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En réalité, Steinbeck se base sur son expérience personnelle au travers des différents métiers exercés durant sa vie pour produire ses ouvrages. La démarche de Steinbeck est le

produit d’une construction sociale. En plus de ses activités en tant qu’ouvrier ou ses

péripéties, ses parents épiscopaliens d’origine germano-irlandaise l’ont initié aussi à la lecture

et aux traditions œcuméniques de la foi dès son enfance. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il

déclare que : « Literature was in the air around me. The Bible I absorbed through my skin. My

uncles exuded Shakespeare, and Pilgrim’s Progress was mixed with my mother’s milk. These

things came into my ears. They were sounds, rhythms, figures »

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. La déclaration de

Steinbeck peut nous amener à penser à la charpente biblique qui traverse ses ouvrages, et dont

il fait une stratégie narrative. Dans les romans de Steinbeck, la toile de fond semble faire

affleurer manifestement son initiation précoce à la lecture des classiques, de la Bible et de son

expérience. Ainsi, en 1919, il rentre à l’université de Stanford où il choisit d’assister par

intermittence à des cours de versification anglaise, d’histoire, de biologie marine et de

« creative writing ». Toutefois, la discontinuité de ses études universitaires s’explique

probablement par le temps que lui prend son travail en même temps comme garçon de ferme

dans des ranchs à Salinas. Remarquons que le dédoublement du choix de Steinbeck entre une

activité manuelle et une activité purement intellectuelle semble lui permettre de mieux se

43 In Thomas Kiernan, The Intricate Music: A Biography of John Steinbeck, Boston and Toronto, Little,

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situer et d’apprendre quelques astuces de son futur métier d’écrivain. Il semble en partie que

la non-obtention du diplôme universitaire par Steinbeck s’explique par sa non-assiduité aux

cours. Rappelons que son expérience en tant que garçon d’écurie est présente en filigrane dans

The Red Pony, où Steinbeck met en scène la vie de Jody Tiflin, partagée entre l’école et les

travaux de la ferme.

Certes, même si le roman renvoie à la réalité référentielle, le reflet donné à la réalité

tend à être régi par la question du rapport de l’esthétique à l’éthique. Ceci dit, la réalité est en

seconde position par rapport au texte. En cherchant à produire l’illusion référentielle, le récit

représente avant tout un monde d’idées et de mots dont le dessein est de critiquer la réalité. Si

l’on se base sur In Dubious Battle ou sur The Grapes of Wrath, comment ne pas rapprocher la

référence à la réalité et la conscience idéologique propagée dans ses romans ? Pour répondre à

cette question, il convient de rappeler que la sortie de ces deux ouvrages a secoué les

mentalités en Amérique, au point de susciter de vives controverses. De surcroît, l’expérience

de Steinbeck, en tant que travailleur temporaire et journaliste à New York, lui a permis

d’expérimenter les dures conditions de vie et de travail des ouvriers, mais aussi de côtoyer les

classes les plus défavorisées, dont il écrit les préoccupations dans la plupart de ses ouvrages

(comme dans The Pearl, Of Mice and Men, The Grapes of Wrath, entre autres.). La proximité

avec les pauvres hères, notamment les travailleurs saisonniers l’amène à acquérir une

connaissance profonde des attitudes, des habitudes et du parler des ouvriers. Pensant qu’il

gagnerait plus à fréquenter l’école de la vie par le biais de ses différents lieux de travail,

Steinbeck abandonne rapidement ses études en 1925. Après cet abandon universitaire, il se

consacre à l’expérience concrète de la vie en travaillant sur le terrain.

Dans cette perspective, il s’embarque dans des voyages allant de New York à Panama

sans faire abstraction de ses périples à l’étranger. Ses voyages s’inscrivent dans une démarche

de quête de valeur ajoutée pour répondre à des obligations dans une société où l’écrit est

toujours omniprésent. Durant ses voyages, Steinbeck expérimente de petits labeurs, allant de

reporter à apprenti-peintre, sans oublier le métier de maçon. Toutes ses expériences se

révèlent être la matière brute de ses ouvrages. En effet, la question de la vocation littéraire et

de la figure de l’écrivain est au cœur de l’imaginaire de Steinbeck, qui dès ses premières

tentatives, utilise la fiction comme un lieu de réflexion sur la création romanesque. À l’âge de

vingt-sept ans, Steinbeck publie son premier ouvrage, Cup of Gold, dans lequel il revisite sa

jeunesse avec un portrait philosophique intéressant de son personnage historique Henry

Morgan. Dans ses premiers pas dans l’univers romanesque, il s’inspire des récits

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d’Alexandre-Olivier Oexmelin sur la vie d’Henry Morgan avec une pincée de fantastique. Un

début qui semble présager de bons augures dans ce métier d’écrivain, même s’il convient de

constater que ce premier roman ne connait pas de succès. Dans ce roman, Steinbeck met en

scène le parcours d’un pirate novice qui, par sa perspicacité, s’impose et devient

graduellement un capitaine respecté, mais attiré par un désir de quête.

Du point de vue symbolique, la novicité de Henry Morgan fait penser aux premières

expériences de Steinbeck. À la fois passionné et ambitieux, il découvre les mécanismes de

l’écriture par l’intermédiaire de ses multiples activités. Animé par le désir de prouver ses

talents en tant qu’écrivain, Steinbeck écrit en ce sens que : « I know that Cup of Gold is a bad

book, but on its shoulders I shall climb to a good book »

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. La déclaration est intéressante en

ce sens que la notion de quête permanente qui traverse l’œuvre de Steinbeck est investie d’un

espoir. En envisageant l’écriture comme un principe de quête, nous faisons allusion à l’« objet

a » tel que Lacan l’a conceptualisé. Il s’agit d’entendre par-là l’écriture comme une quête de

reconnaissance par l’autre. Dans Les Écrits, Lacan soutient que « c’est de l’Autre que le sujet

reçoit le message qu’il émet »

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. Ainsi, il faut bien dire que le dévoilement de la dialectique

du désir comme « désir de désir »

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peut avoir un véritable effet de « dé-sidération » en

découvrant soudain que ce qu’on croit être nôtre, notre désir obstiné de ceci ou cela, n’est que

le désir de l’autre.

En outre, il y a un désir d’affirmation qui s’attache à la quête du jeune Henry Morgan.

Ceci laisse penser à une affirmation latente qui préfigure une volonté d’affirmation, voire un

besoin de reconnaissance que Steinbeck semble attendre de la part des lecteurs comme tout

écrivain en face de son premier roman. Si le désir d’expression et l’espoir d’affirmation

semblent habiter Steinbeck, il n’en demeure pas moins que ses premiers romans n’ont pas

cependant le succès escompté. C’est d’ailleurs ce qui lui a créé des ennuis financiers.

Toutefois, en dépit des désappointements subis, la non-reconnaissance de ses premiers

travaux de fiction ne semble guère devenir un frein dans sa quête d’affirmation en tant

qu’écrivain. Cette quête peut être associée à un besoin qui est déterminé par un désir de nature

immanente, un flux continu, produit de notre « machine désirante » selon Deleuze et

44In Jay Parini, John Steinbeck: A Biography, New York, Henry Holt and Company, Inc, 1995, p. 48.

45 Jacques Lacan, Les Écrits, Paris, Éditions du Seuils, 1966, p. 807.

46 Formule qui renvoie à la dialectique hégelienne, dans la mesure où le rapport entre le maître et l’esclave

déjà conflictuel, résulte de la conscience de l’existence d’autres consciences dont on veut être reconnu comme conscience et liberté, au risque de perdre sa vie biologique. Ainsi, il faut dire que le désir de reconnaissance ne peut alors avoir lieu qu’à l’issue d’une lutte des consciences.

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Guattari

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. Tout se passe comme si l’inconscient n’était pas le théâtre des instances, mais une

machine qui n’a d'autre fonction que de produire. Par conséquent, le désir produit comme une

machine, c’est en ce sens qu’il crée à la fois des formes esthétiques douées d’une efficacité et

d’une performativité, qui préfigurent l’action politique et éthique.

Si le désir de création chez Steinbeck est rehaussé par son mariage avec Carol Henning

en 1930, c’est parce qu’elle lui a donné plus de responsabilités familiales. Cela lui a incité à

accélérer ses travaux d’écriture pour subvenir à leurs besoins. À ce titre, il met à la disposition

de ses agents Macintosh et Otis un manuscrit intitulé Dissonant Symphony, puis un autre

intitulé Murder at Full Moon

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et enfin un troisième portant le titre de The Green Lady.

Cependant, ces ouvrages ne semblent pas lui permettre de monnayer son talent d’écrivain.

Ainsi, en s’évertuant à valoriser sa passion, Steinbeck réécrit The Green Lady, tout en

l’intitulant d’abord To an Unknown God avant de le titrer finalement To a God Unknown

(1933). Il faut attendre un an après pour qu’il publie The Pastures of Heaven en 1932, mais le

succès tarde à venir sans pour autant le décourager comme il le soutient :

Conrad said that only two things sold the very best and the very worst. From my recent effort,

it has been borne to me that I am not capable of writing the best yet. I have no doubt that I

shall be able to in the future, but at the present, I cannot. It remains to be seen whether I can

write the very worst.49

La démarche de Steinbeck est intéressante du point de vue de l’américanité, car elle