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6. Cadre théorique ou petite mise en bouche historico-psychologique

6.2. Petit laïus à propos du bouc émissaire, vu sous l’angle de la théorie de René Girard . 25

6.2.3. Les stéréotypes de la persécution

Indifférenciation généralisée, crise sociale

Les causes intrinsèques des grandes persécutions, qu’elles soient d’origines politiques, religieuses ou écologiques (catastrophes naturelles, pandémies, etc…), sont dues à l’indifférenciation. Ce sont les interdits, les tabous, les règles, les rôles, les hiérarchies qui cimentent toute société, colonne vertébrale du corps social. Lorsque l’ordre culturel s’aplanit, que les différences entre les êtres et leurs rôles s’estompent, voire disparaissent; lorsque les institutions ne sont plus distinguables; lorsque l’indifférenciation entre le jour et la nuit, entre les hommes et les dieux devient la norme, alors le chaos est le maître. Un sentiment de confusion et d’indifférenciation universelle règne sur la société. « Les gens, sans distinction d’état ou de fortune, sont noyés dans une tristesse mortelle…Tout est réduit à une extrême confusion » (Girard, 1982, p. 25).

Quelles que soit, en effet, leurs causes véritables, les crises qui déclenchent les grandes persécutions collectives sont toujours vécues plus ou moins de la même façon par ceux qui les subissent. L'impression la plus vive est invariablement celle d'une perte radicale du social lui-même, la fin des règles et des différences qui définissent les ordres culturels. (Girard, 1982, pp. 23-24)

Les riches, aussi bien que les pauvres, sont affectés par la crise, les institutions perdent de leur légitimité et ne font plus autorité, les ordres et les hiérarchies s’inversent et les relations entre les êtres sont perturbées. L’harmonie entre les hommes et le tissu social se désagrège, l’hostilité gagne en puissance. Chacun devient le miroir de l’autre, tout le monde se ressemble dans une symétrie parfaitement exécrable, comme des jumeaux ennemis. L’indifférenciation signifie la mort du culturel, des échanges entre les gens. Nous n’avons plus besoin de l’autre, comme d’une entité qui nous complète harmonieusement, étant donné que nous sommes tous

similaires. L’homme, transformé en une grande masse indistincte -la foule-, décontenancé face à cette situation nouvelle, va chercher à expliquer son malheur. « A l’opposition de chacun contre chacun succède brusquement l’opposition de tous contre un » (Girard, 1978, p.

38). La foule comme un seul corps, animal prédateur, part à la chasse du bouc émissaire.

L’accusation

Le deuxième mécanisme qui s’enclenche lors des persécutions est celui de l’accusation. Etant donné qu’il est toujours plus aisé d’accuser les autres plutôt que de se remettre en question, étant donné qu’autrui fait toujours mieux l’affaire que soi, étant donné que le mécanisme de la persécution se met en route sans même qu’on le décide consciemment, étant donné que les persécuteurs sont toujours convaincus de leur innocence et de la légitimé de leurs actions, étant donné qu’il n’y a pas de fumée sans feu, étant donné qu’il est difficile, voire impossible d’agir sur les causes naturelles de la crise, la foule va polariser son attention sur un groupe désigné comme responsable des nuisances. Girard (1982) nous dit, en guise d’illustration, que

« les persécuteurs finissent toujours par se convaincre qu’un petit nombre d’individus ou même un seul peut se rendre extrêmement nuisible à la société toute entière, en dépit de sa faiblesse relative » (p. 27). Les victimes vont être accusées de crimes terribles, abjects qui troublent l’ordre culturel, détruisent le lien social. Les dits forfaits seront d’ordres sexuels comme l’inceste ou la pédophilie, religieux comme la profanation, immoraux et lâches comme la violence contre des êtres faibles, etc… « Les persécuteurs croient choisir leurs victimes en vertu des crimes qu’ils leur attribuent et qui font d’elles, à leurs yeux, les responsables des désastres auxquels ils réagissent par la persécution » (Girard, 1982, p. 41).

Peu importe que les accusations soient véridiques ou pas, les persécuteurs ne font qu’attribuer des crimes à des êtres considérés comme responsables de catastrophes.

[Pour les bourreaux], le coupable est tellement consubstantiel à sa faute qu'on ne peut pas dissocier celle-ci de celui-là. Cette faute apparaît comme une espèce d'essence fantastique, un attribut ontologique […]. Sur son passage tout se détraque et l'herbe ne repousse pas. Il produit des désastres aussi naturellement que les figuiers ses figues. Il lui suffit d'être ce qu'il est, c'est-à-dire un coupable. (Girard, 1982, p. 55)

La sélection victimaire

Le troisième mécanisme est celui de la sélection victimaire par le groupe. Girard (1982) dit à propos de la foule que « […] c'est le groupe en fusion, la communauté qui littéralement se

dissout et ne peut plus se ressouder qu'aux dépens de sa victime, son bouc émissaire » (p.154).

Cette foule a donc un besoin vital de trouver sa victime, mais qui ? Tous ceux qui présentent des particularités, des signes victimaires. Girard (1982) écrit que « plus on s'éloigne du statut social le plus commun, dans un sens ou dans l'autre, plus les risques de persécutions grandissent » (p. 31). Pour Girard (1982), ce sont toutes les extrémités qui attirent les violences collectives, tant les très riches que les très pauvres, les êtres à succès ou en échec, les beaux et les laids, les séducteurs ou ceux qui déplaisent « […] et c'est aussi la force des plus forts qui devient faiblesse devant le nombre. Très régulièrement, les foules se retournent contre ceux qui ont d'abord exercé sur elle une emprise exceptionnelle » (pp.31-32). En bref, les infirmes, les étrangers, les difformes, les malades, les orphelins, les minorités ethniques mais aussi les génies, les physiques de rêve, les fortunés encourent des risques majeurs de devenir l’objet de toutes sortes de persécutions, car les extrêmes et les anormalités font peur.

Dans d’autres cas, il n’existe pas de signes victimaires, alors ils sont inventés de toutes pièces.

Il résulte une polarisation de la violence contre ces êtres hors normes, qui subissent des discriminations sans commune mesure avec les nuisances qu’ils pourraient éventuellement occasionner. Ces gens, en cas de crise, demeurent différents, alors même que toute l’humanité baigne dans un flou d’indifférenciation ; ils dénotent.

La différence entres les êtres, dans un système qui ne connaît pas la crise, fait partie de la norme, elle est légitime et nécessaire.

Chez tous les individus il existe une tendance à se sentir plus « différents » des autres que les autres et parallèlement, dans toute culture, une tendance à se penser non seulement comme différente des autres mais comme la plus différente de toutes, parce que toute culture entretient chez l'individu qui la compose ce sentiment de différence.

[…] Ce n'est pas la différence au sein du système que signifient les signes de sélection victimaire, c'est la différence hors système, c'est la possibilité pour le système de différer sa propre différence, autrement dit, de ne pas différer du tout, de cesser d'exister en tant que système (Girard, 1982, pp. 34-35).

Un système, plongé dans l’indifférenciation, c'est-à-dire quand il diffère de sa propre différence, n’est plus un système. En cas de crise, quand les personnes n’ont plus d’intérêt à échanger entre elles car elles sont toutes identiques, tout est indifférencié et les êtres se transforment en foule. La « différence hors systèmes » terrorise, elle est la seule différence qui subsiste et elle montre à quel point le système est fragile et mortel. Les reproches faits à l’encontre des minorités « c’est de ne pas différer comme il faut, à la limite de ne pas différer du tout » (Girard, 1982, p. 35).

La phase finale : le sacrifice

Le sacrifice, paroxysme du mécanisme de persécution, représente la phase finale qui rétablira l’ordre des choses, l’harmonie dans la société. Les victimes émissaires « sont choisies en vertu non des crimes qu’on leur attribue mais de leurs signes victimaires, de tout ce qui suggère leur affinité coupable avec la crise », l’on rejette sur elles la responsabilité de tous les malheurs et on s’en libère en détruisant ou en expulsant les coupables « de la communauté qu’elles polluent » (Girard, 1982, p. 37). Les victimes, incapables de se défendre ou de se justifier, sont désignées comme les coupables du fléau qui disparaîtra lorsqu’elles ne seront plus. C’est cela que l’on désigne sous le terme de mécanisme sacrificiel. L’ordre, le retour à la norme dans la société est rétabli suite à ce crime. La communauté n’a pas la sensation d’avoir agi mais d’avoir été agie par une puissance supérieure, seules les victimes se sont rendues coupables de méfaits. La victime émissaire qui, dans le fantasme collectif avait été la source de toutes les discordes, devient sacrée car c’est elle aussi qui ramène l’harmonie.