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Au-delà du thème d’évidement matériel, Steinbeck met également en scène un sentiment de vide qui anime les propriétaires terriens nantis, évidés de valeurs morales et éthiques

En d’autres termes, il s’agit d’une sorte de déshumanisation qui semble habiter ces riches

patrons fonciers, dont la seule préoccupation est de maximaliser inéluctablement leurs

profits. Ce processus déshumanisation est à l’image du tracteur et de son conducteur, dont

l’un a besoin d’essence pour démolir les fermes des futurs migrants, et l’autre veut de

l’argent pour subvenir aux nécessités de sa famille. Dans tous les cas, il y a une absence

de sentiment de la part du conducteur du tracteur qui est assimilé ici à un prolongement

métonymique de ce dispositif mécanique. Dans cette absence de sentiment et de valeurs

éthiques s’ajoute l’impossibilité de leurs rêves qui accouche un vide. L’arrivée des Joad

ou des deux amis Lennie et George dans leur destination révèle leur impuissance à

réaliser leurs rêves.

Contrairement à Lennie, le désir de la femme de Curley est de découvrir le monde

par elle-même, comme elle le dit de manière triste : « I tell you I ain’t used to livin’ like

this. I coulda made somethin’ of myself. She said darkly, “Maybe I will yet” » (OMM,

85). La femme de Curley est virtuellement prisonnière dans sa propre maison, impossible

285In Dominique Memmi, La seconde vie des bébés morts, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en

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de changer son destin. Quand elle était jeune, elle rêvait de devenir une actrice de cinéma

à Hollywood, mais à défaut de réaliser son rêve, elle épouse Curley en guise de

compensation de sa déception. Le transfert de son rêve vers un mariage avec Curley peut

être interprété comme « un substitut minable de son rêve de gloire hollywoodienne »

286

.

Du point de vue psychanalyste, la substitution constitue un moyen de défense du moi au

cours de laquelle la satisfaction est alors illusoirement remplacée par une autre. Pourtant

dans le cas de la femme de Curley, ses désirs frustrés restent à leur point initial. La

substitution du rêve de la femme de Curley n’aboutit qu’à une substitution partielle, voire

à un dénouement transitoire. Par ailleurs, cette substitution partielle a changé sa vie pour

le pire comme elle l’affirme : « I don’ like Curley. He ain’t a nice fella » (OMM, 86).

Rappelons que durant les années 1930, Hollywood était à son summum et les starlettes du

cinéma ont été d’un charme envoûtant, symbole du rêve américain. Or, dans le cas de la

femme de Curley, son rêve est irréaliste et superficiel dans la mesure où elle ne tenait que

sur de belles paroles d’hommes profiteurs, qui lui avaient fait miroiter une carrière dans

le monde du cinéma et finissent par disparaître à jamais. La mention de son rêve à

plusieurs reprises témoigne d’un traumatisme lié à son incapacité à réaliser son rêve :

Coulda been in the movies, an’ had nice clothes—all them nice clothes like they wear. An’ I coulda sat in them big hotels, an’ had pitchers took of me. When they had them previews I coulda went to them, an’ spoke in the radio, an’ it wouldn’ta cost me a cent

because I was in the pitcher (OMM, 86).

La répétition du rêve apparaît comme une matrice qui génère de la fiction puisque son

mouvement va de l’avant. Le rêve, motif récursif dans le roman, est obnubilant, en ce

sens qu’il révèle l’incapacité de Lennie de supporter son inaccomplissement. Le rêve est

un préalable au récit, et sa répétition est plus orientée vers le futur que vers le passé.

Steinbeck laisse entendre que l’évasion dans le glamour des films hollywoodiens des

années 1930 constitue un postulat pour les femmes de s’émanciper. Probablement, cette

évasion n’est-elle pas une manière de s’affranchir d’une société qui semble sexiste ? Ou

peut-être cela n’est-elle pas un moyen de se libérer en général de la catégorisation

sociale ?

Remarquons que l’aspiration de liberté de la femme de Curley est presque

impossible. En effet, après son mariage, les bribes de ses rêves et le mari qu’elle n'aime

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pas sont tous ce qui lui reste, en d’autres termes, c’est une femme aux rêves brisés. En

raison de son échec de devenir une star de cinéma et de son désamour envers son mari,

elle finit par découvrir en elle-même une puissance destructrice. Cela l’amène sans doute

à s’interroger avec exaspération : « What’s the matter with me ? [...] Whatta they think I

am, anyways? [...] What kinda harm am I doin’ to you ? » (OMM, 85). L’interrogation est

pertinente puisqu’elle met en lumière la capacité de nuisance de la femme de Curley qui

menace et blesse les individus. C’est cette force dévastatrice qui assure sa

marginalisation. Nous pouvons dire en ce sens que la douleur refoulée jaillit dans la

cruauté. La femme de Curley ne peut pas résister à la tentation de déverser à la fois son

sentiment d’échec et de désamour sur les autres. Même si les autres ne veulent pas avoir

affaire avec elle, il est frappant de remarquer que la femme de Curley est déterminée à les

menacer. Le discours adressé à l’endroit de Crooks s’inscrit tant

ô

t dans une démarche

menaçante comme elle le fait remarquer : « you know what I can do to you if you open

your trap ? » (OMM, 78), tant

ô

t dans une démarche séductrice envers Lennie comme elle

le dit : « You’re a nice guy. I don’t know why I can’t talk to you » (OMM, 85). Si

l’amour de la femme de Curley est voué à l’échec, il n’en demeure pas moins qu’elle a

beau essayé de se guérir des stigmates de sa désocialisation en cherchant un amant. C’est

d’ailleurs ce qu’Eamon Maher appelle : « l’attraction mutuelle de ceux qui sont

isolés »

287

. L’appellation d’Eamon Maher laisse entendre que l’individu marginalisé a

tendance à attirer un autre qui est aussi un marginal. Cela revient à dire que l’amour est

pour la jeune femme comme un « véritable champ de mines »

288

.

En voulant lui éviter d’être prise par son mari, Candy rétorque à la femme de

Curley : « If you ain’t sure, you better take the safe way » (OMM, 79). Ses sorties

silencieuses, associées ici à un jeu de chat à la souris, deviennent dangereuses et finissent

par lui être fatales. L’image de la « machine coupant la main de Curley » (OMM, 79)

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peut être interprétée de façon prémonitoire comme une machine de « piège à souris », une

machine que la femme de Curley prétend aimer « I like machine » (OMM, 78) dit-elle.

Cependant la victime ici n’est plus Curley mais sa femme, qui finit par être étranglée

dans les puissantes et insensibles mains de Lennie. La comparaison de la femme de

Curley avec la souris semble esquisser un aperçu de mauvais augure de son éventuelle

287 Eamon Maher, Un regard enarrière vers la littérature d’expression française du XXe siècle : questions

d’identité et de marginalité, Franche-Comté, Presses Universitaire Franche-Comté, 2005, p. 189.

288Ibid.

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rencontre avec Lennie. En admettant que la relation entre l’homme et la souris n’est pas

des meilleures, on peut dire que Steinbeck donne un avant-goût, voire une piste au

dénouement final. Dans la mise en scène des apparitions furtives et discrètes de la femme

de Curley, Steinbeck semble calquer de façon métaphorique le processus d’appâtement

d’une souricière. Défini en langage populaire français comme une « jeune femme », la

« souris », par extension métonymique, est représentée ici par la femme de Curley qui

partage le même sens que le mot « mouse » en langage argot américain. Par le biais de

cette métonymie animale, Steinbeck transpose cet appât « piège à souris » dans la relation

entre la femme de Curley et Lennie qui est friand de « souris » et d’objets soyeux.

Par ailleurs, la futilité de la lutte de Georges et de Lennie pour leur « rêve