelles dans l’art. Cela évoque, en outre, la grande
faculté créatrice de l’écrivain et l’expression d’une aptitude naturelle à produire, ce que
Kant définit en ces termes :
Le génie est le talent (don naturel) qui donne les règles à l’art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient à lui-même, à la nature, on pourrait
s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium), par laquelle la
nature donne les règles à l’art58.
En prenant en compte l’idée que chaque grand artiste détient une disposition innée, l’on
peut dire que tout ouvrage ou innovation demeure singulier à son auteur
.En plus de ces
influents écrivains à l’instar de Sinclair Lewis, James Branch Cabell, Willa Cather et Ed
Ricketts, le paysage natal de Steinbeck sert aussi à la construction de son esprit créatif.
L’attachement de Steinbeck à sa terre natale est si profond qu’il peut être apparenté de
façon symbolique à un cordon ombilical reliant l’enfant à sa mère — une mère
représentée ici par la description appuyée de l’espace naturel dans la plupart de ses
ouvrages, symbole du lieu d’expression de l’intériorité. Selon Victor Hugo, « la ville est
le cordon ombilical qui relie l’individu à la société »
59. La relation de Steinbeck avec sa
ville est d’ordre social et affectif comme il l’affirme : « I’m very much emotionally tied
58 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Librairie Philosophique
J. Vrin, 1993, p. 204.
59 « La rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à la société », In Ricardo Bofill et Nicolas Veron,
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up with the whole place. It has a soul, which is lacking in the east »
60. Steinbeck semble
incapable de se séparer de sa terre mère qui nourrit son inspiration et son imagination. Au
regard du choix des arrière-plans réservés à son cadre natal, visibles dans In Dubious
Battle, Of Mice and Men, The Grapes of Wrath, entre autres, on peut se demander dans
quelle mesure le choix d’un cadre spatio-temporel dépasse la simple question de la
représentation d’une localité pour atteindre celle de la représentation en art ? Remarquons
que la toile de fond de la plupart des ouvrages de Steinbeck imprime le décor de sa cité.
Cet usage récursif du décor natal semble relever de l’obsession, voire d’un rêve que
Steinbeck espère réaliser, tel que le disent Aidan Nichols et Gilbert Keith Chesterton :
There is at the back of every artist’s mind something like a pattern or type of architecture. The original quality in any man of imagination is imagery. It is a thing like the landscape of his dreams; the sort of world he would like to make or in which he would wish to wander; the strange flora and fauna of his own secret planet, the sort of thing he likes to think about. This general atmosphere, and pattern or structure of growth, governs all his creations, however varied, and because he can in this sense create a world, he is in this
sense a creator61.
L’écrivain se donne comme mission de créer un monde dans lequel il aspire vivre. Ce
monde tant imaginé est en quelque sorte la matière qui détermine ses créations. Hanté par
la disparition de la beauté des immenses paysages à perte de vue de sa terre natale,
Steinbeck décide de les placer au centre de son écriture. Dans ses ouvrages, Steinbeck
semble recréer un monde altéré : il s’agit de la beauté de l’espace bucolique qui marque
son enfance. L’attention mise par Steinbeck sur sa terre natale apparaît comme une
manière de montrer avec nostalgie une image de sa ville natale. L’incapacité des ouvriers
pauvres aussi bien que des minorités visibles à s’intégrer, constitue une des raisons qui le
pousse à prendre sa plume et la mettre au service de ces derniers. Dans The Grapes of
Wrath, la difficulté d’intégration des fermiers migrants, dans un lieu qui constitue un
attrait, trouve pleinement son sens dans l’accueil inamical qu’on leur réserve en
Californie
62. Dans John Steinbeck’s Re-Vision of America, Louis Owen note que la figure
de la vallée californienne est déterminante dans la fiction de Steinbeck, car elle apparaît
comme un monde déchu et hostile comme il le fait remarquer : « [Steinbeck’s fiction]
will take place in a fallen world and that the quest for the illusive and illusory Eden will
60In Jay Parini, John Steinbeck: A Biography, op. cit., p. 98.
61 Aidan Nichols and Gilbert K. Chesterton, Theologian, Manchester, Sophia Institute Press, 2009, p. 202.
62 “Well, you ain’t in your country now. You’re in California, an’ we don’t want you goddamn Okies
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be of central thematic significance »
63. L’emploi répétitif du cadre natal dans les récits de
Steinbeck semble révéler une manière d’être au monde. Il s’agit d’un lien intime qui a
prévalu et dont le sujet ne peut pas se passer. Le lieu intime et mémoriel participe ainsi au
fondement de l’identité personnelle de Steinbeck. Cela nous amène à nous interroger sur
la place du lieu et de l’espace dans la fiction de Steinbeck et la manière dont ils sont
esthétiquement mis en scène. Notons qu’un « lieu de mémoire » peut parfois être attaché
à l’expérience intime d’un individu, telles que le soutiennent les analyses de Gaston
Bachelard dans La Poétique de l’espace :
L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination. En particulier, presque toujours, il attire. Il concentre l’être à
l’intérieur des limites qui le protègent64.
Au regard de Gaston Bachelard, l’espace « vécu » et le lieu saisi par l’imagination
constituent le diptyque qui semble structurer la représentation littéraire de l’espace,
puisque ces deux aspects intériorisés font résonner l’expérience subjective du témoin, qui
réinsère le lieu dans un espace plus large. Dans la fiction de Steinbeck, la dimension
subjective du lieu occupe une place importante comme il le dit lui-même : « [I]write of
my country, the place that I know best »
65. Steinbeck voit également le macrocosme
représenté dans l’espace géographique de son pays natal ― le comté de Monterey en
Californie ― et surtout la vallée de Salinas. Toute cette région qui prend une vie propre
dans sa fiction, apparaît comme l’équivalent du comté fictif de Yoknapatawpha de
Faulkner dans le Mississipi
66. Soulignons que la créativité rime avec la capacité à
imaginer et à innover, alors que l’affirmation est l’action de faire reconnaître à quelqu’un
de manière indiscutable une allégation ou une position. Ces deux concepts, disposant
d’un sens plus vaste, ont un rapport de cause à effet. En effet, le désir est une puissance
d’affirmation et Steinbeck, quant à lui, semble se pencher sur son désir de créer pour
s’affirmer auprès de ses lecteurs. Il y a tout un lien d’interdépendance ou de
complémentarité entre le désir de création et le besoin d’affirmation. Ainsi, le besoin
63 Louis Owen, John Steinbeck’s Re-Vision of America, University of Georgia Press, 1985, p. 100.
64 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Quaddrige,
1957, réed., 1998, p. 17.
65In Thomas Fensch, Conversations with John Steinbeck, University Press of Mississippi, 1988, p. 49.
66 Pour les besoins de son œuvre, William Faulkner a créé le comté de Yoknapatawpha qui est un lieu fictif
et a servi de cadre dans beaucoup de ses romans. Il est généralement admis que le comté de Lafayette, Mississippi a fourni la base du comté de Yoknapatawpha.