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Chapitre 1 : La fabrique narrative du Grenelle

2. Les groupes de travail

2.1. Les acteurs et les règles

Abordé dans le cadre du groupe de travail n°1 « Lutter contre les changements

climatiques et maîtriser l’énergie »

189

, le thème « transports et déplacements » a

constitué l’un des trois « ateliers » du groupe. Les transports y ont été associés – comme

tout au long du processus Grenelle – à un secteur émetteur hautement émetteur de gaz à

effet de serre. Ils ont ainsi souvent été désignés comme particulièrement visés par les

mesures du Grenelle, et surtout les transports routiers.

Alors même que les autoroutes pouvaient constituer un point d’achoppement

possible, la phase des groupes de travail a finalement été présentée comme un exemple

de concertation réussie entre des acteurs qui n’avaient pourtant pas l’habitude de

travailler ensemble. Différentes acteurs ont avancé des raisons à cette réussite, parmi

lesquelles, le rôle particulier que « l'État »

190

a occupé, ainsi que le « bon esprit »

191

dans

lequel se sont déroulées les discussions. Il s'agit là de deux éléments qui permettent de

comprendre le fonctionnement de ce groupe de travail et la façon dont a été abordée la

question des autoroutes dans ce cadre.

Au sujet du rôle de l'État, il est à noter que, comme pour les autres acteurs, les

représentants de l'État étaient regroupés au sein de l’un des cinq collèges représentés.

Pour le groupe de travail n°1, cela représente cinq acteurs sur soixante, ce qui est une

proportion assez classique

192

par rapport aux autres groupes du Grenelle. Parmi les

représentants, un seul évoluait dans le secteur des transports, en tant que président de

section Conseil Général des Ponts et Chaussées. Des fonctionnaires étaient en outre

présents à des fonctions de rapporteur et le rapporteur adjoint, parmi lesquels un

membre du Conseil d’Analyse Stratégique en charge de questions de transports. Les

fonctions de président et vice-président étaient quant à elles dévolues à des

personnalités extérieures, comme le climatologue et membre du GIEC Jean Jouzel.

189 Le Grenelle Environnement, 6 juillet 2007, op. cit.

190 Entretien avec un responsable "transport" à France Nature Environnement, fait à Lyon, le 18 novembre 2009.

191 Entretien avec un responsable de section au CGPC, le 15 novembre 2007, op. cit.

Cette place particulière de l'État au sein du groupe de travail n'est cependant pas

mobilisée en soit pour expliquer la « petite révolution démocratique »

193

du Grenelle.

C’est même plutôt le contraire, la présence de fonctionnaires à des postes-clés de

rapporteur ou rapporteur adjoint étant parfois évoquées pour étayer l'idée d'une

certaine mainmise de l'État sur les discussions

194

. Quant à savoir ce sur quoi les acteurs

s’appuyaient pour étayer l’idée du bon fonctionnement de ce groupe de travail,

différents entretiens menés auprès d'acteurs ayant participé au groupe renvoyaient

plutôt à la posture surprenante des acteurs de l’Etat pendant les discussions :

« L'État avait 2 rôles dans ces ateliers : il avait le rôle d'organisateur et il

avait le rôle de point de référence, non pas de ce qu'il fallait penser, mais de

ce qui existait. Ça nous a un petit peu surpris : l'État n'intervenait pas en

nous donnant ses positions. […] Comme nous étions toujours habitués à ce

que l'État donne une position, quitte à ce qu'on fasse un peu de

rentre-dedans, on se retournait vers les gens qui représentaient l'État qui nous

disait : mais nous on a rien dire. »

195

De manière assez inhabituelle pour l'acteur interrogé ici, représentant d’une O.N.G. dans

le cadre du Grenelle, il apparaît que les acteurs de l'État se cantonnaient un rôle de

facilitateur des discussions, sans être porteur de solutions et sans avoir non plus pour

rôle de trancher les débats.

En ce qui concerne la seconde idée, à savoir le fait que les discussions du groupe

se sont déroulées dans un « bon esprit », nous avons retrouvé dans des entretiens et des

articles de presse qui ont décrit le déroulement de ce groupe de travail, à la fois des

références à l'ambiance constructive des réunions, mais aussi au fait que les acteurs ont

tous bien respecté les « règles ». Plus que l'ambiance de ce groupe de travail, c'est bien

cette idée de règle qui semble particulièrement intéressante d'explorer ici.

193 Pourquery, D., Grenelle oblige, Libération, le 28 septembre 2007.

194 Boy, 2010, op. cit.

195 Entretien avec un responsable "transport" à France Nature Environnement, le 18 novembre 2009, op. cit.

On peut citer au sujet de la notion de « règle » les travaux de Philippe Lamothe et

notamment un article de 2006

196

de la Revue Française de Science Politique. Il y

présente l’idée que les discussions inhérentes à un processus de changement – dans le

cas qu’il présente la réforme de la retraite de 2003 – sont régies par un certain nombre

de règles dépendantes des lieux de discussion et des arguments mobilisés par les

acteurs. Il nomme « espace de discussion » l’ensemble des arguments et des règles de

ces discussions.

En suivant cette idée, on peut mettre en lumière à partir de plusieurs extraits

d’entretiens que l’espace de discussion du groupe de travail n°1 du Grenelle était régi

par deux règles. La première est relative aux objectifs du groupe :

« On parlait de transports dans le cadre des émissions de CO2. »

197

« […] Alors, premier élément et je crois que c'était un point important et qui

était très bien animé par le ministère qui était de nous recadrer en nous

donnant, et ça c'était valable pour les autres groupes aussi, quels étaient les

objectifs généraux que chaque groupe devait avoir en tête. Le groupe

« climat », ce n’est pas compliqué. […] Dès le début c'était « réduction des gaz

à effet de serre. » »

198

Dans ces deux extraits réalisés auprès d’un acteur du collège Etat et d’un acteur du

collège O.N.G., il est possible de voir que l’atelier sur les transports au sein du groupe

n°1 « Lutter contre les changements climatiques et maîtriser l’énergie » avait pour objet

la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il s’agissait là du problème que les

mesures proposées par les acteurs devaient résoudre. Un objectif chiffré était donné –

moins 20% à l’horizon 2020 – et il n’était visiblement pas contesté. Au regard de ces

extraits, ce cadre apparaît comme une première règle des discussions du groupe. Le

travail de recadrage du travail des groupes autour de ces objectifs illustre quant à lui le

rôle d’animateur des acteurs de l’Etat qui a déjà été évoqué.

La seconde règle est relative au déroulement des discussions :

196 Lamothe, P., Comprendre le changement comme un processus de discussion. L'exemple de la reforme des retraites 2003, Revue française de science politique, vol. 56 (n° 4), 2006, pp. 593-618.

197 Entretien avec un responsable de section au CGPC, le 15 novembre 2007, op. cit.

198 Entretien avec un responsable "transport" à France Nature Environnement, le 18 novembre 2009, op. cit.

« Donc les règles du jeu, c'était de dire : vous partez avec un nombre

d'objectifs, vous devez vous mettre d'accord sur des propositions

consensuelles. Je résume : ce n'est pas la peine de commencer à vous battre

entre vous sur des solutions si vous savez qui en a un qui est pour et les

autres totalement contre. La mission nous a été donnée de trouver […] des

positions que l'on savait pouvoir défendre très rapidement en commun. »

199

« Mais en tout cas dans le groupe climat, on n’était pas toujours d’accord, on

a même eu quelques oppositions assez vives… […] finalement, je crois qu’on

peut dire, vous le voyez en lisant le rapport, que la plupart des mesures

qu’on a ou préconisé ou au contraire qu’on a cité, certaines avec plus de

force que d’autres, font l’objet d’un consensus. Et s’il n’y a pas consensus,

c’est marqué. Et ce sont des oppositions je dirais relativement isolée si j’ose

dire. »

200

Dans le premier extrait d’entretien, la démarche de travail adopté par les acteurs

compte le « consensus » comme l'un des mots d'ordre. Les propositions émanant du

groupe de travail apparaissent comme le fruit d'un travail collectif que les acteurs à

« défendre en commun ». Le second extrait constitue quant à lui un avis a posteriori sur

le fonctionnement du groupe. Il montre que, malgré « quelques » oppositions –

l’entretien nous révélant qu’elles portaient essentiellement sur l’éco-redevance poids

lourds, et non sur la question des infrastructures de transport – le groupe a formulé un

ensemble de propositions qualifiées de consensuelles, celle ne faisant pas l’objet d’un

consensus – comme le moratoire sur les autoroutes – étant seulement consignées dans

le rapport comme proposition non consensuelle. Les règles de l’espace de discussion

devaient donc conduire à la production d’un rapport se voulant à la fois porteur d’un

discours commun, tout en affichant certaines disparités entre les acteurs au sein du

groupe.

Cette règle de partage et portage en commun des propositions, et de

non-discussion sur les sujets les plus polémiques, a joué sur les arguments mobilisés

pendant les discussions et en particulier sur le sujet du moratoire autoroutier :

199 Ibid.

« Interviewé : Elles [les O.N.G.] ont plutôt, pour les extrémistes, deux d’entre

elles, dit : « moratoire ». Et pour les autres… Je dirais qu’elles n’ont pas…

qu’elles ne sont pas rentrées dans ce jeu là […].

F.C. : Et comment ça s’est passé avec ces associations qui ont proposé un

moratoire pour les autoroutes ?

Interviewé : Ca s’est bien passé. On a dit : on écrit ce que vous demandez, ça

ne fait pas consensus au sein du groupe… on passe à la question suivante. Si

vous voulez et… elles n’ont pas insisté. […] Il n’y avait pas consensus sur le

fait de dire : on ne fait plus du tout de routes et d’autoroutes… c’est pas

raisonnable. Et donc, elles n’ont pas insisté là-dessus, à ce stade, au sein du

groupe. »

201

« Quelque part… Nous, on avait p… À l'époque, nous même ça nous semblait

une demande tellement carrée de dire « on ne veut plus d'autoroutes » que

l'on ne l'avait formulée. »

202

La question du moratoire sur les autoroutes s’avère avoir été évacuée rapidement lors

des discussions du groupe en raison de ces règles du jeu et notamment du fait que les

propositions devaient faire l’objet d’un large consensus. Il apparaît de plus selon le

second protagoniste cité ici que les acteurs « se connaissaient » et « connaissaient

pratiquement tous les positions des uns et des autres », ce qui leur avait permis

d’aboutir rapidement à des positions « imparfaites mais consensuelles » qu’ils pouvaient

pratiquement tous accepter. En étant jugé « pas raisonnable » par certains acteurs, dont

le premier cité ci-dessus, le moratoire a été noté dans le rapport du groupe comme une

proposition non consensuelle qui n’a donc pas été défendue. Au regard du second

extrait, on peut également comprendre comment les règles de discussions du groupe

ont conduit à évacuer la question du moratoire, cet abandon pouvant être compris

comme une forme d’« autocensure » de la part des acteurs des O.N.G. n’allant pas

jusqu’à formuler cette proposition.

Finalement, au regard des règles que nous venons d'évoquer, la rhétorique du

succès du Grenelle, fondée sur le consensus qu’il a obtenu s’avère être moins

surprenante. Le consensus autour des propositions à formuler dans le cadre du groupe

201 Ibid.

202 Entretien avec un responsable "transport" à France Nature Environnement, le 18 novembre 2009, op. cit.

de travail n°1 sur les transports faisait en effet partie des règles de l’espace de

discussion, règles incarnées par les acteurs de l’Etat jouant un rôle d’«animation ». Notre

étonnement face à la « réussite » affichée du Grenelle se décale ainsi vers l’acceptation

de ces règles par les acteurs, et non plus vers le caractère consensuel affiché des

propositions du groupe.

On remarque également que ces règles permettent de comprendre que le

moratoire autoroutier n’a pas constitué une proposition du groupe de travail.