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3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche

3.3. Unités et démarche d’analyse

3.3.1. La démarche d’analyse

Les analyses ont été conduites selon une démarche étique rétroactive. Une démarche étique est une démarche où le point de vue utilisé est celui de l’analyste177 : les participants n’ont pas été confrontés à leurs productions à postériori, les analyses ne s’appuient ni sur leurs jugements ni sur leurs opinions, seulement sur ce qui transparait de leurs productions, soit de notre interprétation de leurs productions. Cependant, la démarche est rétroactive : nous interprétons le sens qu’ils accordent à un acte et la valeur interactantielle qu’ils construisent en nous appuyant sur leurs réactions et non sur notre interprétation de l’acte dont il est question. C’est-à-dire que pour dégager le sens accordé par l’interprétant B à un acte produit par un producteur A (appelons cet acte 1A), nous observons :

− l’acte 1A,

− la réaction de B dans l’acte 2B duquel transparait son hypothèse interprétative,

− la réaction de A dans l’acte 3A duquel il laisse transparaitre son évaluation de l’hypothèse interprétative qu’il suppose que l’interprétant a produite, et enfin,

− la réaction de B dans l’acte 4B par lequel l’interprétant accepte ou rejette l’évaluation de A.

Nous opérons donc une étape de plus que l’unité d’analyse de l’intercompréhension proposée par Brassac, la dernière, qui permet de vérifier que l’interprétation par A de l’hypothèse interprétative de B est validée par B.

La démarche est « rétroactive » parce que l’interprétation des observables est opérée de l’après vers l’avant (de 4B vers 1A), c’est aussi pour cela qu’elle est étique. L’analyse de la gestion de l’intercompréhension est effectuée avec l’aide d’enregistrements complets et de transcriptions intégrales : nous avons accès au cotexte de droite, ce à quoi n’ont pas accès les interactants pendant l’interaction. La description de l’extrait suivant et de l’analyse qui en est faite illustrera ce processus rétroactif :

177 Cette notion est due à Pike (1954, 1955, 1960 [1967]), elle réfère au point de vue de l’analyste et s’oppose à

« émique » qui réfère au point de vue du participant.

3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche 131 [06] Exemple d’analyse étique rétroactive

Tiré du corpus Scolarité de FLE Agneska pdf p. 787 Actes 13-24.

Transaction de service : inscription à l’université.

01. Olivier alors (sil) vous payez comment 02. par carte La démarche décrite ici est celle suivie pour dégager la valeur interactantielle accordée aux actes signifiants 01 et 02 et l’hypothèse interprétative d’Agneska sur ces actes. Afin de faciliter le parallèle avec la description effectuée précédemment, les désignations des actes 1A, 2B, 3A, 4B sont reportées dans la deuxième colonne. Le résultat de l’analyse est reporté dans la troisième.

Olivier produit deux actes 1A et 1'A ; Agneska y réagit par l’Acte 2B duquel elle laisse transparaitre son hypothèse interprétative de 1A et 1'A ; Olivier réagit à la réaction par l’acte 3A puis il poursuit avec les actes 3'A et suivants jusqu’à produire l’acte 3''A, auquel Agneska réagit par l’acte 4B. L’absence de réaction d’Agneska après l’acte 3A et le fait qu’Olivier poursuit avec 3'A sans être interrompu constitue un premier indice qu’Agneska accepte l’évaluation d’Olivier qui transparait dans 3A. Ce premier indice est complété par un deuxième, la réaction positive d’Agneska dans l’acte 4B : dans cet acte, elle répond à l’acte 3''A, elle est donc à priori satisfaite du changement de sujet, et malgré le fait qu’elle a la parole, elle n’en profite pas pour manifester son insatisfaction : on peut en déduire qu’elle est probablement satisfaite de l’évaluation d’Olivier.

Nous revenons maintenant un cran en arrière dans l’interaction : Olivier enregistre la réaction par un « d’accord », ce qui suggère une évaluation positive de la réaction 2B et de l’hypothèse interprétative sous-jacente : on peut en déduire qu’il est satisfait de la réaction 2B et de l’hypothèse. Il a lui-même probablement interprété ses actes 1A et 1'A comme une demande d’information et une proposition de réponse puisqu’il s’appuie sur la réaction d’Agneska pour lui demander sa carte et procéder au paiement : il suppose probablement que l’hypothèse interprétative d’Agneska la satisfait (sinon, il aurait probablement produit une réaction de

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facilitation de l’interprétation) et qu’elle est compatible avec la sienne (que les actes 1A et 1'A sont une demande d’information et une proposition de réponse concernant le mode de paiement de l’inscription, entre autres).

En remontant encore, Agneska réagit aux actes 1A et 1'A en reprenant les mots de 1'A « par carte ». Dans les analyses, nous verrons que la reproduction d’une séquence lexicale suggère généralement plusieurs sens potentiels : acceptation d’une proposition, demande d’aide avec pointage sur l’élément problématique, apprentissage articulatoire, renforcement de l’intercompréhension, etc. (cf. l’exemple suivant). Il s’agit ici d’une acceptation de proposition qui tient lieu de réponse à la question en 1A parce que c’est le type de réaction dont Olivier a besoin pour poursuivre dans l’interaction (il se sert de l’information « par carte » pour procéder au paiement) et parce qu’il réagit en manifestant sa satisfaction : s’il n’avait pas obtenu l’information recherchée, il aurait interprété la réaction et aurait réagit en 3A autrement ; s’il avait jugé probables les autres sens évoqués ici pour la reproduction d’une séquence lexicale, il aurait réagi autrement.

La démarche d’analyse s’opère donc à rebours, de l’atteinte d’un accord à l’acte initial produit, ou dans le sens chronologique, en étudiant à chaque étape si ce qui transparait est une manifestation de satisfaction ou d’insatisfaction. La démarche s’opère également en observant ce qui est produit et ce qui est absent (absence de prise de parole, absence d’un type de réaction, etc.).

L’extrait suivant illustre un autre cas de reprise du discours de l’autre, mais l’interprétation est différente :

[07] Autre exemple d’analyse étique rétroactive

Tiré du corpus Scolarité de FLE Sakura pdf p. 806 Actes 92-112.

Transaction de service : inscription à l’université.

01. Olivier alors vous prenez pour un semestre ou une année 02. Sakura mh

03. Olivier vous prenez pour un semestre (sil) ou une année (articule)

3. Choix théoriques et méthodologiques de la recherche 133

14. un an

15. Olivier un an 16. Sakura oui

17. Olivier d’ac-

18. (tend les certificats de scolarité)

19. ça c’est pour vous

20. ce sont vos c- vos certificats de s- de scolarité

21. Sakura oui

8''B – réponse

9A – reproduction de la réponse (satisfaction manifestée)

10B – acceptation de la reproduction (satisfaction manifestée)

11A – enregistrement partiel (satisfaction manifestée) 11'A – change de sujet

12B – accepte le changement de sujet Olivier reproduit à plusieurs reprises sa propre production, en altérant l’articulation et le débit, puis il reformule ses propos, de « vous prenez pour un semestre ou une année » à « six mois ou un an » : il soumet un choix à Sakura, et tant que Sakura ne lui fait pas part de son choix, continue à reproduire ou à reformuler la même demande (il revient en arrière dans l’interaction) : on peut supposer qu’il déduit des réactions de Sakura qu’elle n’a pas construit une hypothèse interprétative satisfaisante. Ici, la reprise de ses propres dires sert à faciliter l’interprétation à l’autre.

Plus tard, Olivier reproduit les propos de Sakura (« un an » 9A). Cette reproduction suit l’acte 8''B « un an » de Sakura, et elle est suivie de l’acte « oui » de Sakura, puis par « d’ac- » par Olivier : « oui » et « d’ac- » manifestent la satisfaction des partenaires vis-à-vis de leur propre hypothèse interprétative et vis-à-vis de celle de l’autre sur l’acte 8''B. La reproduction du

« oui » par Olivier peut être interprétée de plusieurs manières non exclusives : il peut ainsi vérifier qu’il a bien entendu, vérifier que c’était bien le choix que Sakura souhaitait faire, demander une évaluation de son hypothèse interprétative à Sakura, enregistrer la réponse interprétée, etc. Il est difficile d’être plus précise quant au contenu de l’hypothèse interprétative de Sakura sur cet acte ; en revanche, il est manifeste qu’elle est satisfaite (d’abord parce qu’elle dit un « oui » qui est interprété comme une acceptation, comme un indice de satisfaction général, et comme une confirmation que le « un an » de l’acte 9A

reproduit correctement l’acte 8''B ; ensuite parce que lorsqu’Olivier change de sujet, elle ne l’interrompt pas ; enfin parce que lorsqu’elle reprend la parole, elle accepte le changement de sujet et ne saisit pas l’occasion pour manifester une insatisfaction).

Ce cheminement a été suivi dans la production des descriptions et des analyses, mais il n’a pas été retranscrit systématiquement dans le texte afin d’alléger la lecture. La formulation

« l’interprétant produit telle hypothèse interprétative sur l’Acte signifiant… » simplifie l’idée que « nous interprétons à travers la réaction de l’interprétant qu’il a produit une hypothèse interprétative contenant probablement l’idée… ou l’information… ou la croyance… sur l’Acte signifiant… ».

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