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7. L’analyse

7.2. La transmutation de la souffrance

7.2.1. Les mots et la puissance du signifiant

Il est très important que la personne blessée puisse donner du signifiant à son malheur afin de le remanier et le transformer grâce, notamment, à la parole. Julie, Fabienne, Christelle et Alice, lorsqu’elles étaient enfant, se donnaient des explications de ce qu’elles vivaient au quotidien. Ces interprétations se sont modifiées, complexifiées et étoffées au fur et à mesure des années qui ont passé. Par exemple, Julie, petite fille, se disait que ce qu’elle vivait était injuste, qu’elle se sentait « juste un petit peu différente » (entretien de Julie p. 197), mais que cela ne justifiait nullement l’ostracisme dont elle était l’objet.

Actuellement, elle se dit que si elle a vécu cette situation, c’est parce qu’elle ne partageait pas les mêmes valeurs que ses camarades, qu’elle était issue d’un autre niveau social, qu’il y avait aussi une barrière due à la langue et que les malheurs de son enfance l’ont rendue plus forte, capable de se subvenir à elle-même. Elle rajoute encore :

J’étais différente en fait. C’est comme à l’armée tu sais, il ne faut pas dépasser du rang sinon tu es de corvée de pommes de terre. Moi, je dépassais du rang, ce qui explique tout cet ostracisme et cette agressivité. (Entretien de Julie p. 198)

Enfant, elle ne se sentait donc que raisonnablement différente, tandis qu’adulte elle prétend avoir été très dissemblable des autres.

Fabienne pensait lorsqu’elle était petite qu’elle était rejetée parce qu’elle était bête, moche et différente des autres. Maintenant elle réalise qu’à cette époque, elle ne se défendait pas suffisamment. Elle nous dit aussi : « Cela m’a permis d’être, assez tôt, plus sensible, plus ouverte, plus tolérante. Je n’aimais pas que l’on se moque de quelqu’un gratuitement. Cela m’a apporté une ouverture, une sensibilité » (entretien de Fabienne p. 153). Elle estime donc avoir récolté de son expérience des bénéfices secondaires non négligeables et riches. Alice a elle aussi tiré des perles de sagesse de ses malheurs passés.

Christelle, enfant, se disait qu’elle était la victime parce que ses camarades de classe étaient méchants et qu’ils ne l’aimaient pas. Lorsque je lui demande si en tant qu’adulte elle a trouvé d’autres explications, elle me répond « non, je n'ai pas cherché et je crois que je ne chercherai pas » (entretien de Christelle p. 175) ! Puis elle dit qu’avec le recul elle se rend compte qu’elle avait peut-être été désagréable. Elle pense elle aussi avoir su retirer des aspects positifs de son passé pour sa vie présente (compter sur soi et non-jugement).

Benjamin, quant à lui, n’a pas la souvenance de ce qu’il se disait explicitement en tant qu’enfant lorsqu’il vivait cette situation de bouc émissaire, mais il se rappelle ne pas s’être senti bien et avoir « fondu en larmes » (entretien de Benjamin p. 167) sans pouvoir être à même d’en trouver la raison. Il n’éprouvait soi-disant pas, contrairement à Alice et à Fabienne, ce terrible sentiment d’injustice. Il dit à ce propos : « Je ne me disais pas que toute la terre était contre moi. Tu vois, il n’y avait pas ce sentiment d’injustice-là » (entretien de Benjamin p. 211). Mais pourtant, il se contredit à plusieurs reprises à d’autres moments de l’entretien en disant, notamment lorsque je lui demande ce qui était le plus difficile à supporter pour lui dans cette situation, par exemple que : « C’était difficile, peut-être, de se sentir injustement malmené » (p. 220). Est-ce qu’avec le recul des années il se dit qu’il avait quand même dû sentir, en tant qu’enfant, un sentiment d’injustice ? Il s’est éprouvé injustement traité mais pas par tout le monde. Benjamin avait un avantage, c’est qu’il n’était pas le bouc émissaire de toute la classe mais seulement des garçons. De plus, il avait aussi un

copain qui le défendait. Il nous explique « qu’il y avait toujours les filles avec qui je m’entendais bien » (p. 212). Mais cela s’est révélé être à double tranchant car il estime, avec le recul, que c’est aussi pour cette raison qu’il s’est fait malmener par les garçons. Il explique qu’actuellement, il imagine avoir vécu cette situation car il était « un garçon un peu maniéré » et qu’il devait passer « pour un mec bizarre » (p. 211), qu’il avait de très bonnes notes et entretenait souvent des relations privilégiées avec ses professeurs. Il suppute que, grâce à ce passé, il a été rendu « moins vulnérable » et que cela lui a forgé le « caractère ». Il nous énonce : « J’ai vraiment su, par la difficulté, constituer la personne intrinsèque que je suis » (p. 219).

Pour Cyrulnik (2001), la douleur n’a pas de sens en soi, elle est un simple signal biologique mais la signification que va prendre ce signal dépend aussi bien des histoires de l’enfant que du contexte culturel. Le fait d’attribuer du sens à un événement douloureux en modifie l’éprouvé. Le remaniement de la représentation d’un malheur, son interprétation, la signification qu’on lui donne sont primordiaux dans le processus de la résilience et passent par la mise en mots. « Le simple fait d’avoir à choisir les mots qui racontent l’épreuve témoigne d’une interprétation » (Cyrulnik, 2001, p. 151). La parole crée une séparation qui nous permet d’exister à travers notre façon unique d’interpréter le monde. « La mise en récit permet de réintroduire de la temporalité dans la représentation et par là de transformer la trace en pensée, la scène en scénario, la reviviscence en remémoration » (Bertrand, 1997, cité dans Cyrulnik, 2001, p. 171). C'est-à-dire que pour que le processus de la résilience ait lieu, il faut que le souvenir du traumatisme soit réinterprété et pas trop réel. Si la parole a la puissance de changer le monde, c’est parce que le récit est nécessairement quelque chose de chimérique, étant donné l’incapacité que nous avons à retenir toutes les informations en mémoire. Mais aussi parce que notre tempérament nous a rendus plus sensibles à certains objets de prédilection.

Nous sommes tous obligés de nous composer une chimère de notre passé à laquelle nous croyons avec un sentiment d’évidence. Et les enfants blessés sont, plus que tous autres, contraints à se faire une chimère, vraie comme sont vraies les chimères, afin de supporter la représentation de la blessure car le seul réel supportable est celui qu’ils inventent. (Cyrulnik, 2001, p. 183)