• Aucun résultat trouvé

Présentation de la première partie

2. La situation de plurilinguisme en Algérie

4.3. Le plurilinguisme individuel et social

4.3.1. Des effets du bilinguisme sur le plan individuel

En ce qui concerne le plurilinguisme envisagé dans ses aspects sociaux et individuels, de nombreux travaux ont démontré la diversité linguistique de la réalité algérienne où les locuteurs utilisent différentes stratégies communicatives impliquant des choix linguistiques liés aux diverses situations de communication auxquelles le sujet se voit confronté.

Selon Dourari Abderrezak : « il est bien rare de trouver un Algérien monolingue

stricto sensu »139. Je prends, pour illustrer ce propos, l‟exemple de Mouloud Mammeri, celui d‟un locuteur berbérophone devant, pour les besoins de la communication, employer diverses langues : « un Algérien moyen qui travaille à Alger, un berbérophone, par exemple. La

matinée, quand il se lève, chez lui il parle berbère. Quand il sort se rendre à son travail, il est

136

Miliani M., 2002, « Le français dans les écrits des lycéens: langue étrangère ou sabir? » in, Revue insaniyat n° 17-18, op.cit, p.94. 137 Idem, p.81. 138 Ibid. 139

75

dans la rue et dans la rue, la langue la plus communément employée c’est l’arabe algérien. Il devra donc connaître ou posséder au moins en partie ce deuxième instrument d’expression. Quand il arrive à son travail, la langue officielle étant l’arabe classique, il est tout à fait possible qu’il y ait des pièces qu’ils lui arrivent dans cette langue et qu’il va devoir lire. Il lui faudra donc posséder peu ou prou l’usage et l’utilisation de cette langue. Une fois passé ce stade officiel, le travail réel se fait, en général, encore actuellement en français »140.

Je me suis appuyée sur l‟exemple fourni par Mouloud Mammeri afin de mieux expliquer la complexité de la situation, celle où le sujet se voit amené à utiliser quatre langues en fonction des contextes où il se trouve impliqué. Cet usage alterné des langues ne se fait néanmoins toujours pas de manière distincte et contrôlée, on le trouve pratiqué également par les sujets parlant sous forme de bilinguisme. C‟est le cas le plus fréquent du plurilinguisme. L‟alternance des langues dans ce cas peut être soit d‟ordre interphrastique, soit d‟ordre intraphrastique, relevant respectivement du code switching et du code-mixing. Cet emploi alterné sous ses deux formes se retrouve également dans les textes publicitaires que j‟ai recueillis.

En contexte polyglossique comme celui de l‟Algérie, caractérisé par une domination linguistique, le bilinguisme ne peut se présenter que comme dominant. Ce dernier s‟applique à une situation « dans laquelle le statut des langues utilisées dans une communauté est

hiérarchisé et où le pouvoir est mobilisé en faveur de l’une d’elles dite dominante, au détriment des autres dites dominées »141. Un tel bilinguisme étatique ne peut sur le plan individuel que s‟accompagner d‟un bilinguisme soustractif « qui ne permet pas le plein

développement des capacités de l’individu »142. Il s‟agit d‟un individu évoluant en contexte scolaire et social où les deux à la fois, donc les répercussions sont solidaires car se manifestant chez un futur citoyen scolarisé.

Pour ce qui est du niveau scolaire, ainsi que l‟ont constaté de nombreux chercheurs, les apprenants au sortir du lycée ne maîtrisent aucune des langues scolaires enseignées143

140

Mammeri M., 1985, « L‟expérience vécue et l‟expression littéraire en Algérie » in, Culture vécue, culture du peuple, Dérives, N°49, Montréal, p.153.

141

Dubois J., Giacomo M., Guespin L., Marcellesi Ch., Marcellesi J-B., et Mével., 1994, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, p.158.

142

Idem, p.439.

143 Grandguillaume G., 2004, « Les langues au Maghreb: des corps en peine de voix » in, Esprit immobilisme au Maghreb. Octobre, p.96.

76

pourtant à un âge précoce. L‟arabe institutionnel est la langue de la scolarisation première144. Elle est enseignée comme une langue première à laquelle d‟ailleurs elle se substitue. C‟est justement au moment où l‟enfant commence à maîtriser sa langue maternelle que s‟opère la substitution par immersion avec toute la violence symbolique, psychoaffective et cognitive que cette entreprise engendre comme préjudices. Les linguistes ont montré « qu’il est

essentiel, pour une acquisition correcte de la deuxième langue dans un contexte d’immersion, que l’enfant possède comme cela commence à être le cas vers six ou sept ans, une bonne compétence dans sa langue maternelle »145 . À bien lire la note qui figure en bas de page, nous pouvons déduire que l‟éducation préparatoire qui n‟est toutefois pas obligatoire doit se faire également en arabe institutionnel. L‟âge ici est plus précoce, il s‟agira d‟enfants âgés en moyenne entre trois et cinq ans.

À l‟école, l‟enfant est non seulement contraint de s‟adapter à la substitution linguistique imposée, mais il lui sera de surcroît interdit de recourir à l‟usage de ses langues premières qui y seront stigmatisées par les acteurs de cette école146. Certains chercheurs ont analysé de près les retombées d‟une telle situation. Chérifa Ghettas note à ce propos « la

classe qui est le lieu du dialogue et de la communication devient le lieu de la censure. Ce climat étouffant caractérisé par les interdits et les sanctions, hostile à la langue familière de l’enfant va creuser davantage le fossé entre le parler de l’enfant et la langue de l’école »147

. Ce climat de stigmatisation linguistique concerne aussi bien les langues premières que les autres langues comme le français qui peut être considéré comme la langue du « colonisateur » ou celle de « l‟ennemi » voire même du « mécréant ». Ce terme étant employé en sciences islamiques pour désigner le non-musulman, autant de stéréotypes qui sont susceptibles de constituer des points de résistance à l‟enseignement de la langue.

Je dénombre ici à grands traits quelques uns des préjudices que provoque cette attitude hostile à l‟égard des langues. Sur le plan psychanalytique on évoque des dystonies

144

D‟après la Loi portant orientation de l‟éducation « l’enseignement est dispensé en langue arabe à tous les niveaux d’éducation, aussi bien dans les établissements publics que dans les établissements privés d’éducation et d’enseignement», in

http://www.cladz.org/fr/documents/projet_de_loi_d_orientation_sur_l_education_nationale.doc. (Consulté le 12/04/2009).

145

Hagège C., 1996, L’enfant aux deux langues, Paris, Odile Jacob, p.21.

146

Benrabah Mohamed précise dans ce sens qu‟« on lui affirme qu’il s’agit de sa langue et on le culpabilise de ne parler qu’un «charabia» qui n’a rien d’une langue. Comment espérer qu’un enfant puisse aimer une langue artificielle qu’on lui inculque par la force, si le maître s’applique à dévaloriser et lui faire haïr les idiomes de son propre répertoire verbal », 1999, op.cit p,152.

147

Ghettas Chérifa cité par Grandguillaume G., 1997, in « L‟oralité comme dévalorisation linguistique », publié dans Peuples méditerranéens, langue et stigmatisation sociale au Maghreb, n° 79, p.11.

77

socioculturelles, des hystérèses148, c'est-à-dire des confusions identitaires ainsi que des attitudes déréistiques qui consistent en une perte de contact avec le réel. C‟est ce qui s‟apparente, sur le plan sociolinguistique, à une schizoglossie qui se traduit par des sentiments de culpabilité liés à l‟usage d‟une langue considérée comme fautive. Une haine de soi qui se manifeste dans le discours épilinguistique des sujets concernés et à une insécurité linguistique. L‟apprenant pâtit de cette situation dans la mesure où il intériorise les rapports conflictuels véhiculés par les représentations des acteurs de l‟école qui se traduisent in situ par la stigmatisation des langues premières et par ricochet le sujet qui les porte, ce qui ne va pas sans perturber sa scolarisation eu égard à la gravité des préjudices qu‟elle engendre.