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Le pourquoi du phénomène du bouc émissaire selon les personnes interviewées

8. En guise de conclusion : au bout de la souffrance

8.2. Le pourquoi du phénomène du bouc émissaire selon les personnes interviewées

Quelles sont les raisons évoquées par les interviewés pour expliquer la situation de souffre-douleur qu’ils ont vécue ?

Bien, pour moi dans un groupe, il y a toujours un faible, entre guillemets, qui n’est pas forcément faible mais qui est différent. Et puis, un dominant qui rameute les troupes, c’est comme chez les animaux, le besoin d’écraser quelqu’un pour se sentir le plus fort. Je pense que c’était ce phénomène-là que l’on retrouve tout le temps chez les enfants. Ce sentiment de se sentir plus fort que l’autre. Je l’explique comme ça.

(Entretien d’Alice p. 128)

Nietzsche disait que le bouc émissaire est « la victime des faibles, des humiliés, des abaissés qui veulent se prouver par n’importe quoi qu’ils ont encore de la force » (cité dans Cifali &

Myftiu, 2006, p. 105). Myftiu (2006) nous dit que face à une personne faible l’on se sent fort

et que cela donne un sentiment d’existence. Pour elle, dans chaque bourreau subsiste l’ancienne partie de la victime qui a soif de vengeance et de réparation.

Benjamin présente une philosophie de vie et un profil passablement différents de celui des autres interviewés. Ses origines asiatiques lui ont permis d’appréhender sous l’angle de la philosophie bouddhiste les difficultés qu’il a rencontrées. De plus, il a continué à cultiver ce qui le différencie des autres et en a fait une force. C’est le seul qui dit, qu’à la place de ses camarades, il en aurait fait de même.

Avec le recul, c’est clair que si cela n’avait pas été moi au milieu, j’aurais peut-être été l’un de ceux qui aurait fait la même chose. Je pense qu’un gamin n’est pas idiot, il sait pertinemment qu’il y en a toujours un ou deux qui sont boucs émissaires, et le but, c’est de ne pas être celui-là. (Entretien de Benjamin p. 210)

Pour Benjamin, le phénomène du bouc émissaire est un moyen par lequel les êtres humains testent leur pouvoir, leur personnalité sur ce qui les environne. Il nous explique :

On est vraiment dans un monde où, justement, ces forces, ces luttes de pouvoir se confrontent et où l’on teste perpétuellement les gens et les choses, ça n’arrête pas. Il y a peut-être des gens qui arrivent à vivre en autarcie comme ça, ce sont ceux qui parviennent vraiment à délaisser tout le système de valeurs actuel. Une personne qui accepte, entre guillemets, le système où elle vit, va obligatoirement être obligée de se frotter aux autres, à tester son pouvoir, sa gestion des choses […] c’est de l’ordre du test. […] Les gamins qui m’ont […] un peu malmené, je pense qu’ils n’avaient pas forcément une dent contre moi. C’était juste qu’ils testaient cette situation précise, lorsqu’ils ils se trouvaient être dans tel ou tel clan. Enfin, ils étaient en train d’apprendre qu’est-ce que cela faisait d’être à cette place là. (Entretien de Benjamin p. 215)

Pour lui, comme pour René Girard, le phénomène du bouc émissaire s’apparente à quelque chose d’inhérent à la nature de l’homme. Il nous explique :

C’est dans l’ordre des choses, c’est un peu dans la nature des choses, c’est dans la construction mentale des choses, cela se passe comme ça, tout naturellement. C’est idéaliste de penser que dans une classe tout le monde s’entend bien et puis que tout le monde sourit, tout le monde est au même niveau, ce n’est pas vrai. (Entretien de Benjamin p. 214)

Il nous dit qu’avec tous les paramètres qui constituent son être :

On arrive à créer un parfait petit bouc émissaire. Et voilà, j’ai endossé le rôle malgré moi. Je l’ai vécu, ça c’est passé et je pense maintenant que c’est quelque chose que je relativise. Je suis en train de me dire que c’est un concept universel […]. Tout est opposition. (Entretien de Benjamin pp. 213-4)

Christelle est la seule qui aborde spontanément la question des solutions qu’il serait bon d’envisager pour éradiquer le phénomène du bouc émissaire au sein des classes.

Ce serait de sensibiliser les enfants, de discuter avec eux en groupe. Mais aussi, les sensibiliser au fait que ce n’est pas agréable de se faire insulter, lancer des pierres…

[…] J’essaierais de sensibiliser les gens comme on le fait pour le code de la route.

[…] J’aimerais qu’ils comprennent que les mots peuvent faire très mal, qu’il n’y a pas que les gestes. (Entretien de Christelle p. 179)

Cifali (2006) affirme que si l’on désire que le groupe ne soit pas producteur d’inhumanité, il ne faut pas l’ignorer et le laisser s’adonner à ses bas instincts. Pour elle, ce travail doit être entrepris à l’école. Elle écrit : « Même si nous savons que […] la civilisation est un vernis qui ne tient pas, nous ne pouvons cependant pas y renoncer. Un bouc émissaire dans une classe est une insulte » (p. 77).

Les attitudes, habitudes et comportements du personnel de l'établissement, surtout ceux des enseignants, sont des facteurs cruciaux lors de la prévention et du contrôle des violences entre élèves, ainsi que du redéploiement de ces comportements vers des voies socialement plus acceptables. (Olweus, 1999, p. 49)

Pourquoi un souffre-douleur dans une classe ?

Cifali et Myftiu (2006) nous disent que le mouton noir d’un groupe peut être désigné de toutes pièces pour des raisons primitives, comme celle de « voir l’autre souffrir fait se sentir du bon côté » (p. 66). Mais aussi que le fait d’exclure sur une différence peut faire plaisir. « Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore » dit Nietzche (cité dans Cifali &

Myftiu, 2006, p. 74).

Celui qui se sent faible va se mette en position de victime, de l’être qui va souffrir. « Quand tu es victime, tu te vois comme un objet par rapport aux autres et non pas comme un sujet qui construit une réalité avec eux, ainsi utilises-tu le mode de la violence. Quand tu te vois comme victime, tu es la conséquence de ce que les autres font de toi » (Cifali & Myftiu, 2006, p. 65). Être prêt à tout pour se sentir vivre, même mal. « Un souffre-douleur se fabrique, c’est

encore être en relation avec les autres », plutôt subir le rejet que de ne pas exister aux yeux des autres, nous dit Mireille Cifali à la page 65. Nous sommes en droit de nous demander si le fait d’ignorer l’autre, de nier son existence, n’est pas encore une violence plus dure à vivre que d’être malmené par ses camarades ?