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La spatialité dans « Enfance »

Chapitre II : Les espaces binaires ou l’aventure intérieure

2- La spatialité dans « Enfance »

Il est tentant d’aborder une étude de la spatialité dans « Enfance ». Cette œuvre autobiographique dévoile ici « la terra incognita »1 de l’enfance et indique que l’auteur

envisageait le manque d’espace propre comme élément essentiel du texte.

En effet, l’auteur se présente à travers le livre comme quelqu’un qui n’est nulle part à sa place. Ce sentiment de ne jamais se trouver chez soi se traduit sur deux niveaux à la fois, celui du vécu et celui du symbolique. D’une part, l’enfant est partagée entre deux mondes : celui de sa mère qui apparaît profondément liée à son pays, la Russie. La maison de son oncle où l’enfant passe l’été, est décrite comme typique de la Russie tsariste : « les maisons de la vieille Russie. » (Enf, p. 32) « Les domestiques sont comme il se doit gentiment familiers et dévoués [...] Rien ne manque [...] même la vieille " Niania " douce et molle dans son châle et ses jupes amples. » (Ibid., p. 33).

Le monde qui entoure la mère paraît immuable, et rien ne semble pouvoir modifier son comportement. L’histoire, les événements sont remarquablement absents du contexte maternel. L’enfant voit là un monde mythique ou le monde des contes, comme l’indique la description des palais de glaces :

De l’autre côté de la Néva gelée, entre les palais aux colonnes blanches, aux façades peintes de délicates couleurs, il y avait une maison faite toute entière avec de l’eau que la force du froid avait fait prendre : la maison de glace. Elle surgissait pour mon interminable enchantement d’un petit livre[…] (Ibid., p. 77) .

Dans le monde de la mère, tout est enveloppé dans un halo de blancheur, le souvenir est pris dans une espèce de glace, qui maintient autour de l’histoire mondiale, comme de l’histoire privée, une aura légendaire.

Par contre, le père a une autre perception du monde, c’est chez lui , à Paris, que sont tenus les propos historiques du livre. Le père de Natacha a dû quitter la Russie sous la pression du pouvoir tsariste : « C’est pour empêcher que mon oncle ne soit livré à "l’Okhrana"2, un nom terrifiant que j’ai appris ici, que mon père a dû quitter pour toujours la Russie. » (Ibid., p. 154).

1– CHAMBART de Lauwe, M. J. « Un monde autre, l’enfance. » Payot, 1971. Expression signalée par Monique Gosselin dans « Enfance de N. Sarraute ». Gallimard, Folio, 1996, p. 13.

Ces traits historiques vont placer l’enfant dans une atmosphère beaucoup plus réaliste que celle dans laquelle elle vit chez sa mère. Là, le monde existe, et a parfois des répercussions très importantes sur la vie de l’enfant.

Le contraste entre ces deux mondes joue un rôle dans l’éducation de Natacha. Lorsqu’elle est mise dans le monde de la mère, l’enfant n’évolue pas et semble tourner en rond. C’est ce qu’indiquent les « idées » qui s’emparent d’elle, et l’entraînent vers «ce qui, en se développant, risquait de devenir une véritable folie […] » (Enf, p. 101). Repliée dans une vie coupée du monde, sans relation avec l’extérieur, l’enfant adopte une attitude de retrait : « Quand je me tiens renfrognée dans un coin […] » (Ibid., p. 100).

A l’inverse, dans le monde du père, l’enfant évolue. A l’instar de son père, qui a des contacts avec l’extérieur, se bat pour monter une fabrique, fait face aux difficultés politiques et matérielles, l’enfant apprend à affronter ses démons, et à s’aventurer peu à peu à l’extérieur.

Les "paysages" décrivant les trajets vers l’école sont sans doute le symbole de l’épanouissement de l’enfant. L’école qui est le lieu de rencontre et en même temps lieu d’apprentissage des savoirs historiques.

2.1- La maison natale ou les lieux symboliques :

En sondant le texte, on constate que diverses sortes d’espaces y figurent. D’une part des espaces réels ou vécus, d’autre part des lieux symboliques ou imaginés aident la narratrice à se situer dans son propre espace. Mais il s’avère qu’aucun de ces espaces n’est l’espace juste, car le texte pose en même temps un certain nombre d’espaces contrastés qui finissent par rendre équivoque la perspective de la narratrice. C’est un texte autobiographique dans lequel l’auteur revisite le terrain de son enfance, mais le regard qu’elle porte sur son enfance est un regard double. Une narratrice dédoublée : deux voix qui se donnent la réplique ; la première lance les évocations lointaines, toujours tentée de céder à la séduction des souvenirs d’enfance, et à la moindre complaisance qui lui semble suspecte, la seconde voix intervient pour rappeler à l’ordre la première, lui demandant plus de précision et moins d’exagération.

Cette perspective à la fois distante et proche rend impossible la tâche de délimiter avec netteté l’espace occupé par l’enfant. Sur un plan purement géographique, les noms de lieux ne manquent pas. Ces lieux jouent un rôle plus subtil dans l’enchaînement des séquences. Certains d’entre eux sont décrits aussi minutieusement parce qu’ils fournissent des sensations profondes. Chez N.Sarraute, l’espace d’autrefois s’étend non seulement au fur et à mesure d’un enchaînement de « petites scènes », mais à partir de noyaux dont la représentation constitue l’essentiel de la mise en scène. Ces noyaux relèvent tous de la sphère du domestique. Le noyau le plus concret de l’espace antérieur, c’est la maison natale, la maison d’enfance. Ainsi, le texte comporte l’évocation de cette maison inséparable du premier souvenir, celle de nombreuses figures de bonnes ou domestiques qui ont accompagné cette enfance.

La manière dont la narratrice met en scène la merveilleuse maison d’Ivanovo, faite pour le bonheur, digne d’un conte de fée, donne à penser que là se situe le vrai premier souvenir. C’est une image surgie dans une lumière de rêve : « comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans traces de pas ni de roues. » (Enf, p. 41). Rien ne semble pouvoir contenir le désir évident de la première instance narrative de décrire à plusieurs reprises cette image de la maison natale. La narratrice se rappelle du salon au «parquet luisant», puis revient à cette lumière douce et ouatée qui semble caractériser cette maison «de conte de Noël », précise-t-elle. (Ibid., p. 42).

La description n’est pas sans évoquer, en effet, le scintillement des cartes de vœux : « Dans les fenêtres, entre les doubles vitres, est étalée une couche de ouate blanche saupoudrée de paillettes d’argent.» (Ibid., p. 42).

Le premier souvenir n’est donc pas un événement mais un lieu de rêve originel, une maison tout en bois dentelé, vrai refuge comme dans les contes. Tout converge pour faire de cette maison un lumineux asile mythique. L’intérieur au parquet luisant où de grands baquets contiennent des plantes vertes se mue en jardin d’hiver. Tout y connote la profondeur moelleuse d’un monde douillet : les tapis, les divans, les fauteuils : « aucune maison au monde ne m’a jamais paru plus belle que cette maison. » (Ibid., p. 42).

Maison mythique des origines ? Sans doute. Il s’agit d’une construction ou peut-être d’une reconstruction imaginaire à partir de contes russes ou encore des vues de Saint-Pétersbourg dont se souvient la narratrice.

Les descriptions de la ville « Saint-Pétersbourg » où Natacha vécut avec sa mère ne sont pas sans ressemblance avec ces images d’Ivanovo : « On dirait que ce qui s’étend ici derrière les doubles vitres, c’est de vastes espaces glacés […] » (Ibid., p. 69). La description qu’elle donne de " la maison de glace "1 (Ibid., p. 103), ressemble à celle de la

maison natale. Elle aussi " blottie " telle un refuge, « au creux des scintillements de l’hiver russe.» (Ibid., p. 77). La référence à la couche de glace et non à la ouate nous met en présence d’un monde de la stérilité froide, peut-être plus liée à la mère avec laquelle Natacha vécut à Pétersbourg, et loin de la chaleureuse douceur d’Ivanovo. Une autre image vient s’ajouter à la maison russe : il s’agit des évocations de Saint-Pétersbourg par la merveilleuse " babouchka ", mère de Véra. (Ibid., p. 230).

On voit ainsi se constituer une mythologie personnelle où se mêlent indirectement souvenirs réels, lectures et rêveries. Du côté de la mère, on trouve aussi la vaste maison familiale de l’oncle Gricha, avec « des glaces partout…., de chaises couvertes de housses blanches.» (Ibid., p. 32).

Tout semble aspiré dans l’ambiance maternelle : la vieille " niania ", la Tante Aniouta elle-même apparaît comme une figure maternelle, auréolée par ses cheveux « aux boucles argentées, son teint rose et ses yeux bleus. » (Ibid., p. 34). La chambre de Tante Aniouta lui ressemble « très claire, bleue et blanche. » (Ibid., p. 36).

Nous retrouvons à Pétersbourg la brume d’argent et la neige, inséparables de la maison natale, « les grandes maisons de couleur claire, la grande pièce claire où maman et Kolia m’embrassent, et partout la glace « transparente et bleutée. » (Ibid., p. 69). C’est dans ce contexte qu’apparaît la féerique " maison de glace " reflétant la lumière et le blanc et qui voisinent avec des images de froid et de mort. Tout suggère ici une maison maternelle froide et brûlante et qui suggère indirectement l’image de la mère.

1– « La maison de glace » d’Ivan Lajetchnikiv est un roman historique qui évoque la dure époque de l’impératrice Anna Ivanova (1730-1740), de son favori Biron et des Allemands à la cour russe. Quelques descriptions permettent de confronter ce texte avec les images dont se souvient la narratrice d’Enfance. pp. 77 – 78 – 230.

2.2- L’espace du côté du père :

Tout le texte pourrait être relu à la lumière de cette bipolarité fondamentale, inscrite dans la perception de l’espace et la présentation de certains personnages. Du côté de la mère, on trouve presque constamment une certaine qualité de lumière et de couleurs gaies. Cette lumière neigeuse qui baigne magiquement les vastes espaces russes, accompagne la douleur de l’enfant lors du voyage vers la France : « à travers les plaines toutes blanches […] les isbas de bois, les troncs blancs des bouleaux, les sapins sous la neige […] » (Enf, p. 107).

Dès lors, tout semble changer de signe pour l’enfant, déjà séparée entre deux pays. L’arrivée à Paris constitue une chute dans la grisaille morne. La narratrice rappelle sa déconvenue nostalgique : « Il n’y a plus dehors de lumière argentée, ni quelque part plus loin de vastes espaces de glace, de neige scintillante [...] mais une lumière un peu sale, enfermée entre des rangées de petites maisons aux façades mornes […]» (Ibid., p. 113).

Du reste, dès l’arrivée, la première image est celle du « quai gris sombre », puis de la « grisaille jaunâtre, de l’immense voûte vitrée de la gare du Nord » (Ibid., p. 111).

La narratrice souligne elle-même l’étrangeté de ses perceptions d’alors, puisque dans rue Flatters, elle se sentait « enveloppée doucement dans la grisaille jaunâtre de ces maisons qui semblaient "vivantes" » (Ibid., p. 113). Toutes ces rues semblaient conduire au " lumineux " jardin du Luxembourg.

La narratrice oppose plus loin la « discrète, presque tendre bienveillance » (Ibid., p. 123) de la rue Flatters (c’est à dire le côté de la mère), aux petites rues à « l’aspect étriqué, mesquin » (Ibid., p. 123), des maisons dans les rues du Loing, du Lunain, Marguerin où Natacha vit avec son père. La narratrice livre ses impressions d’alors qui ont tant marqué la représentation des espaces urbains : « Il me semble qu’à l’abri des façades sans vie, derrière les fenêtres noires, au fond des petites cages sombres, des gens à peine vivants se déplacent prudemment, bougent à peine […] » (Ibid., p. 123).

A Paris, l’espace est presque constamment gris. La petite fille rêve sur la toponymie et elle entend le gris de la souris dans le nom du parc près duquel elle habite «Montsouris»

dont le seul nom lui «semblait laid», avoue-t-elle : « La tristesse imbibait ses vastes pelouses, encerclées de petits arceaux », précise-t-elle encore (Ibid., p. 113).

Le récit évoque par deux fois ces allées bordées d’arceaux qui, sans doute, donnent à l’enfant une impression d’encerclement et lui inspirent, à coup sûr, la nostalgie « par moments déchirante de vraies prairies » (Enf, p. 114).

La pension de famille de Meudon où ils vont en vacances n’est pas plus gaie, située dans « un vaste parc sans pelouses […], plantés de grands arbres sombres […] » (Ibid., p. 117). Aussi la morne rue, longue comme son nom " Ver-cin-gé-to-rix ", qui conduit justement à la clinique où naît Lili, « un petit être hideux, rouge, violet » (Ibid., p. 118). Et c’est bien pire, le " sinistre réduit "où l’on jette la petite fille, désormais privée de sa vaste chambre qui donnait sur la rue, et enfin, l’espace métaphorique créé par le même mot " malheur " que la bonne lui accole, mot qui semble tisser " des voiles noirs " autour de l’enfant.(Ibid., p. 121).

Le monde paraît en deuil avec ces tristes maisons et leurs fenêtres noires. En revanche, la promenade à Fontaine-bleau constitue une étonnante trouée de lumière, comme si l’enfant reprenait vie à travers les sensations éveillées par la vitalité de la nature, hors du monde citadin et parisien puisqu’elle se remémore « le soleil doux, l’odeur délicieuse, vivifiante de la mousse et les arbres aux feuilles jaunissantes.» (Ibid., p. 149).

On comprend que l’enfant se rejette du côté des mots et recrée dans sa première rédaction un espace baigné d’or et de lumière. Le récit rend sensible le caractère métonymique de cet espace, désaffecté par l’absence de la mère, comme si la vitalité même de Natacha vacillait alors, auprès d’une Véra toujours tendre et d’un père un peu en retrait, mélancolique. Même sa fabrique de produits chimiques à Vanves paraîtra triste, contrairement à celle de la Russie. Située à l’angle de deux rues mornes, « dans une maison de pierre, d’un gris sale. » (Ibid., p. 268).

Après le départ de sa mère, Natacha elle-même prend «un air accablé, morne et triste. » (Ibid., p. 258), comme si elle se mettait au diapason de ce monde. Et pourtant, si on scrute le texte de près, on est confronté à un renversement essentiel. Du côté de la mère, dans l’espace baigné de lumière chaude et dorée, Natacha est conduite au refoulement et à

l’angoisse, alors que dans l’austérité et la morosité qu’elle connaît du côté du père, elle trouve aussi une authenticité et une vraie tendresse.

2.3- L’école ou l’espace protégé :

L’évocation de l’école rentre parfaitement dans le cadre du récit d’enfance : la narratrice dessine le portrait d’une écolière sage, studieuse et talentueuse. Elle insiste alors sur la capacité de l’enfant à se plier au moule de scolarité, sur sa joie à appliquer des règles préétablies. Pour elle, l’école est un monde de transparence :

Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre monde […] (Enf, p. 168).

D’autres écoles sont évoquées dans le texte, comme l’école Brébant, l’école des Feuillantines ou l’école russe, mais l’école primaire française concentre toutes les louanges. Elle procure à l’enfant une sécurité délicieuse, rassurante, par un climat où l’accent est mis sur la dimension intellectuelle, non sur la seule affectivité. Lieu d’une «autre vie», toute " neuve ". Elle sécurise parce qu’elle obéit à des règles, des lois justes. La note mise par la maîtresse ne relève ni de l’arbitraire ni de la subjectivité, telle est du moins la conviction de Natacha : « Rien ne peut égaler la justesse de ce signe qu’elle va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il est l’équité. » (Ibid., p. 168). C’est par ces impressions que la petite fille se sentait protégée contre les « remuements obscurs », ces tropismes et ces malaises qui la menaçaient à la maison : « Pas traces ici de tout cela. Ici je suis en sécurité » (Ibid., p. 168).

L’école lui ouvre le monde des mots et l’intègre à tout un univers, une sorte de famille, celle des « élèves » qui « apprennent bien » et de celles qui massacrent leurs leçons, celle de Lucien Panhard, la petite française chez qui elle va jouer et celle de madame Bernard qui la prend chez elle pour étudier. L’école entière assume une fonction tutélaire et maternelle. « L’école me protège » note à deux reprises la narratrice (Ibid., pp. 160-61).

L’école de la République, par exemple, lui procure la sécurité et donne une armature à la petite fille exilée, en détresse, l’intègre à une « patrie », malgré ses origines de juive-russe : « Et à l’école même cette notion de russe ne semble pas exister, tous les

enfants d’où qu’ils fussent, étaient considérés comme de bons petits français. » (Ibid., p. 236).

Natacha n’y a souffert ni de racisme ni d’exclusion. Elle y est même la première et madame Bernard apparaît comme une véritable figure maternelle tandis que Mademoiselle de T revêt celle d’une initiatrice, puisqu’elle lui a fait « "explorer" un monde aux confins, tracé avec une grande précision, un monde solide, partout visible […] juste à ma mesure. » (Enf, p. 242).

L’école a apporté à la fille l’épanouissement et une certaine discipline, elle a fait d’elle une élève citoyenne dans la patrie des hommes libres. Elle est conçue pour accroître le sentiment de responsabilité, une véritable « autonomie » qui permette « de posséder, d’accomplir ce que moi-même je désire, ce qui me fait, à moi d’abord, un tel plaisir » précise Natacha. (Ibid., p. 168).

L’idéalisation de l’école inspire à l’enfant le désir de rester chez son père : « cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme […] » (Ibid., p. 173).

L’école place Natacha à la cime d’elle-même et développe une soif illimitée d’apprendre.

L’enfermement dans les « mots » :

Ainsi, N. Sarraute réveille son passé et parcourt les étapes des autres récits d’enfance, les vacances, les jeux, la maison natale, la rencontre de la mort avec l’étrange décès de l’oncle, et même celle du religieux grâce aux visites d’églises où l’a menée Adèle (la bonne de Véra). Mais souvent, elle fait surgir cette ombre légère qui vient ternir la joie d’alors : tout est gris, décoloré dans les décors qui accompagnent le père. Même quand elle allait au manège du Luxembourg, un souvenir heureux avec l’image du cochon rose, de la belle girafe blanche ; mais on y sent le désir éperdu de s’intégrer au groupe des autres qui savent attraper l’anneau. Hélas elle le désire trop, se crispe : « Tu as vu comme font les autres enfants […] Ils le font en s’amusant […] » (Enf, p. 59). Toujours la maudite comparaison, et déjà la différence, la séparation. Tachok n’appartient ni au monde des adultes ni à celui des enfants :

Oui je voudrais tant pouvoir comme eux, avec cette facilité, cette légèreté qu’ils ont, cette insouciance... Pourquoi est-ce que je ne peux pas ? Mais qu’est-ce que ça peut faire ? C’est vrai, quelle importance ?[…] Mais peut-être la prochaine fois […],si j’arrive à bien m’y prendre. » (Enf, p. 61).

On reconnaît l’angoisse de la petite fille séparée des autres enfants par le verdict de sa mère, celle de n’être pas une enfant comme les autres. Car ce qui rend Tachok différente des autres enfants, c’est son « usage de la parole », sa foi dans les mots et dans ceux de sa mère.

L’instance narrative, voulant rejoindre le monde des enfants qui méconnaissent les adultes, est amenée à faire apparaître ce qui était alors sinon sa différence, du moins celle que sa situation contraignait à ressentir, avec l’angoisse de n’être pas « un enfant comme les autres », de subir une fatalité :

Le mal était en moi. Le mal m’avait choisie parce qu’il trouvait en moi l’aliment dont il avait besoin. Il n’aurait jamais pu vivre dans un esprit sain et pur d’enfant comme celui que les autres enfants possèdent. (Enf, p. 100).

En particulier lorsqu’elle évoque des moments douloureux de son enfance. Ce qui se dégage du récit, c’est cette impression de singularité, de différence d’avec les autres