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Le territoire mental au carrefour des pensées intimes

Chapitre III : La dialectique de l’espace : ni dehors ni dedans

2- Le territoire mental au carrefour des pensées intimes

On définit ordinairement la conscience en recourant à la métaphore spatiale de l’intériorité. Elle est comme le lieu et le témoin de la vie intérieure. Tout le mystère est dans cet espace imaginaire où l’effervescence intérieure suscite l’activité de nos sens. Le procédé souterrain, les profondeurs merveilleuses, pleines de passé et d’ailleurs valent qu’on s’y arrête. Elles vont nous permettre de définir ces «moment-espaces».

L’espace immédiat, dense de sensations multiples, en occupe le centre de la conscience. Il faut que ces sensations soient pures et qu’elles soient effectivement projetées dans l’espace. Or, elles sont le plus souvent chargées d’impressions qui se transforment en notions et en pensées, ce qui montre bien qu’elles se déploient selon une force centripète, qu’elles ne se dispersent pas dans l’espace autour des personnages, mais s’enfoncent en eux pour réveiller la vie ensevelie. Ces impressions, avec toutes leurs images et pensées écloses autour des sensations, éclairent l’ombre de ces profondeurs. L’ici-maintenant devient l’ailleurs et l’autre temps, simplement parce que tout s’y passe hors de l’espace réel et du temps, dans un milieu tout autre : la conscience, l’âme, la sensibilité.

Ces romancières cherchent, par le recours à l’introspection, à cerner le devenir des êtres. Et l’écriture de l’intime s’emploie à surprendre des états d’âme ; des pensées captées au niveau obscur et confus de leur avènement où affleure une parole surgie d’un univers intérieur que ces auteurs ont réussi à faire entendre en chacun des monologues. Ce qui nous intéresse dans ces œuvres, c’est cette part d’inexprimé et d’incommunicable que l’écriture dissimule sous les mots ou par-delà leur agencement textuel. L’histoire n’est qu’un pré-texte, car à l’événement, se substitue l’avènement, c’est à dire la qualité de l’ineffable qui jaillit dans le feu discret d’une intensité intérieure. Cet univers imaginaire apparaît comme la scène où se joue le drame d’une intimité abandonnée à l’infinie délectation des pensées. La quête de ces auteurs est, en effet, celle d’un ordre caché, d’une réalité autre. Donc, il appartient à ces auteurs de pénétrer cet « inconnu de l’être » pour atteindre l’expression des

pensées les plus intimes. Cette idée croise d’une certaine manière les recherches de Henri Bergson, le grand penseur de la mémoire. Selon lui :

La vérité de l’individu ne repose sur aucune identité fixe, sa personnalité change constamment sous l’effet de multiples contradictions qui sont la dynamique même de son être : l’évolution en général n’est pas autre chose que ce passage de l’Un au Multiple, cet épanouissement progressif d’une identité qui mûrit en pluralité.1

En ce sens, il ajoute que : « l’intelligence n’est pas faite pour comprendre le successif, elle est dans l’impasse du rationnel, alors qu’en fait la personnalité évolue par-à-coups, par digression, par rayonnement et non linéairement. »2

Dans ces conditions, la philosophie bergsonienne enseigne que la personnalité résulte d’un monde de tension où l’homme, fragmenté et multiple, détermine souterrainement sa pensée par rapport à la puissance de l’intuition et la domination de l’instinct. La lutte contre la dissolution de l’être semble dépendre étroitement de cette « impasse du rationnel » ; c’est ce qui offre aux écrivains de nouvelles possibilités de représenter le discours de la pensée intime. On trouve cette technique surtout dans « Enfance » de N. Sarraute et dans « La femme sans sépulture » de A. Djebar. Lorsque le personnage écoute une phrase de son interlocuteur, le récit s’attache, par le jeu des anticipations et des retours en arrière, à reproduire les souvenirs, la souffrance et l’émotion. Et c’est ainsi que le personnage se fragmente en d’innombrables foyers de perception. Le recours à cette technique nous donne à voir l’éclatement des états de conscience, l’enregistrement confus des sensations, l’infinie digression des sentiments, ce qui paraît plus apte pour ces auteurs à saisir avec force et rapidité, les pensées les plus intimes, les plus spontanées, celles qui paraissent se former à l’insu de la conscience et qui semblent être antérieures au discours organisé.

Le monologue intérieur entend restituer le noyau intime de la pensée où se libère, sous l’action d’éléments extérieurs à l’intelligence, l’élan créateur de la pensée. C’est cet aspect, l’aventure de l’intime au cœur de la caverne cérébrale, que nous tenterons de découvrir dans les textes de notre corpus.

1– Citation signalée par D. MONCOND’HUY dans « La fiction de l’intime ». Atlande, 2001. p. 100. 2– Idem., p. 100.

2.1- L’intime ou le cœur des êtres :

L’exploration de l’intime est le terrain à partir duquel ces deux romancières vont mener leur quête, porteur, selon elles, d’une vision conservatrice et restrictive. Cette en-quête est menée au nom d’une valorisation de l’intime en tant que réserve de l’être et lieu de résistance.

La pensée non communiquée, le souvenir gardé pour soi, la sensation goûtée dans la solitude de la marche ou de la contemplation, la retraite songeuse dans un lieu précis, telles sont les composantes essentielles qui définissent la sphère de l’intime. Mais avant de passer à l’étude de la structure complexe de cette notion, essayons d’abord de la définir.

L’intime correspond étymologiquement à ce qui est le plus intérieur en soi, aux pensées les plus privées et aux désirs les plus secrets. Le mot se prête mal à une définition par un dénombrement de ses contenus. Il est difficile de déterminer a priori ce qui constitue pour tel ou tel individu cette part d’intériorité qui viendrait recouvrir le mot « intime ». On peut toutefois qualifier l’intime par les qualités de proximité, de familiarité, de discrétion.

Interroger l’intimité en littérature relève de cette science des degrés qui indiquerait une éventuelle progression historique ou personnelle vers une connaissance plus approfondie de soi-même. Dans notre étude, il s’agit de suivre la permanence d’une conscience à travers le flot des modifications sensorielles et intellectuelles qui assaillent narrateurs et personnages.

Ce qui fonde une écriture de l’intime, c’est donc cette vocation de réserve. Réserve éventuelle pour le sujet qui s’y adonne et possèderait une ressource où retremper son être. L’écriture de l’intime se définit essentiellement par sa condition de réserve, et que par extension l’intime peut être envisagé comme la part réservée du sujet parlant, pensant, percevant.

Renouer avec soi-même, éprouver sa propre présence dans un rapport intime, telle est la voie dans laquelle veulent s’engager les personnages de N. Sarraute et de A. Djebar en particulier. Cette disposition des protagonistes, qui les incline à la solitude, est en

parfaite adéquation avec la forme du monologue intérieur qui se présente à la fois comme le lieu et le moyen des retrouvailles avec soi-même.

Si on s’arrête aux personnages de A. Djebar, celle-ci utilise le principe du « procédé souterrain » qui consiste à découvrir les zones intérieures des personnages. Grâce à ce procédé, elle raconte le passé par épisodes. Et c’est cette manière de s’attacher à l’affleurement du passé qu’elle place le personnage dans un monde intime enfermant ce dernier dans une situation de dépendance. Ainsi par une succession de monologues intérieurs déclenchés par une sensation qui réveille le souvenir dans le passé d’une sensation semblable et avec elle des lieux, des êtres, des sentiments et des pensées qui s’y lient par la loi de l’association libre, nous découvrons leur vie ensevelie. Ils perdent alors leur enveloppe, leur surface, pour réintégrer leur identité profonde, qui est une « durée », une totalité dans laquelle les sentiments sont confus, fugitifs et infinis.1 Ces zones intérieures communiquent au plus intime, mettant en relief la communion profonde entre les protagonistes (l’exemple de Hania et de sa mère dans « La femme sans sépulture »), leur participation très semblable à l’expérience de la vie intérieure.

Pour reprendre l’analyse de B. Cannone : « L’être humain est avant tout une vie intérieure et un miroitement d’états successifs… »2

C’est ce que veulent saisir nos deux auteurs. Elles ne croient pas que la réalité est externe et solidifiée à l’extérieur des êtres, mais plutôt qu’elle est une relation entre le « je » et le monde. Et l’être n’est que le siège, le médium des sensations par lesquelles se laisse appréhender la réalité . Les personnages principaux, dans ces romans, ne sont qu’un nœud de relations, une entité dont la nature est de participer à tout ce qui les entoure. Il existe un « je » dont il est difficile de préciser la nature, ainsi que le monde qui est insaisissable. On ne peut ni les définir ni les décrire. La seule réalité accessible entre ces deux fantômes est la relation qui les unit, c’est à dire la vie intérieure, soit la sensation, le sentiment, la pensée, la volonté, le désir. Tous les moments de cette activité de la psyché

1– « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. » « On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. » H. BERGSON, « Essai sur les données immédiates de la conscience ». PUF, 1927, pp. 74 – 75.

ont un caractère essentiel : ils surgissent, s’altèrent, demeurent, se perdent, surgissent à nouveau sans que nous puissions les contrôler.

Dans « L’ère du soupçon », N. Sarraute dont les innovations concernent le personnage romanesque, s’explique :

Le personnage, aujourd’hui, n’est que l’ombre de lui-même. C’est à contre-cœur que le romancier lui accorde tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable : aspect physique, gestes, actions, sensations, sentiments courants, depuis longtemps étudiés et connus, qui contribuent à lui donner à si bon compte l’apparence de la vie et offrent une prise si commode au lecteur.1

Pour identifier les personnages, le lecteur (comme l’auteur) doit les reconnaître aussitôt par le dedans, il plonge en eux aussi loin que l’auteur et fait sienne sa vision. Il est d’un coup à l’intérieur, à une profondeur où rien ne subsiste de ces points de repère commodes à l’aide desquels il construit les personnages. Ces derniers sont remplacés par des voix anonymes et multiples, dont l’entrelacement de plus en plus complexe sert de seul support au discours psychologique. Et cette peinture psychologique ne privilégie plus les causes externes des perceptions et des émotions, mais leurs effets internes. Sa volonté de fixer les tropismes conduit N. Sarraute à rechercher une certaine densité des mots afin qu’ils gardent l’intensité de la sensation première.

Tout cela nous amène à dire que « le lecteur se trouve installé dès les premières lignes dans la pensée du personnage, et c’est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui nous apprend ce que fait le personnage et ce qui lui arrive. »2

On peut reconnaître dans cette description la définition du monologue intérieur.

Le monologue intérieur dans les textes que nous étudions commence in mediam mentem, c’est à dire en contact immédiat avec la conscience. Donc le lecteur est placé d’emblée dans l’intimité de la conscience du locuteur verbalisant en silence ses préoccupations immédiates.

Etant donné l’extrême importance de la forme romanesque – le monologue intérieur –, nous allons consacrer notre prochaine étude à la structure narrative des textes,

1– SARRAUTE, N. « L’ère du soupçon ». Gallimard, 1956, p. 74. 2– GENETTE, Gérard. « Figures III ». Seuil, 1972, p. 193.

une étude qui consistera à reconnaître une parole souterraine et à distinguer les différents types de discours (discours intérieur, discours indirect libre, monologue intérieur indirect, monologue narratif), dont sont formés précisément ces textes.

2.2- A l’écoute d’une voix souterraine :

Il est évident que l’intérêt de ces romans ne se trouve pas dans l’intrigue, elle-même minimale, mais plutôt dans l’évolution des personnages vus de l’intérieur. Ces personnages sont d’une certaine façon exemplaires dans leurs relations avec leurs espaces personnels. En ce sens, les romancières de notre corpus cherchent par le recours à l’introspection à cerner le devenir des êtres. Elles ont cette attention pénétrante grâce à laquelle elles saisissent l’essence des personnages, à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire. Cette écriture de l’intime s’emploie à surprendre des états d’âme, des pensées captées au niveau obscur et confus de leur avènement où apparaît une parole enfouie dans un univers intérieur : « la conscience ».

La nouveauté qu’a apporté le roman en monologue intérieur tient à ce : « qu’il a pour objet le flux ininterrompu des pensées qui traversent l’âme du personnage, au fur et à mesure qu’elles naissent»1. Le lecteur est bien installé dans la conscience du personnage et celle-ci est continûment assaillie par les visions, sensations et sentimentalités du héros. Ces pensées saisies à l’état naissant, se présenteraient dans leur mobilité et croiseraient les sensations et signaux émis par la réalité qui entourent le personnage. On voit qu’il s’agit bien de représenter au plus près le fonctionnement de la conscience. Edouard Dujardin dit à ce propos : « La reproduction véritable du film de conscience est quelque chose d’inimaginable.»2 Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : s’approcher de la reproduction de la

pensée en son jaillissement.

Ainsi, le roman devient roman de conscience et le monologue du personnage en question est bien le discours d’un homme qui ne s’entend pas le formuler, et c’est donc une voix silencieuse à laquelle nous, lecteurs, sommes invités à donner vie. La voix qui parle fait mine de ne parler pour personne. C’est un discours vécu et non écouté, parlé pour soi. Le discours intérieur prétend imiter une activité bien cachée. Ceci ne signifie pas que le

1– CANNONE, B. Op.cit., p. 38.

langage intérieur est purement imaginaire : les auteurs comme les lecteurs savent qu’il existe. La voix intérieure, en tant que telle, constitue une réalité psychologique et pas une invention littéraire. Ce phénomène est tout simplement une activité mentale que les psychologues appellent « langage intérieur » ou « parole intérieure ». Dans ce contexte, le psychologue français Victor Egger dit :

A tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée. Ce fait […] est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue […], à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous.1

Et parmi les traits spécifiques qui distinguent le monologue du dialogue et qu’on ne trouve que dans les discours adressés à soi-même : l’alternance entre les pronoms de la première personne et ceux de la deuxième personne, en référence au même sujet.2

Cette structure apparaît lorsqu’un monologue prend la forme d’un dialogue avec un interlocuteur intérieur. Il s’agit là de quelque vérité profondément enfouie et qui fait surface dans le discours intérieur. L’esprit du personnage est partagé entre une voix intérieure qui lui est habituelle, qui s’adresse à lui, et une autre voix, étrangère, la « voix de son âme » qui s’élève en lui et qu’il s’efforce en même temps d’écouter et de reproduire. C’est cette voix qui parle d’ailleurs, qui s’adresse au moi comme seconde personne. On trouve ce phénomène surtout chez les personnages de N. Sarraute, dans « Enfance » et dans « Le Planétarium ». Dans cette introspection, on a l’impression que le personnage se prête l’oreille à une voix silencieuse, à la voix de sa conscience, au déroulement de ses pensées.

Par ailleurs, renouer avec soi-même, éprouver sa propre présence dans un rapport intime, telle est la voie dans laquelle veulent s’engager les héroïnes de « Vaste est la prison » et de « La femme sans sépulture », ainsi que l’héroïne dans « Enfance ». Cette disposition du héros, qui l’incline à la solitude, est bien sûr en parfaite adéquation avec la forme du monologue intérieur qui se présente à la fois comme le lieu et le moyen des retrouvailles avec soi-même.

1– Citation signalée par COHN, D. dans « La transparence intérieure ». p. 97.

2– L’alternance des pronoms personnels : « tu » se réfère à la personne à qui l’on s’adresse, « je » à celle qui parle et vice-versa . BENVENISTE, Emile. « Problèmes de linguistique générale », « La nature des pronoms ». Gallimard, 1974, pp. 251-257.

La parole intérieure doit permettre, en effet, l’établissement de ce rapport privilégié avec soi. Et sous la surface brillante du silence du personnage, on entendra le timbre d’une voix repliée sur l’intériorité. L’intime sera goûté dans la solitude et le silence où pourrait se fonder la souveraineté d’un sujet complètement soustrait à la dépendance d’autrui. Ainsi, l’intime auquel tendent nos héros se caractérise par cette technique nommée « monologue intérieur ».

Les problèmes qui donnent lieu à cette thèse se posent donc d’eux-mêmes, dans la convergence de notre intérêt pour les formes narratives avec notre goût pour les romans dont les personnages aiment à se livrer à leur flux de pensées, à se mettre face à eux-mêmes.

Il nous faut alors, pour appliquer une analyse valable à la narration intérieure, nous tourner vers la théorie du récit, en essayant d’acquérir les notions théoriques de la technique du monologue. Comment faut-il définir la narration intérieure dont relèvent les textes de notre corpus ?