Chapitre 1 : La fabrique narrative du Grenelle
3. L’énonciation de deux lignes
3.2. Le spectre du moratoire toujours présent et la construction d’un récit normatif
La seconde phase du Grenelle dite de la « consultation des publics » a été lancée à
l’issue des groupes de travail lors d’une conférence de presse très médiatisée le
27 septembre 2007. Elle prévoyait notamment pour les 3 et 4 octobre deux débats sans
vote à l’Assemblée Nationale et au Sénat suite à une déclaration du gouvernement. Les
débats qui ont eu lieu lors de cette phase constituent des éléments d’analyse importants
afin de afin de comprendre l’émergence des lignes narrative du Grenelle et les acteurs
qu’elles regroupent, d’autant plus que de nouveaux acteurs par rapport à la première
phase du Grenelle intervenaient dans ce cadre, comme les parlementaires. Ces
discussions semblent d’autant plus intéressantes à étudier qu’une certaine animosité
était décelable chez les parlementaires à ce moment-là, alors que certains d’entre eux
estimaient avoir été tenus à l’écart du processus
232.
Cette sous-partie commence par revenir sur les débats qui ont eu lieu dans les
deux Assemblées et sur ceux qui ont eu lieu dans le cadre des travaux parlementaires
relatifs au Grenelle. Elle montre notamment que la perspective d’un moratoire a
constitué un sujet de discussion.
Pour commencer, il est à noter que l’avenir du développement autoroutier n’a pas
vraiment été présent dans les discours de Jean-Louis Borloo devant les membres de
l’Assemblée Nationale et du Sénat. Alors que le Grenelle n’en était que dans une phase
de concertation, un certain nombre « d’axes majeurs » ont été évoqués à cette occasion
par le Ministre d’Etat et sur la base des travaux des différents groupes. Parmi ceux-là, un
certain nombre d’éléments sont venus alimenter l’idée d’une « refondation de notre
politique des transports »
233:
232 On retrouve ce sentiment dans des entretiens que nous avons menés ainsi que dans des articles de presse, comme par exemple : NI, Grenelle environnement : députés inquiets sur leur rôle et le financement, Agence France Presse, le 3 octobre 2007 ; Huet, S., Borloo se veut rassurant sur la fiscalité écologique, Le Figaro, le 4 octobre 2007.
233 Termes employés à la fois à l’Assemblée Nationale et au Sénat : Assemblée Nationale, Journal officiel de la République Française. Session ordinaire de 2007-2008. Compte rendu intégral. 2e séance du mercredi 3 octobre 2007, Paris: Assemblée Nationale, Journaux Officiels, 3 octobre 2007 ; Sénat, Journal officiel de la République Française. Session ordinaire de 2007-2008. Compte rendu intégral. Séance du jeudi 4 octobre 2007, Paris: Sénat, Journaux Officiels, 4 octobre 2007.
« Qui se satisfait […] de files de camions roulant au pas sur des autoroutes
congestionnées, alors même que nos voies ferrées voient passer de moins en
moins de marchandises sur des trains dédiés au fret ? »
« Tout le monde a envie de voir moins de camions au pas sur les routes »
234.
Le discours du Ministre a parlé de la route, mais pour poser des éléments de contexte
qu’il s’agissait de changer. Les autoroutes, associées à la congestion et au trafic
poids-lourds, étaient non seulement assimilés à d’importants contributeurs au changement
climatique, mais aussi à une partie du problème à résoudre.
La question des transports et de la planification des infrastructures a également
été abordée, le développement des infrastructures de transport alternatives à la
route faisant partie des solutions affichées :
« Il ne s’agit pas seulement de programmer de nouvelles infrastructures, il
s’agit, au contraire, de faciliter la mobilité des personnes et des
marchandises par des modes de transport faiblement émetteurs : le rail –
fret et voyageurs –, la voie fluviale, le transport maritime et les transports en
commun. »
Il faudra […] une nouvelle façon de programmer nos infrastructures. »
« La révision de nos critères de programmation des infrastructures ne
signifie pas l’interruption de l’effort d’équipement de notre pays. »
235Dans ces extraits, le report vers des modes de transports alternatifs à la route et à
l’aérien, est présenté comme l’un des objectifs du Grenelle et pour mettre en œuvre cet
objectif, l’un des enjeux présents dans le discours du Ministre était le développement
des infrastructures de transport. A ce titre, l’idée de construire « une nouvelle façon de
programmer » les infrastructures venaient faire écho aux travaux du groupe de travail
n°1, dont nous avons évoqué dans la partie précédente la proposition de la création d’un
nouveau schéma des infrastructures de transport. Enfin, le dernier extrait vient ajouter
que cette nouvelle façon d’évaluer les projets ne devait pas « interrompre »
l’équipement, et en d’autres termes, les investissements dans les infrastructures de
transport.
234 Assemblée Nationale, 3 octobre 2007, op. cit.
Le discours de Jean-Louis Borloo devant les deux assemblées est donc resté très
proches des premières conclusions du groupe de travail du Grenelle sur le changement
climatique dans sa façon d’évoquer le développement des infrastructures de transport,
en mettant l’accent sur les alternatives à la route, et sans évoquer explicitement la
question du développement autoroutier.
Nous pouvons cependant noter l’ambivalence du dernier extrait, alors qu’au
même moment, la question d’un moratoire autoroutier était évoquée dans la presse et
restait largement défendue par un certain nombre d’acteurs présents dans les
discussions du Grenelle. D’autant plus que dans le même temps, une place importante
était toujours occupée dans les discussions par le sujet de la perspective d’un moratoire
autoroutier. L’un des témoins est l’intervention d’Yves Cochet, député Vert, lors du
débat du 3 octobre à l’Assemblée Nationale, où il demandait au Ministre d’Etat s’il était
« prêt à décréter un moratoire sur la construction des autoroutes »
236. Nous pouvons
citer également une audition du Directeur Général des Routes par la Délégation de
l'Assemblée Nationale à l'aménagement et au développement durable du territoire,
réalisée dans le cadre d’un suivi des travaux du Grenelle le 9 octobre 2007 et qui visait à
recueillir le « regard » que le Directeur Général des Routes « portait » sur les
propositions faites dans le cadre des groupes de travail du Grenelle :
« Le président Christian Jacob a indiqué que le débat qui s’était instauré
autour de la perspective d’un moratoire avait inquiété nombre de ses
collègues. Même si tout le monde est conscient des limites de la route, des
investissements restent nécessaires. La direction des routes considère-t-elle
ce moratoire comme envisageable et économiquement possible ?
M. Patrice Parisé a objecté que la théorie économique ne permettait pas de
répondre à cette question. […] »
M. Patrice Parisé […]. Le ministre n’a jamais confirmé ce moratoire. Il n’est
pas question de mener une politique malthusienne et de ne plus rien faire du
tout. Le transport routier représente une part importante du transport en
France et il faut éviter de pénaliser notre économie. »
236 Ibid. p. 2585
« M. Patrice Parisé […]. Néanmoins, il n’a jamais été dans le propos du
Gouvernement, en particulier du ministre d’État, de dire qu’on ne
construirait plus de routes, qu’on arrêterait tout et qu’on ferait un
moratoire.
Il faut adopter une attitude raisonnable et équilibrée. Reste à savoir
comment s’y prendre. »
237Dans cet extrait, le président de la délégation évoque une « inquiétude » pour décrire la
position d’un certain nombre de députés vis-à-vis de la perspective d’un moratoire sur
les autoroutes. Comme l’illustrent les différentes citations choisies, le chef de
l’administration des routes a répondu à plusieurs reprises que ce moratoire n’avait été
mentionné ni par le Ministre d’Etat, ni par le Gouvernement. Il a également mentionné
que, de son point de vue, il n’y avait pas de justification de nature « économique », ce qui
renverrait un choix comme celui d’un moratoire à des critères d’une nature autre que
technique. Le moratoire autoroutier avait donc de l’importance dans les débats et
suscitait même un certain embarras.
237 Délégation À L’aménagement Et Au Développement Durable Du Territoire De L' Assemblée Nationale, Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Parisé, directeur général des routes au ministère de l’écologie, du développement et de l’aménagement durables: Assemblée Nationale, 9 octobre 2007.