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Stéréotypage des représentations ou conceptions stéréotypantes ?

Présentation de la première partie

2. La situation de plurilinguisme en Algérie

4.3. Le plurilinguisme individuel et social

4.3.3. Esquisse du poids des représentations dans le discours épilinguistique algérien

4.3.3.1. Stéréotypage des représentations ou conceptions stéréotypantes ?

Il en est de même du contexte algérien où, de surcroît, « la langue n’est plus perçue

comme moyen de communication remplissant, entre autres choses, une fonction sociale déterminée. Elle est devenue un critère d’appartenance idéologique »183

, en raison

notamment du traitement dont elle fait l‟objet au niveau étatique et de la forte connotation idéologique que ce traitement produit. C‟est ainsi qu‟être arabisant, francisant ou berbérisant ne signifie pas seulement pour un individu de maîtriser une langue, s‟en servir comme outil de travail et/ou de communication et être imprégné de la culture qu‟elle véhicule, mais c‟est aussi mettre en avant une vision du monde où prévalent des idées et/ou des prises de position politiques et des affichages d‟appartenances identitaires qui, souvent, s‟opposent.

181

Branca-Rosoff S., op.cit in Boyer H., 1996, op.cit, p.79.

182

Achard P., 1998, La sociologie du langage, « Que sais-je? », Paris, PUF, p.51.

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C‟est ainsi que « le jugement sur la langue atteint une autre cible, le locuteur »184

et parfois c‟est l‟inverse qui se produit dans la mesure où on attribue aux langues des qualificatifs anthropomorphiques comme « rude, grossière, belle »185, ….etc. Ces derniers reflètent en réalité les rapports que les groupes sociaux entretiennent entre eux et les sentiments de sympathie ou d‟antipathie qui caractérisent leurs relations186

; et comme en Algérie les langues sont sujettes à nombre de paradoxes ainsi que nous le verrons pour ce qui est du décalage existant entre les usages et les statuts les concernant, les attitudes à leurs égards ne peuvent être que mitigées ainsi que le montre le nombre important d‟enquêtes sociolinguistiques où les questions d‟opinion ont révélé ces contrastes.

Le cas du français atteste peut être mieux que celui de toute autre langue de cette question des paradoxes. Longtemps associé à l‟idée de colonisation et au contentieux historique entre l‟Algérie et la France, le français est aujourd‟hui différemment apprécié, selon les milieux socioculturels dont sont issus ceux qui procèdent à son évaluation, notamment. Son usage peut être considéré comme prestigieux. Je reproduis, ici, une partie d‟une enquête menée par Fatima-Zohra Mekkaoui187

qui a interrogé des étudiants en leur posant la question: « Que représente pour vous la langue française? ». Elle dégage par la suite, et ce, en fonction des réponses obtenues, trois niveaux d‟analyse. « Le premier niveau

exprime la valorisation sociale. En s’exprimant dans cette langue on donne de soi l’image de quelqu’un de cultivé »188

. Concernant la deuxième « être moderne c’est s’apparenter à

l’Occident et à la société de consommation dont rêvent nos jeunes »189

. Quant au troisième et dernier niveau, il « fait référence à la science et à la culture (…). La réussite de bon nombre

d’Algériens en France conforte nos jeunes dans la justesse de l’image positive qu’ils ont du français »190. Les résultats de cette enquête dénotent une certaine neutralité dans la représentation du français qui se manifeste en dépit des tensions idéologiques qui pèsent sur la question en raison notamment des malaises sociaux que vivent les jeunes algériens.

184

Calvet L-J., 1993, La sociolinguistique, Paris, PUF, p.43.

185

En Algérie, ces désignations opposent l‟arabe et les langues berbères, et les parlers ruraux ou bédouins et urbains ou citadins.

186

Cichon P et Kremnitz G., « Les situations de plurilinguisme » in, Boyer H., 1996, op.cit, p.131.

187

Mekkaoui F-Z., « Les stratégies discursives des étudiants et l‟utilisation du français » in, Insaniyat : Langues et société, op.cit, p.185. 188 Idem. 189 Ibid. 190 Ibid.

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De nombreuses enquêtes mettent en évidence cet aspect des représentations à savoir l‟aspect pragmatique lié à l‟apprentissage d‟une telle langue. Dalila Temim en est arrivée, elle aussi, à la conclusion que « l’accès à la langue française est signe de promotion sociale et

d’ouverture à la modernité (…) le français est considéré comme une source d’enrichissement, d’épanouissement et véhicule des valeurs où beauté et prestige prédominent. Cette langue va en faveur de la valorisation de ceux qui la parlent »191. L‟accent est mis également sur l‟aspect esthétique de la langue et sur sa dimension culturelle.

Je note cependant qu‟il se pourrait qu‟il y ait des résistances quant à l‟apprentissage du français au niveau du cycle de l‟enseignement primaire, ainsi que je l‟ai constaté sur le terrain192. En effet, dans les contenus de l‟enseignement de l‟Histoire par exemple où on met l‟accent sur la guerre de révolution nationale, l‟on parle souvent de « La France » et de « l‟ennemi français » sans un recul pédagogique qui consisterait à situer les évènements dans le temps et dans les esprits des apprenants, d‟où les possibles amalgames, « l‟ennemi » étant d‟après Le Robert « une personne qui est hostile et qui cherche à nuire (à qqn) »193

. Cette désignation à tonalité passionnelle, toujours employée sans recadrage spatio-temporel194, n‟est pas sans participer des représentations négatives que les apprenants développent par rapport à cette langue.

Le point sur les tentatives d‟évangélisation de l‟Algérie coloniale est également évoqué dans le cadre de ces cours. Le chrétien ou tout autre croyant non-musulman y est dit « mécréant ». Le français se présente ainsi comme la langue du mécréant qui s‟opposerait à « la langue sacrée du Coran », à celle du « croyant »195, lequel est valorisé et positivé par rapport au « mécréant »196. Là aussi, les dénominations relèvent d‟un vocabulaire qui me semble a-pédagogique, dans la mesure où elles peuvent être à l‟origine de confusions dans la perception des réels, et de résistances à l‟appropriation des savoirs dispensés en classe de français, car perçus comme une menace d‟acculturation.

191

Temim D., 2007, « Nomination et représentations des langues en Algérie », in Chériguen F., Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine, Paris, L‟Harmattan, p.p. 26-30.

192

Constat relevé lors de ma modeste expérience de cinq ans dans le cycle de l‟enseignement primaire.

193

Le Robert pour tous. 1994, op.cit, p.391.

194

En dépit des dates présentées dans les livres scolaires d‟Histoire, il me semble important que cet enseignement s‟accompagne, pour de jeunes apprenants, d‟un recadrage par rapport au contexte colonial de l‟époque.

195

On entend par croyant bien sûr, le croyant musulman.

196

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Cette opposition binaire des langues n‟est pas sans conséquence sur les représentations socio-langagières des locuteurs de différentes langues en Algérie. Il en est ainsi de l‟arabe algérien dans son rapport à l‟arabe institutionnel. D‟ailleurs « au Maghreb, le discours épi

linguistique s’inscrit dans un processus se focalisant sur l’opposition langue Vs dialecte »197. Cette focalisation était entretenue dans l‟objectif de parer à la menace qu‟auraient constituées les langues berbères pour l‟arabe institutionnel et par voie de conséquence pour l‟unité de la nation, car le mouvement berbère, à ses débuts198, avait aussi revendiqué la reconnaissance de l‟arabe algérien au même titre que celle de « tamazight ».

Cette opposition s‟explique par le fait que la promotion de la langue arabe « s’est

accompagnée d’une attitude hostile aux parlers arabes et berbères »199

et a conduit ses artisans à enserrer ces langues dans des fonctions à caractère non officiel et non institutionnel, afin qu‟elles ne bénéficient d‟aucune forme de légitimité à même de permettre de lui conférer un statut.

Cette attitude envers les langues premières, comme je l‟ai déjà souligné, se répercute sur les imaginaires des locuteurs. Elle apparaît notamment dans le discours métalinguistique qu‟ils développent à propos de leurs langues. Nombreux sont les chercheurs qui ont relevé ces attitudes hostiles à l‟égard des langues premières. J‟en cite Foued Laroussi, Khaoula Taleb-Ibrahimi, Foudil Chériguen…etc. Ce dernier note « l’absence de revendication qui émanerait

de ses locuteurs »200 . Contrairement à ce qu‟avait été le cas à partir des années 1980 pour ce qui concerne les langues berbères et notamment le kabyle. Concernant le chaoui par exemple, l‟attitude paraît plus ambivalente dans la mesure où on en revendique l‟usage dans les médias, mais on demeure réticent quant à son enseignement ainsi que l‟atteste une enquête menée en milieu chaouiophone: « beaucoup de nos informateurs pensent…qu’il serait impensable de

l’enseigner à l’école, qu’elle est vulgaire et trop simple.»201

. Une attitude qui contraste avec l‟usage courant qu‟en font ces mêmes locuteurs au quotidien. Les rares études sur le cas du chaoui ne me permettent pas cependant de généraliser cette remarque à l‟ensemble ou à la majorité de ses locuteurs.

197

Laroussi F., 2002, op.cit, p.134.

198

« La mouvance culturelle amazighe revendique les variétés de tamazight et l’arabe algérien (cette dernière expression qui est d’elle a disparu de son discours aujourd’hui) comme langues nationales)» Dourari A., 2003, op.cit, p.11. 199 Grandguillaume G., 2004, op.cit, p.93. 200 Chériguen F., 2008, op.cit, p.106. 201

Gaouaou M., 2002, « Représentations et normes sociolinguistiques partagées au sein de la communauté des professeurs de français du secondaire dans la wilaya de Batna » in, Insaniyat: Langues et société, op.cit, p.163.

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Ce n‟est toutefois pas le cas dans toutes les régions berbérophones et arabophones où vivent des familles ayant le berbère pour langue première. Dans les régions berbérophones, comme nous venons de le voir, la revendication n‟est pas la même sur l‟ensemble du territoire national. Elle est plus marquée en Kabylie qu‟en pays chaoui et elle l‟est encore moins dans la région du Mzab par exemple où la question linguistique ne se pose pas avec acuité. La principale revendication identitaire, quoique posée timidement, étant d‟ordre religieux. Elle concerne l‟institutionnalisation du rite ibadite.

Dans les régions arabophones, la langue la plus largement usitée est l‟arabe algérien. Les sujets berbérophones n‟utilisent les langues berbères qu‟entre eux et c‟est généralement dans l‟intimité des foyers que la communication s‟établit dans ces langues premières. Pratiquer en public une langue berbère, le kabyle notamment relevait pour certains locuteurs, en contexte arabophone, de l‟affirmation d‟une identité longtemps refoulée par le pouvoir en place. Pour certains arabophones, ceci est perçu comme une provocation car s‟agissant d‟une cause diabolisée par les politiques. Cette irascibilité des rapports s‟est exacerbée suite aux événements du printemps noir comme en attestent certains heurts ayant eu lieu dans la ville d‟Oran par exemple où dans les transports en commun, il est arrivé qu‟on ait enjoint à un berbérophone de s‟exprimer plutôt en arabe qu‟en kabyle, tout cela dans un cadre empreint de violence verbale, il s‟en est fallu de peu pour qu‟elle ne dégénère en violence physique.

Mais, passés ces évènements, lesquels ont connu un dénouement avec l‟institutionnalisation de « tamazight », le fait de s‟exprimer dans les langues berbères n‟est plus perçu de manière aussi négative. Ajoutons à cela, outre les anciens déplacements de familles issues des régions berbérophones, l‟installation d‟un nombre important de commerçants berbérophones dans des villes arabophones, notamment dans celles de l‟Ouest pour des raisons socio-économiques. La langue utilisée le plus souvent entre employés dans ces commerces est le kabyle. La décision politique liée à la prise en charge étatique de « tamazight » explique en grande partie ce revirement des attitudes négatives envers les langues berbères. Ainsi, aujourd‟hui, parler sa langue première pour un berbérophone en milieu arabophone ne s‟apparente plus nécessairement à une volonté d‟affirmation identitaire, ou à un vouloir paraître, mais à un comportement qui relève de plus en plus de l‟ordinaire.

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D‟après les enquêtes sus citées et bien d‟autres travaux sur la question, l‟arabe algérien est considéré comme un mélange de langues souffrant d‟impureté, il est de surcroît perçu comme étant une variété de l‟arabe « classique » qui a été altérée par les différents emprunts à d‟autres langues. Ces apports auraient contribué à sa dégradation, un processus dénommé par Abderrahmane Ibn Khaldoun « Fassad allugha »202 ou la dégradation de la langue. Entendons par là, la dégradation de l‟arabe classique, celui du texte coranique. Sa dépréciation provient essentiellement de là, il est dit « bâtard, vulgaire, peu châtié, mélangé, faible, contaminé

(notamment par le français), frustré, incapable de tout exprimer incorrecte parce que non conforme aux règles de la langue(…) agrammatical »203

. C‟est cette subordination à l‟arabe

institutionnel qui est à l‟origine de ces stéréotypes et de ces arguments qui ne sont en réalité que le résultat204 de la minoration dont fait l‟objet cette langue.

La même attitude a été signalée qui caractérise le discours des Tunisiens comme le soulève Foued Laroussi « lorsqu’on les invite à s’exprimer sur cette question, ils considèrent

rarement leur idiome maternel comme une langue à part entière. Dire que l’on parle «chakchouka», c’est signaler(…) une dépréciation de soi déstabilisante »205

. Le caractère

préjudiciable de telles représentations a été également souligné par les spécialistes du domaine et autres206.

Selon une enquête207 menée auprès d‟un groupe d‟étudiants portant sur la désignation de l‟arabe algérien, Chafia-Yamina Benmayouf est arrivée presque au résultat selon lequel

« les sentiments nourris à l’égard de l’arabe dialectal sont représentés par les formulations suivantes: langue des arrivistes/idiots (1), parler de la tchatche (1), langue de conversation gratuite (1), langue de dispute(1), langue des «Beni Halla (3) »208. C‟est dire les attributs négatifs qui lui sont assignés par ses propres locuteurs et les représentations dépréciatives

202

Ferrando I., 2002, op.cit, p.189.

203

Taleb-Ibrahimi Kh., 1995, op.cit, p.87.

204

« L’absence de l’arabe maternel des situations formelles résulte du processus de minoration linguistique et historique; l’ériger en motivation pour le disqualifier et lui dénier la désignation «langue», serait justifier la minoration par ses propres effets », in, Laroussi F., 2002, op.cit, p.143.

205

Idem., p.135.

206

« Nous voudrions insister sur l’incidence de ces représentations et images contradictoires sur le comportement de l’individu, aux conflits qu’il peut vivre et qui répercuteront au niveau sociétal pouvant être à la source de nombreux problèmes psychologiques et quand bien même ce ne serait pas le cas, elles semblent bien être sur des facteurs explicatifs de la discrépance, du hiatus, entre le discours des locuteurs «ce qu’ils disent » « et leurs pratiques langagières effectives »» Taleb-Ibrahimi Kh., 1995, op.cit. p.89.

207

Benmayouf Ch-Y., 2007, « Le nom de l‟arabe dans l‟Algérie contemporaine » in, Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine, Paris, L‟Harmattan.

208

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qu‟ils en ont. Je note également qu‟il s‟agit d‟étudiants qui sont censés avoir suivi des cours de linguistique et de sociolinguistique. J‟y traiterai plus bas.

La question qui se pose ici est de savoir si les représentations sont, ainsi qu‟on les présente, toutes tranchées. La saisie du stéréotype ne souffre-t-elle pas, elle-même, d‟un certain stéréotypage ? Une façon d‟aborder et de saisir les faits de langue qui tend à légitimer la discrépance pratiques vs représentations. Cette conclusion209 à une thèse210 de Khaoula Taleb-Ibrahimi à une enquête menée dans un cadre spatio-temporel déterminé, auprès d‟un échantillon précis, s‟est vue érigée en modèle que beaucoup de travaux sur le contexte algérien tentent de valider, en ne tenant que très peu compte de l‟évolution et de l‟hétérogénéité du/des contexte(s) et des représentations des différents échantillons. Un recensement exhaustif de ces travaux n‟est pas possible ici211

. Je pose à ce stade une hypothèse, qui peut être vérifiée dans des travaux à venir, que la saisie des données épilinguistiques souffrirait, par moments, d‟un stéréotypage dont pourrait être à l‟origine un applicationnisme chevronné de modèles théoriques pouvant figer la dynamique des réalités linguistiques. Il en découle un stéréotypage des données, la recherche s‟apparenterait de fait à une reproduction de résultats déjà obtenus. Le rôle du chercheur se réduirait à évaluer une théorie préconçue212 .

J‟ai choisi d‟exposer cet exemple pour montrer que la question de la dépréciation se pose toujours faute de ne pas avoir été résolue par les théoriciens et les sociolinguistes. J‟y reviendrai dans la partie se rapportant à la dénomination où l‟on se posera la question de l‟enseignement de la sociolinguistique aussi au sein des universités algériennes, auprès des futurs acteurs de l‟école algérienne, lesquels seraient amenés à reproduire ces opinions dévalorisantes, d‟autant plus qu‟ils font office de gardiens de la norme institutionnelle. Mais qu‟est-ce que la norme? Et en quels termes l‟évoquer en contexte algérien?