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La démarche de Steinbeck est intéressante du point de vue de l’américanité, car elle s’inscrit dans une logique de surpassement de soi qui constitue en elle-même la pierre

angulaire de l’évolution de son potentiel. Même si quelques-unes de ses nouvelles comme

« Murder », « The Raid » ou « The White Quail » sont sélectionnées dans un concours

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,

il n’en demeure pas moins que la réussite reste au bout de l’effort, lequel Steinbeck

estime indubitablement pouvoir accomplir comme il le fait remarquer : « I have no doubt

that I shall be able to in the future »

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. La confirmation de Steinbeck laisse entendre une

acceptation de ses faiblesses et une capacité de se reposer sur elles afin de pouvoir se

surpasser. L’effort d’aller de l’avant apparaît presque dans tous les ouvrages de Steinbeck

et semble mettre en relief le sujet ou la particularité de ses écrits. Le désir de progrès qui

47 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit,

1972, p. 7.

48 Jay Parini, John Steinbeck:A Biography, op. cit., p. 87.

49In Elaine Steinbeck and Robert Wallsten, Steinbeck: A Life in Letters, New York, Viking Press, 1975, p.

32. C’est moi qui met en italique.

50 Peter Lisca, John Steinbeck: Nation and Myth, New York, Thomas Y. Crowell Company, 1978, p.10.

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traverse les romans de Steinbeck s’inscrit non pas dans le futur mais dans le temps à

venir. La conviction de Steinbeck se situe à l’opposé des systèmes hypothétiques ou

spéculatifs. Il s’appuie sur une démarche pragmatique et subjective pour accomplir les

possibilités artistiques dont il est capable. Dans The Grapes of Wrath, cette conviction

semble trouver également sa pleine formulation dans le discours de Pa Joad : « they’s a

change a-comin’. I don’t know what. Maybe we won’t live to see her » (GOW, 344). En

envisageant le changement comme principe de composition, on rapproche l’écriture de

Steinbeck dans une visée progressiste qui n’est qu’un premier étape d’un plan soutenu par

une plume moderniste révolutionnaire. Le temps « à-venir » que Pa Joad évoque, reste à

construire. L’idée de construction va bien au-delà de l’arrivée en Californie car elle

témoigne de la dynamique de la tradition américaine de poursuite d’un idéal qui est faite

d’une série de destructions et de reconstructions : persécution, instabilité et révolutions.

Cela porte également la marque des Pères pèlerins au début du XVIIe siècle, au cours

duquel un groupe d’émigrés décide à la suite de difficultés d’existences, économiques et

religieuses, le départ pour l’Amérique dans l’intention de réaliser des conditions de vie

meilleures.

Dans cette perspective, le discours de Steinbeck est doté d’un timbre métaphorique qui

semble refluer l’histoire. Comment ne pas évoquer l’alchimie des transformations d’un style

variant au fil de ses romans qui se déconstruisent et se reconstruisent ? Cette alchimie

empreinte de détermination et de sensibilité, loin de faire naître seulement un désir de

perfectionnement, renvoie aux notions de mythe américain et de mythe personnel. Cela

s’observe dans la migration des Joad dans The Grapes of Wrath qui laisse entrevoir une quête

qui peut entrainer un rejet du passé et une rupture avec celui-ci. C’est dans ce entre-deux entre

le mythe américain et le mythe personnel que se loge toute la pertinence du texte de Cup of

Gold, qui propose un mode tout à la fois de perception, de compréhension, et de justification.

Le sens dérivé du processus textuel ne signifie donc pas seulement ce que les mots veulent

bien nous dire. Il est aussi une direction, un dessein, qui donne aux mots leurs résonances.

Dans la fiction de Steinbeck, la notion de mythe et de progrès conditionne tout un chacun

pour que l’effet de sens visé se produise. L’analyse formaliste propose de distinguer entre le

plan de l’œuvre et celui des éléments qui la composent. En effet, ce que le roman en général

affirme au niveau de l’explicite du texte se trouve vérifié de manière fictive au niveau de

l’implicite, celui de l’intention structurale. Dans ses romans, Steinbeck s’intéresse bien aux

histoires de sa localité. Dans Tortilla Flat, il décrit dans un style humoristique la vie

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passionnante des paisanos. La publication de ce roman rentre dans un dynamisme

d’affirmation puisqu’il octroie à Steinbeck son premier prix littéraire, la médaille d’or du

meilleur roman écrit par un Californien, décerné par le Commonwealth Club of California

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.

Du point de vue financier, Steinbeck commence à sortir de l’auberge et décroche un

contrat à Paramount Pictures pour travailler sur un scénario. Cependant, il reste soumis à

l’économie du marché livresque. Dans Tortilla Flat, le texte est une « parole envoyée » qui se

donne à lire comme mode de signification sur le sens qu’il comporte. Pourtant, il y a

également un plaisir — ou une utilité — à lire le roman. Le contact brutal de Steinbeck avec

la situation du bas-peuple, la misère, l’exploitation et la violence apparaissent comme le fil

déclencheur qui semble lui donner un sens soutenu de la justice et de l’équité sociale. Sa

proximité avec la population opprimée joue un rôle de premier plan dans sa fiction. Dans

Tortilla Flat tout comme dans The Grapes of Wrath, Steinbeck conserve la trace de ses

expériences avec le bas-peuple. C’est ce qui marque d’ailleurs un tournant décisif dans sa vie

en tant qu’écrivain. La visite de Steinbeck dans le camp de transit des migrants à Kern hante

son esprit puisqu’elle trouve une place importante dans son écriture. Le thème de ces pauvres

hères revient comme un leitmotiv dans la fiction de Steinbeck. Sa trilogie des « Dust Bowl

Novels » relatant les conditions difficiles de la classe ouvrière agricole, tels que In Dubious

Battle, Of Mice and Men et The Grapes of Wrath, ne dérogent pas à la règle, car ses trois

ouvrages ne reflètent pas seulement les mauvais traitements des fermiers durant les années

1930, mais révèlent également leurs aspirations, associées ici au mythe de l’Eldorado. Au

regard de la teneur biographique de cette trilogie, l’imagination créatrice de Steinbeck lui

ramène constamment à la situation désolante de la classe laborieuse. Dans ce contexte social,

Steinbeck excelle dans la peinture des vices et dans la description d’une réalité sombre de

l’Amérique.

Reconnaissons que les premiers romans de Steinbeck s’inscrivent dans une perspective

à la fois fantastique et humoristique. Cette diversité de registre littéraire l’amène à s’intéresser

davantage aux sujets touchant aux préoccupations sociales des individus. Ce changement le

fait passer d’un souci esthétique prononcé à un intérêt politique. À partir de là, Steinbeck

semble trouver le chemin qui n’est autre que celui qui consiste à se préoccuper à tout ce qui se

passe dans sa cité. C’est là que le projet d’écrire In Dubious Battle commence à prendre

forme. Le roman présente l’histoire de deux activistes qui veulent orchestrer une violente

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grève des ouvriers agricoles. Toutefois, la mise en intrigue de l’histoire par Steinbeck ne

semble pas plaire pas à son éditeur Pascal Covici puisque les personnages du roman ont une

coloration communiste. Rappelons que durant les années 1930, l’idéologie communiste est

mal perçue à cause de l’éclatement des grèves successives orchestrées par des militants

radicalisés ou communistes. Cette période est marquée parla chasse aux militants ouvriers et

aux « rouges », mais aussi aux machinations pour déjouer toutes les tentatives des ouvriers de

s’organiser. Tous ces facteurs contextuels font hésiter Pascal Covici à propos du projet de la

publication du roman In Dubious Battle. Cette hésitation semble s’expliquer par la crainte de

la dégradation de l’image de Steinbeck et de la vente de ses livres. Néanmoins, c’est sans

compter sur Steinbeck qui opte de braver cette crainte en s’appuyant sur une information de

première main chez les communistes engagés sur le terrain, pour bâtir un roman qui s’impose

dans les débats esthétiques et politiques des années 1930. La prise de position de Steinbeck

d’écrire In Dubious Battle se révèle comme un engagement politique, mais semble émousser

aussi son parcours critique que nous analyserons plus amplement dans l’ultime partie de notre

travail.

Comme tout écrivain en herbe, le désir de réussir intellectuellement semble prendre