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En situation d’interaction orale en face-à-face, l’interlocuteur doit jouer son rôle en tenant compte des conditions particulières que crée le canal de l’oral.

À l’oral, les discours se « déroulent » d’abord dans la dimension temporelle19. Cette caractéristique a des répercussions à plusieurs niveaux. Premièrement, la production orale est irréversible. Elle se construit au fur et à mesure, le locuteur ne peut que partiellement contrôler les manifestations de cette construction en cours : il laisse apparaitre la genèse de sa production, la rendant par là-même production effective, exposée et définitive. La production orale porte ainsi en elle les marques de sa construction (Blanche-Benveniste 2000).

En même temps, le locuteur subit une double tension dans le processus de production : il doit à la fois s’assurer de la cohésion et de la cohérence de ses actes, de la direction vers laquelle il tend, du potentiel de sens que portent ses productions, et adapter ses propos à la compétence et aux capacités d’interprétation qu’il projette chez son interlocuteur (Parpette 2002). Le locuteur court après le temps pour construire une production verbale cohérente pas trop ennuyeuse, et il distend l’apport informationnel afin que son interlocuteur parvienne à le suivre20. L’adaptation ainsi effectuée par le locuteur facilite le travail d’interprétation de

19 L’autre dimension, spatiale, a un impact sur la projection de la voix, et dans les cas de télécommunication, sur la gestion des déictiques et de la gestuelle.

20 Parpette a effectué une étude sur ce sujet, confrontant une conférence sur la construction européenne avec le support écrit fourni par le conférencier : « La transmission orale implique également une expansion du discours destinée à diminuer la densité de l’information et éviter la surcharge cognitive pour l’auditeur. » (2002, p. 5 de la version en ligne). D’autres techniques permettent d’organiser l’information de afin d’en faciliter l’interprétation : dislocation, redondance, intonation, etc. Les nombreux travaux de l’équipe du G.A.R.S. à Aix-en-Provence, publiés dans la revue Recherches sur le français parlé, étudient ces spécificités.

1. L’objet de la recherche 25 l’interlocuteur, compensant partiellement les difficultés engendrées par le caractère éphémère

du produit. La dimension temporelle dans laquelle s’inscrit l’interaction verbale implique en effet à la fois que tout ce qui s’y produit est éphémère et définitif (tout ce qui est présent devient passé et le passé est immuable).

Ce caractère éphémère engendre également une grande dépendance vis-à-vis de la mémoire auditive (échoïque) : ce qui reste de l’acte verbal après son énonciation n’existe plus que dans la mémoire des participants, non seulement transformé lors de la perception mais aussi dans l’interprétation. La production orale peut s’imprimer de manière distribuée (cf. infra p. 114) dans l’espace cognitif du locuteur, de l’interlocuteur, dans l’espace cognitif qu’ils partagent, mais elle n’existe plus objectivement sur un support extérieur à eux. De plus, l’oral a d’abord été un canal de communication direct, en face-à-face, ce qui implique la coprésence des interactants dans un environnement commun disponible pour construire des références dans le discours. Les indices de contextualisation sont donc très nombreux à l’oral et nécessitent une attention renforcée, la mise en place d’un processus d’interprétation particulièrement efficace et rapide.

Une autre conséquence de la dimension temporelle de l’oral est la nécessaire linéarité de la production. L’interlocuteur n’a aucune prise sur l’ordre dans lequel il perçoit les sons (Parpette 2008). Cela a des conséquences à la fois sur la structure de la production par le locuteur (qui s’adapte à cet état de fait) et sur le processus d’interprétation par l’interlocuteur (qui profite de l’adaptation du locuteur et qui effectue une sélection par la pertinence – subjective). Cependant, la production orale étant en construction en présence de l’interlocuteur, celui-ci peut intervenir à tout moment pour guider le locuteur, pour demander, suggérer, revenir sur, etc. L’interlocuteur ne peut donc pas agir sur l’ordre de perception de ce qui se produit, mais il peut agir sur ce qui reste à venir.

Par ailleurs, les productions verbales orales prennent la forme d’un flux sonore. Cette matérialité ondulatoire peut être affectée par d’autres sons ou bruits de même nature (comme le représentait le schéma Shannon et Weaver, cf. supra p. 20), ce qui peut gêner l’interprétation en modifiant le signal ou en construisant des séquences lacunaires. D’autre part, le flux sonore présente une forme éventuellement ininterrompue dans un tour de parole.

Les découpages par le silence ne manifestent pas toujours un découpage sémantique :, la pause peut servir à homogénéiser ce qui précède et à mettre en relief ce qui suit (Morel et Danon-Boileau 1998), elle aurait un sens contrastif et non ponctuant, comme le laissent supposer les pratiques de lecture à voix haute ou les productions en laboratoire (Blanche-Benveniste 2000). Le découpage (parsing) s’effectue à l’aide d’autres indices (prosodiques notamment), hypothèses et déductions.

Pour conclure, la parole s’utilise dans un grand nombre de circonstances, imposant un large répertoire de registres (Labov 1972, Gadet 1989). Il est aujourd’hui difficile de dire que l’oral

26 I. Cadrage théorique et méthodologique de la recherche

est plutôt informel (les relations de hiérarchie courantes dans la vie imposent le recours à un oral formel, dans certains contextes professionnels en particulier) et que l’écrit est plutôt formel (le développement des écrits « spontanés » informatisés, aussi appelés « parlécrit » (Anis 1998), regonfle la part des écrits informels). Cependant, on peut penser que la pression sociale pour un oral prescriptivement irréprochable n’est pas aussi répandue ni aussi forte que pour l’écrit.

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La notion d’interlocuteur a beaucoup évolué depuis le milieu du siècle dernier : d’abord récepteur, il est devenu acteur d’un processus, agissant dans une situation donnée, et pour les participants d’interactions administratives, dans le cadre d’une activité particulière. Cet environnement et cette activité influencent les processus en œuvre dans l’interprétation. La section suivante aborde ces processus, qui caractérisent le premier rôle de l’interlocuteur/interprétant. La troisième section traite de l’intercompréhension, sur laquelle l’interprétant peut agir grâce au second rôle qu’il peut jouer en interaction.

1. L’objet de la recherche 27

1.2. L’interprétation

De notre point de vue, l’interlocuteur ne « comprend » pas, il interprète. Étymologiquement, comprendre, c’est « prendre avec soi », « faire sien », « s’approprier » ; ce terme implique un sens déjà là, contenu dans l’énoncé, que l’interlocuteur prendrait avec lui ; il correspond à une conception internaliste et immanente du sens et de l’énoncé. Étymologiquement, interpréter, c’est « prendre tel ou tel sens »21, soit choisir un sens parmi plusieurs ; ce terme est préférable parce qu’il correspond à une conception constructiviste du sens (cf. 3.1.1. p. 107) : il n’enferme pas l’interlocuteur dans une subordination au locuteur.

Cette section sera consacrée au premier rôle de l’interlocuteur/interprétant, l’interprétation.

Nous désignons par ce terme le processus par lequel l’interprétant aboutit à une hypothèse interprétative (un sens qu’il a sélectionné)22.

La posture constructiviste adoptée dans ce travail conduit à envisager le sens comme étant non pas communiqué par l’énoncé, mais communicable (1.2.1.). La communicabilité du sens permet aux interprétants de sélectionner un sens parmi les sens potentiels de l’objet de l’interprétation. L’interprétant peut procéder à une interprétation pour une multitude d’objets, résultant en des hypothèses interprétatives différentes (1.2.2.). L’interprétation est opérée selon des processus cognitifs complexes (1.2.3.), qui peuvent différer lorsqu’ils sont effectués dans une interaction en langue étrangère (1.2.4.). Par ailleurs, elle est affectée par plusieurs types de facteurs qui influencent la disposition de l’interprétant (1.2.5.). Enfin, l’interprétant évalue son hypothèse interprétative (1.2.6.) afin de réagir au mieux (1.3.).